Eggleston© William Eggleston. Untitled, Memphis,1970

 

« Tu n’auras à piéger personne ; la vérité suffit toujours. Je suis allé au catéchisme presbytérien et j’ai retenu ceci : l’homme est conçu dans le péché et naît dans la corruption ; il passe de la puanteur des couches à la puanteur du suaire – il y a toujours quelque chose d’enfoui. ». C’est la sentence que lance le gouverneur Willie Stark à son conseiller personnel Jack Burden – trop récalcitrant à aller fouiller dans le passé réputé sans faille du juge Irwin. Pour monter la trame de son roman Les Fous du roi, Robert Penn Warren (1905-1989) s’est inspiré de l’épopée du gouverneur puis sénateur populiste de Louisiane Huey Long. Au milieu des années trente, cet orateur hors pair fut proche d’accéder à la maison blanche grâce à un discours fasciste avant d’être assassiné en 1935. Cette relecture de la destinée de Long – Stark dans le récit – est racontée d’une façon très conradienne par Jack Burden, fils d’aristocrate du Sud. Cynique personnage mais néanmoins fasciné par la figure de ce tribun sudiste mettant à mal les oligarchies en place. Comme beaucoup d’oeuvres essentielles, Les Fous du roi de Robert Penn Warren affiche plusieurs degrés de lectures. C’est à la fois un roman politique : l’ascension d’un moins que rien qui se heurtera bien vite à la conservatrice aristocratie. C’est aussi une histoire « pleine de bruit et de fureur » d’une lutte des classes dans ce Sud résistant à toutes les avancées libérales. Il ne faudrait pas non plus oublié de voir ce livre comme une ouverture de la boîte de pandore de cette tâche indélébile que fût la défaite des confédérés lors de la Guerre de sécession. Jack Burden n’a pas pour rien une formation d’historien. Pour l’écrivain, les racines du mal viennent de l’Histoire mal digérée, réécrite et mensongère. Ce grand roman oublié depuis un quart de siècle refait aujourd’hui surface  – après une publication furtive et vite épuisée de Phébus en 1998 – aux éditions des Belles Lettres. D’un rythme lent, à contre courant de l’ « efficacité » de la grande majorité des écrivains de la même époque, Les Fous du roi a reçu le Prix Pulitzer en 1947. Toujours associé à William Faulkner ou Walker Percy – les deux autres grands écrivains sudistes, Penn Warren a poursuivi en parallèle à son activité d’écrivain et de poète, une longue et brillante carrière universitaire. Il s’éteindra dans le Vermont en 1989. Les Fous du roi est de toute évidence l’une des grandes oeuvres littéraires du XXème siècle. Voici les deux premières pages.

 

Pour s’y rendre, on sort de la ville par la route nationale 58, direction nord-est ; c’est une bonne route, neuve. Ou plutôt elle l’était ce jour-là. Quand vous la regardez, elle paraît toute droite, elle vient à votre rencontre mille après mille ; la ligne qui en marque le milieu vient aussi vers vous, luisante de goudron, noire et lisse sur le fond plus clair de la chaussée ; la chaleur monte, éblouissante, de sorte que seule la ligne noire se détache nettement et fond sur vous à toute vitesse dans le crissement des pneus. Si vous persistez à la regarder sans vous accorder une pause pour reprendre votre souffle et vous flanquer une ou deux tapes sur la nuque, vous risquez de vous trouver si bien hypnotisé que vous ne reprendrez vos esprits qu’au moment où la roue avant droite accrochera le remblai de terre noire qui borde la chaussée. Vous essaierez de redresser… impossible : le bas-côté est un vrai trottoir ! Vous tenterez peut-être de couper l’allumage quand la voiture commencera à plonger : bien-sûr, là encore rien à faire ! Alors le nègre qui coupe du coton à un mille de là lèvera sa tête, apercevra la petite colonne de fumée noire au-dessus des rangées de coton d’un vert vitriol, montant jusqu’à se perdre dans le bleu violent, métallique du ciel palpitant, et s’exclamera : « Seigneu’Dieu, enco’ un aut’ qu’a fait pa’eil ! » Et l’autre nègre, dans la rangée suivante, soupirera : « Seigneu’Dieu ! » Et puis le premier nègre rigolera, de nouveau sa houe s’élèvera vers le ciel, de nouveau le fer scintillera au soleil comme un héliographe. Quelques jours plus tard, les cantonniers viendront marquer cet endroit. Dans la terre noire du remblai bordant la route, ils planteront un poteau en métal surmonté d’un petit carré en métal lui aussi, avec une tête de mort et des tibias croisés, peints en noir sur fond blanc. Les plantes grimpantes ne tarderont pas à s’y en enrouler.Mais si on se réveille à temps et si la roue avant ne quitte pas la chaussée, on continue à filer dans la lumière aveuglante ; de temps à autre une voiture surgit du halo de chaleur, fonce droit sur vous et vous croise dans un vrombissement qui vous happe, comme si le Tout-Puissant arrachait de ses mains un toit en zinc. Très loin, à l’horizon, là où les champs de coton s’estompent dans la lumière, la chaussée scintille et miroite comme une étendue d’eau, comme si la route était inondée. On fonce vers elle, mais toujours la nappe étincelante recule tel un mirage. On dépasse les poteaux métalliques surmontés de plaques blanches avec crâne et tibias, sinistre rappel. Car c’est le pays où règne le moteur à explosion, où chaque garçon se prend pour Barney Oldfield, où les filles portent des robes de batiste, d’organdi, de broderie anglaise, mais pas de culotte – affaire de climat -, et montrent un petit visage lisse qui vous brise le cœur ; quand le vent de la course soulève leurs cheveux sur leurs tempes, c’est pour montrer de charmantes perles de sueur. Elles s’affaissent sur le siège, courbant leur dos gracile, les genoux repliés levés vers le tableau de bord, pas trop serrés pour profiter de la fraîcheur – si l’on peut dire – dispensée par le ventilateur sous le capot. C’est le pays où l’odeur de l’essence, de freins qui chauffent, de tord-boyaux passe pour plus suave que la myrrhe ; où les machines à huit cylindres prennent des tournants d’enfer en dévalant les collines rouges, faisant voler le gravier comme de l’écume : quand enfin elles arrivent en terrain plat, bondissant sur la chaussée neuve, alors, que Dieu ait pitié du voyageur !

Robert Penn Warren, Les Fous du roi, Paris, Les Belles Lettres, 2015

 

Le cinéma s’est emparé du roman par deux fois, une fois en 1949 par Robert Rossen et en 2006 pour la seconde version. La bande-annonce du film de 1949, la plus heureuse adaptation des deux.