Bernardo Soares – «Que je redevienne enfant et le reste à jamais»[1]

Alberto Caeiro – «Cela exige une étude approfondie,
Un apprentissage du désapprendre»[2]

Paradise lost3

Il est bon de relire Le livre de l’intranquillité en rentrant de voyage (le lire avant risquerait de nous empêcher de partir). Cela nous rappelle ce que nous devions oublier pour partir :

« Si j’imagine, je vois. Que fais-je de plus en voyageant ? Seule mon extrême faiblesse de l’imagination peut justifier que l’on ait à se déplacer pour sentir.» (451)

De tous les apôtres du voyage immobile[3], Bernardo Soares, l’hétéronyme de Fernando Pessoa, sans doute est le plus grand. Il est celui en tout cas qui attaque avec le plus de force cette prétention que nous avons en voyageant d’être pleinement existant, quand voyager n’est au fond pour lui que le signe d’une carence d’existence.

« Qu’est-ce que voyager, et à quoi cela sert-il ? Tous les soleils couchants ; nul besoin d’aller les voir à Constantinople. Cette sensation de libération, qui naît des voyages ? Je peux l’éprouver en me rendant de Lisbonne à Benfica, et l’éprouver de manière plus intense qu’en allant de Lisbonne jusqu’en Chine, car si elle n’existe pas en moi-même, cette libération, pour moi, n’existera nulle part.» (138)

Ce qui nous manque en partant, il est vain d’espérer le posséder en rentrant. Aussi, plutôt que de partir le chercher à l’étranger, Bernardo Soares décide de voyager en lui-même pour le trouver (ou le re-trouver, car nous l’avons perdu), dans une quête incessante, un mouvement ininterrompu de lui-même vers lui-même – car lui-même comme un autre[4]. Telle est la nature de son intranquillité qui certes appartient aux catégories de l’angoisse et du désespoir, mais simplement parce que sa quête est solitaire, que les poteaux indicateurs y font défaut, que les agences de voyage n’y planifient aucun séjour…
Mais qu’est-ce au fond qui nous manque, et qui nous manque tant que nous ferons le tour du monde en vain pour l’obtenir ? La première note du journal de Bernardo Soares contient cette indication :

« La Décadence, c’est la perte totale de l’inconscience ; car l’inconscience est le fondement de la vie. S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait. » (1)

Soares rejoint ici le thème central du maître des hétéronymes, Alberto Caeiro, ce Gardeur de troupeaux (ses pensées) qui parvient par son ascèse spirituelle à conserver une vue sur le monde libérée du poids des conceptions humaines. Comment ne pas voir dans cet « heureux qui ne pense pas » de Bernardo Soares, une évocation du maître, Alberto Caeiro :

« Heureux donc celui qui ne pense pas, car il réalise par instinct, par destin organique, ce que nous devons tous réaliser en suivant quelque biais et quelque destin, inorganique ou social. Heureux celui qui ressemble le plus aux bêtes, parce qu’il est alors, sans effort, ce que nous sommes tous par un labeur imposé ; parce qu’il connaît le chemin de sa maison, que nous autres ne trouvons qu’en empruntant pour le retour des sentiers imaginaires ; et parce que, profondément enraciné, comme un arbre, il fait partie du paysage et par conséquent de la beauté, alors que nous ne sommes que des mythes du passage, des figurants, des fantoches vivants, de l’inutile et de l’oubli. » (405)

Les deux hétéronymes partageraient donc le même idéal. À cet égard, la supériorité de Caeiro résiderait simplement dans le fait de l’avoir atteint hic et nunc, quand Soares n’en serait encore qu’aux douleurs de l’enfantement, travaillé qu’il est au creuset de l’intranquillité, cette mue douloureuse, cette lutte pour la conquête d’un état qui lui échappe encore. Cet état, Bernardo Soares l’assimile à l’enfance :

