Llosa

Stuart Franklin, At the Malecon in Miraflores, 2007

C’est probablement son rêve d’étudiant liménien qui se réalise pour Mario Vargas Llosa avec la publication dans la collection de Pléiade d’une partie de son œuvre. Après avoir été lauréat en 2010 du Prix Nobel de littérature, cette prestigieuse édition en deux tomes (c’est lui qui a choisi les romans qui y figurent) offre d’une façon méritée à Mario Vargas Llosa une seconde récompense de choix. Ecrivain acharné – comparé avec affection à un rhinocéros par Julio Cortázar – tant dans le genre romanesque, l’essai ou encore les pièces de théâtre, Mario Vargas Llosa a eu une production ample et singulière. Cette dernière compte aujourd’hui plus d’une trentaine de titres s’affirme comme l’une des plus conséquentes d’Amérique Latine à l’instar de Jorge Luis Borges, Octavio Paz, Julio Cortázar, Gabriel Garcia-Marquez ou encore Carlos Fuentes.

Né en 1936 à Arequipa, il revient à Lima à l’âge de dix ans, après avoir vécu en Bolivie. Elève à l’Académie militaire de Lima durant deux années – cette expérience sera le matériau du roman La ville et les chiens – puis à l’Université San Marcos où il affine son écriture dans des revues et concours de nouvelles. Grâce à une bourse d’écriture, il part pour Madrid puis pour Paris où il mettra un point final à son premier roman La ville et les chiens. Ce qui est remarquable chez Mario Vargas Llosa, c’est que ce premier (et exceptionnel) roman contient déjà toute les thématiques de son œuvre à venir : l’intelligence des dialogues, les constructions narratives savantes et fluides, l’érotisme, la violence entre les différentes classes latino-américaines, le machisme et finalement l’Histoire. Il n’aura de cesse de s’ouvrir au monde pour mieux revenir vers le point nodal du Pérou, Lima, comme en témoignent les premières lignes de Conversation à la Catedral.

Sans amour, Santiago regarde l’avenue de Tacna depuis la porte de La Cronica : voitures, immeubles délavés et disparates, squelettes d’enseignes lumineuses flottant dans la grisaille d’un midi brumeux. À quel moment le Pérou avait-il été foutu ? Les vendeurs de journaux se faufilent entre les véhicules arrêtés au feu rouge de Wilson en criant les gros titres de l’après-midi. Il se dirige, lentement, vers la Colmena. Mains dans les poches, tête baissée, il se fraie un chemin parmi les passants qui avancent aussi vers la place San Martin. Zavalita était comme le Pérou, foutu lui aussi à un moment donné. Il se demande quand. Devant l’hôtel Crillon un chien vient lui lécher : et s’il avait la rage, tire-toi. Le Pérou foutu, pense-t-il, Carlitos foutu, tous foutus. C’est sans solution, se dit-il. Il voit une longue file d’attente à l’arrêt des taxis collectifs pour Miraflores, traverse la place et tiens voilà Norwin, salut mon vieux, à table du bar Zéla, assieds-toi, Zavalita, un chilcano à la main, un cireur à ses pieds, l’invitant à boire. Il n’a pas l’air soûl. Santiago s’assoit, fait signe au cireur de lui lustrer aussi les chaussures. D’accord chef, tout de suite chef, on allait s’y voir comme dans une glace, chef.- Ça fait des siècles qu’on ne t’a pas vu, monsieur l’éditorialiste, dit Norwin. L’édito, ça te plaît plus que les nouvelles locales ?

Mario Vargas Llosa, Conversation à la Catedral, Paris, Gallimard, 2015

Un écrivain péruvien, mappemonde mais surtout francophile. Grand lecteur de Flaubert auquel il a consacré un essai, il y revient logiquement dans son avant-propos du premier volume de la Pléiade :

C’est à Paris que j’ai écrit mes premiers romans, découvert l’Amérique latine et commencé à me sentir latino-américain ; j’y ai vu la publication de mes premiers livres ; j’y ai appris, grâce à Flaubert, la méthode de travail qui me convenait et su quel genre d’écrivain je souhaitais être. La France m’a enseigné que l’universalisme, trait distinctif de la culture française depuis le Moyen Âge, loin d’être exclusif de l’enracinement d’un écrivain dans la problématique sociale et historique de son propre monde, dans sa langue et sa tradition, s’en fortifiait, au contraire, et s’y chargeait de réalité.
Fraîchement arrivé à Paris, en août 1959, j’ai acheté Madame Bovary à la librairie La Joie de Lire, de François Maspero, rue Saint-Séverin, et ce roman, que j’ai lu en état de transe, a révolutionné ma vision de la littérature. J’y ai découvert que le « réalisme » n’était pas incompatible avec la rigueur esthétique la plus stricte ni avec l’ambition narrative…

Comme autres influences, nous pourrions ajouter William Faulkner et James Joyce pour le travail sur la forme narrative ou Balzac pour la précision et sa vision du roman comme « histoire privée des nations ». Une production littéraire certes inégale mais qui peut se targuer de chef d’œuvres indéniables : La ville et les chiens, Les chiots, La maison verte, Conversation à la Catedral, Tante Julia et le Scribouillard et La guerre de la fin du monde, La Fête au bouc.

L’occasion de réécouter une série de cinq entretiens que l’écrivain péruvien avait accordé pour l’émission A voix nue en 1993.