27 mars 2014
Deux temps, trois mouvements
La sortie d’une volumineuse biographie de Jean-Luc Moreau [1] sur Pierre Herbart (1903-1974) nous donne l’occasion de revenir sur cet écrivain quelque peu tombé dans l’oubli depuis sa mort. La ligne de force [2] retrace, en deux temps, trois mouvements, l’engagement de l’écrivain : des horreurs de l’Indochine (son engagement communiste vient de là), les débuts de la guerre sino-japonaise, son expatriation à Moscou comme rédacteur en chef de la Revue littéraire internationale pendant les purges staliniennes, la guerre d’Espagne et la libération vaudevillesque de Rennes. Par le biais de ses aventures, Pierre Herbart raconte peu à peu sa désaffiliation progressive au parti, ses désillusions face à l’Histoire et aux hommes qui la font. Un style entraînant – qui fait penser au Joseph Roth de La fuite sans fin. Le tout teinté d’une ironie qui ne tombe jamais dans le cynisme. Et surtout un appétit insatiable pour la vie.
« J’étais à Canton, seul. Pour je ne sais quelle raison, Shameen, la concession internationale, était en état d’alerte. Canonnière française sur le fleuve ; chicanes de barbelés et sentinelles à chaque pont (Shameen est une petite île). On considérait comme dangereux pour les Européens de s’aventurer dans la ville chinoise. Bien entendu, je m’y précipitai, en dépit des objurgations du matelot français qui gardait mon pont. C’était à la tombée du jour. Il faisait doux, et toujours ce claquement des socques. Je m’apercevais bien que, de-ci, de-là, on crachait sur mon passage. Xénophobie. J’allais mon train, qui est d’aller n’importe comment, rêveusement ou à fond course, humant je ne sais quelle piste. Et voilà que la nuit tombe tout à fait, avec ses lumières et son tintamarre, comme à Cholon. Je suis au plus dense de la foule. Comme les Chinois, je trottine, complètement absent de moi-même. Je prends des rues, et d’autres rues ;je change de trottoir, sans raison.
A force de marcher comme eux vers quelque chose d’incompréhensible pour moi, je me sens devenir pareil à ces chinois ; je suis comme l’homme des foules – et de quelle foule. J’abdique. Alors, je vis la chose. Oui, je marchais depuis un certain temps derrière un vieux chinois en robe noire, réglant mon trottinement sur le sien. La chose, c’était une sorte de petit trapèze qu’il avait à la main au bout d’un bâton et qu’il tenait en l’air, comme on brandirait un canne. De la barre du trapèze pendait je ne sais quoi, qui me parut une loque grise accrochée là. Je trottinai plus vite, jusqu’à frôler du nez la loque. Impossible de comprendre ce que c’était (il est vrai que je suis myope et, par coquetterie, ne porte pas de lunettes). Nous allâmes ainsi de concert fort longtemps, le vieillard, sa loque et moi. Rues brillamment éclairées, rues sombres, vacarme et silence.
Et Canton déroulait sous nos pas son obscure géographie. J’en étais arrivé à n’être plus rien du tout – l’état que je préfère. Simplement, je suivais le chinois. Le léger balancement de la loque rythmait notre marche. Cela dura près de deux heures, je m’en aperçus plus tard. Le vieillard s’arrêta brusquement devant une porte surmontée d’une enseigne au néon. Et je compris, je vis ce qu’était la loque : une chauve-souris qui pendait, endormie, les pattes accrochées à la barre du trapèze, les ailes lui recouvrant le corps et la tête. Une immense surprise m’envahit. Je restai figé sur place, tandis que le vieillard continuait sa route, promenant sa chauve-souris dormante, comme d’autres baladent leur chien. Vous me demandiez ce qu’était la Chine ? Pour moi, c’est cela : c’est ma ligne de force, celle qui passe par le parc aux singes de Singapour et par la petite fille qui vendait Le Général Dourakine, celle qui donne un sens à la vie. Oui, cela même, dont j’ai si souvent abandonné la poursuite, pour m’occuper de riens : la colonisation, le communisme, la guerre d’Espagne, la Résistance. Que sais-je ?
Et cependant…
Je ne saurais que trop conseiller aux autres de perdre moins de temps que moi. Telle sera, s’il en faut une, la morale de ce livre. »
A l’occasion de cette sortie, Jean-Luc Moreau s’est entretenu avec Alain Veinstein dans l’émission « Du jour au lendemain » :
[1] Jean-Luc Moreau, Pierre Herbart. L’orgueil du dépouillement, Paris, Grasset, 2014.
[2] Pierre Herbart, La ligne de force, Paris, Gallimard, 1958.
Classé dans: 2.10 Littérature française
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