« Que je redevienne enfant et le reste à jamais, sans m’attacher à la valeur que les hommes donnent aux choses, ni aux liens qu’ils établissent entre elles. (…) L’enfant n’accorde pas plus de valeur à l’or qu’au verre. Et, en réalité, l’or vaut-il advantage ? – L’enfant, obscurément, trouve absurdes les passions, les colères et les peurs qu’il voit comme sculptées dans les actions des adultes. Et ne sont-elles pas aussi absurdes que vaines, toutes sans exception, nos craintes, nos haines et nos amours ?
Ô divine et absurde intuition de l’enfance ! Vision-vérité des choses, alors que nous revêtons de conventions dans notre vision la plus nue, et que nous les embrumons d’idées subjectives, dans notre regard le plus direct ! » (Grands textes)

Être adulte : être condamné à l’immobilité du fait de la pensée. L’enfant n’a pas besoin de partir au bout du monde, sa chambre lui suffit. L’immobilité de Soares n’est pas paralysie mais retour à cette faculté qu’a l’enfant de voyager par l’imagination, comme en témoigne ce portrait du plus grand voyageur que Soares ait connu :

« Le seul voyageur doté d’une âme véritable que j’ai connu était un jeune employé de bureau, dans une maison où j’ai travaillé moi-même, voici longtemps. Ce gamin collectionnait les prospectus touristiques de villes, de pays et de compagnies de transports ; il avait une série de cartes trouvées dans des journaux, ou bien demandées à droite et à gauche ; il possédait, découpées dans des revues ou des magazines, des illustrations représentant paysages, costumes exotiques, bateaux et navires. Il se rendait dans les agences de voyages, au nom d’une société hypothétique, ou peut-être réelle, voire de celle-là même où il travaillait, et demandait des prospectus pour aller en Italie, des prospectus pour voyager en Inde, des prospectus indiquant les liaisons maritimes entre le Portugal et l’Australie.
Il n’était pas seulement le plus grand voyageur que j’aie connu, étant le plus authentique ; c’était aussi un des êtres les plus heureux qu’il m’ait été donné de rencontrer. Je regrette de ne pas savoir ce qu’il est devenu – ou, plus exactement, j’imagine seulement que je devrais le regretter ; en fait, il n’en est rien, car aujourd’hui – dix années, ou plus, s’étant écoulées depuis la brève période où je l’ai connu – il a dû devenir adulte : un parfait imbécile, accomplissant tous ses devoirs, marié peut-être, jouant un rôle social quelconque – mort enfin, mort de son vivant. Et ayant peut-être commis la sottise de voyager avec son corps, lui qui voyageait si bien par l’esprit. » (452)

Mais est-il vraiment possible de cesser d’être un « adulte : un parfait imbécile » ? Est-il possible de renaître d’entre les « morts de [leur] vivant » ? Est-il possible que Soares « redevienne enfant » ? Caeiro donne parfois l’impression d’être ce qu’il est par nature, par une grâce innée : est-il possible de retrouver ce paradis après l’avoir perdu ? Quelques signes nous montrent que la méthode employée par Soares pour ce faire n’est pas entièrement stérile. Vis-à-vis de la logique par exemple :

« Quand s’est brisé une tasse de ma collection japonaise, j’ai compris qu’il y avait là plus que la maladresse des mains d’une domestique. J’avais étudié le désir ardent des personnages habitant les courbes de cette simple porcelaine ; cette décision ténébreuse de suicide ne me surprit donc pas : ils se sont servis de la bonne, comme on se sert d’un revolver. Savoir cela, c’est se situer au-delà de la science moderne, et avec quelle précision je le sais ! » (416)

La grammaire de Soares en témoigne également, selon les critères que lui-même définit :

« Les enfants sont de grands littérateurs, car ils parlent comme ils sentent, et non pas comme on doit sentir lorsqu’on sent d’après quelqu’un d’autre… J’ai entendu un enfant dire un jour, pour suggérer qu’il était sur le point de pleurer, non pas «J’ai envie de pleurer», comme l’eût dit un adulte, c’est-à-dire un imbécile, mais : «J’ai envie de larmes» ». (117)

De là sa manière d’exprimer, par exemple, son mal de vivre (qui est le vivre après la chute, le vivre adulte), comme il le sent, selon la grammaire de l’enfant : «J’ai mal à la vie» (182), «Je gis la vie» (186), «Mon cerveau dort tout ce que j’éprouve» (202), «J’ai mal à la tête et à l’univers entier» (331), «J’ai froid à la vie» (Grands textes), etc.

Écoutons-là, enfin, de Soares cette voix d’aurore qui se lève, fruit de son travail intérieur, cette voix – pour un moment – de l’enfance retrouvée. Nous saurons alors la destination pour laquelle il avait entrepris ses voyages immobiles.

« C’est par un crépuscule vaguement automnal que j’ai pris le départ pour ce voyage, jamais réalisé.
Le ciel (dont impossiblement je me souviens) était d’un reste violacé d’or triste (…).
Je ne suis parti d’aucun port connu. J’ignore encore aujourd’hui quel port ce pouvait être, car jamais encore je n’y suis allé. De même, le but rituel de ce voyage était d’aller en quête de ports inexistants – des ports qui seraient réduits à une entrée-dans-des-ports ; des baies oubliées à l’embouchure des fleuves, des détroits séparant des villes d’une irréprochable irréalité. Vous jugez sans aucun doute, en lisant ces lignes, qu’elles sont totalement absurdes. Mais c’est que vous n’avez jamais voyagé comme, moi, je l’ai fait.
Suis-je vraiment parti ? Je n’en jurerais pas. Je me suis retrouvé en d’autres contrées, dans d’autres ports, j’ai traversé des villes qui n’étaient pas celle-ci – même si cette ville et les autres n’étaient, en fait, aucune ville au monde. Vous jurer que c’est bien moi qui suis parti, et non pas le paysage ; que c’est moi qui ai parcouru des pays situés ailleurs, et non pas ces pays-là qui m’ont parcouru – non, je n’en jurerais pas. Moi qui, ne sachant pas ce qu’est la vie, ne sais même pas si c’est moi qui la vis, ou si c’est elle qui me vit (quel que soit le sens que ce verbe bien creux, « vivre », veuille avoir), ce n’est certes pas moi qui irai vous jurer quoi que ce soit.
J’ai voyagé, voilà tout. J’estime inutile de vous expliquer que je n’ai mis, pour voyager, ni des mois, ni des jours, ni aucune autre quantité de quelque mesure du temps que ce soit. J’ai voyagé dans le temps, bien entendu, mais non pas de ce côté-ci du temps, où nous le comptons en heures, en jours et en mois ; c’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, là où le temps ne connaît pas de mesure. Il passe, mais sans qu’on puisse le mesurer. Il est, en quelque sorte, plus rapide que le temps que nous voyons nous vivre. Vous m’interrogez intérieurement, sans doute, sur le sens que peuvent bien avoir ces phrases. N’allez pas commettre une telle erreur. Défaites-vous de cette habitude puérile de demander leur sens aux mots et aux choses. Rien n’a de sens.
Sur quel navire ai-je fait ce voyage ? Sur un bateau à vapeur nommé Quelconque. Vous riez. Moi aussi, et de vous peut-être. Qui nous dit, à vous comme à moi, que je n’écris pas des symboles faits pour être compris des dieux ?
(…) J’ai parcouru des Europes nouvelles, des Constantinoples différentes ont accueilli mon arrivée à la voile, sur les rives de faux Bosphores. Vous m’interrompez : mon arrivée à la voile ? Mais oui, c’est comme je vous le dis. Le bateau à vapeur, sur lequel j’étais parti, est arrivé au port bateau à voile. C’est impossible, dites-vous ? C’est bien pourquoi cela m’est arrivé. » (Grands textes)

 Paradise lost4


[1] Grands textes, in : Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, traduit par Françoise Laye, Paris, C. Bourgois, 2011. Toutes les citations (sauf celle de Caiero qui suit) sont extraites de cette nouvelle édition.

[2] Le Gardeur de troupeaux, XXIV, in : Fernando Pessoa, Poèmes païens d’Alberto Caiero, traduits par Michel Chandeigne, Patrick Quillier et Maria Câmara Manuel, Paris, C. Bourgois, 1996.

[3] Une série d’émissions de la radio France Culture intitulée « Les voyages immobiles » (décembre 2013) consacrait l’un des volets de son triptyque à Fernando Pessoa.

[4] Il y a aurait long à dire sur ce thème du déplacement intérieur chez Pessoa, à laquelle participe pleinement la naissance des hétéronymes, ce pas de côté en lui-même dont il use pour se voir autre et sentir autrement en « s’autrifiant ».