Max Frisch

 

Un Max Frisch (1911-1991) remis à l’honneur ces dernières semaines grâce aux rééditions de son Livret de service et de son Guillaume Tell pour les écoles chez l’éditeur genevois Héros-Limite. Ces deux essais au vitriol sur les piliers fondamentaux de la mythologie suisse avait en leur époque créé une inimitié profonde entre l’opinion publique et l’écrivain zurichois. Inimitié qui ne s’estompera jamais vraiment. Max Frisch, c’est surtout cette intuition fondamentale que « les préjugés, les représentations, les opinions que nous avons sur notre prochain sont une insulte à sa personnalité , car ces jugements lui assignent un rôle immuable, lui interdisent le royaume de l’incertitude vivante, ouverte et créatrice », un programme de dénonciation ténu que Max Frisch développera – et ceci dès son premier roman Stiller – dans une œuvre protéiforme et riche (théâtre, romans, les fameux journaux, essais).

 

 Berzona

« Eine Ehefrau sagt beim Boccia-Spiel zu ihrem Mann: Du bist schwach wie immer. Er sagt später: Jetzt gibt’s nur eins, jetzt knalle ich meine Frau einfach weg. Er meint natürlich nur ihre Kugel in der Bahn. Alles in vergnüglichem Ton. Als er es versucht hat, lacht sie: Können muss man!… Es gibt zwei Möglichkeiten: das Paar spielt zusammen als Partei oder wir mischen, sodass Mann und Frau, spielhalber mit einem andern Partner vereint, gegeneinander antreten. Als Gastgeber lasse ich die Wahl. Die meisten Paare, ob verheiratet oder nicht, möchten lieber nicht eine Partei bilden, vorallem Paare, die sich schon einmal im Spiel erfahren haben. Tatsächlich sind sie dann weniger vergnügt; da hilft auch kein Wein dazwischen. Dann sagt er: Jetzt tu doch endlich einmal, was ich dir sage. Oder: Entschuldige, das ist mir ausgerutscht. Und da sie nichts sagt, wiederholt er: Entschuldige. Da wir erwachsene und gebildete Leute sind, geht es natürlich nicht ums Gewinnen. Sie sagt: Schau, wie er das macht! Sie meint den Mann in den Gegenpartei. Er sagt: Du hast eben eine Flasche geheiratet. Es kommt vor, dass das Paar, eben noch in bester Laune, nicht miteinander spricht, bis sie sagt: Du ist an der Reihe, aber spiele nicht wieder wie ein Idiot. Alles in vergnüglichem Ton. Das Spiel lässt kein ernstes Gespräch zu. Er will es nämlich gut machen. Sie sagt: Gut, sehr gut! Worauf er sagt: Aber jetzt mach du nicht wieder alles kaputt. Fast hat man den Eindruck, sie verlieren lieber, zumindest macht der Sieg keine gemeinsame Freude… Spielen sie gegen einander, vereint mit einem andern Partner, so wird es leichter, lustiger. Sie sagen zum fremden Partner: Wir gewinnen! Er sagt zu seiner fremden Partnerin: Fabelhaft! Oder wenn es daneben gegangen ist: Das war der Boden. Aber sie reden auch als Mann und Frau zueinander, jetzt von Partei; er sagt: Gib’s auf, Helene, da ist nichts mehr zu machen. Alles im vergnüglichen Ton. Sie sagt zu ihrem fremden Partner: Hauen Sie ihn einfach weg! Und schon ist es geschehen, aber es kränkt niemand, es ist ein Spiel. Sie necken sich nur. Sie sagt: Siehst du! Oder sie sagt jetzt gar nichts, ihre Kugel liegt genau, wo sie liegen sollte; er fragt: Hast du geworfen? Natürlich hat sie diese Kugel geworfen; er fragt ja nur. Ihr fremder Partner macht ihr Mut, wenn er ihr die Kugel reicht (schon das tut ihr Mann nicht): Und jetzt machen Sie noch einen Punkt! Ihr Mann sagt: So ein Glück! Es geht wirklich nicht ums Gewinnen. Sie sagt allgemein: Leo kann es nicht vertagen, wenn er verliert. Darauf geht er nicht ein, sondern sagt zu seiner fremden Partnerin: Ihr Mann ist unschlagbar. Zwischenhinein lässt sich auch über Kinder sprechen, über die Strassenverhältnisse, über das Zürcher Schauspielhaus usw., schon nicht über Hochschulfragen; er sagt oder sie sagt: Speil jetzt!… Also eine Partei hat tatsächlich gewonnen, was sogleich unwichtig ist, ein schöner Abend, dann wieder Gespräch; später einmal gegen sie, wie sie gekommen sind: ein glückliches Paar, eine gute Ehe. »[1]

 

« Une femme mariée dit à son mari au cours d’une partie de Boccia : tu n’es pas fort, comme d’habitude. Il dit plus tard : Maintenant, il n’y a plus qu’une solution, maintenant, j’envoie tout simplement valser ma femme. Il veut naturellement parler de sa boule sur la piste. Tout cela gaiement. Une fois qu’il a essayé, elle rit : Encore faut-il pouvoir !… Il y a deux possibilités : le couple fait équipe ou bien nous mélangeons, de sorte que l’homme et la femme unis pour le jeu à un autre partenaire, entrent en lice l’un contre l’autre. Hôte, je laisse le choix. La plupart des couples, mariés ou non, préfèrent ne pas faire équipe, surtout les couples qui ont déjà l’expérience d’avoir joué ensemble. Et effectivement, ils sont moins gais ; là, un verre entre deux ne sert à rien. Alors, il dit : Maintenant fais quand même enfin  comme je te dis. Ou : Excuse-moi, elle m’a échappé. Et comme elle ne dit rien, il répète : Excuse-moi. Comme nous sommes adultes et civilisés, la question n’est naturellement pas de gagner. Elle dit : regarde comme il s’y prend ! Elle parle de l’homme de l’équipe adverse. Il dit : Qu’est-ce que tu veux, tu t’es mariée avec une cloche ! Il arrive que le couple, à l’instant encore d’excellente humeur, reste un long moment sas se parler jusqu’à ce qu’elle dise : C’est à toi, mais ne recommence pas à jouer comme un imbécile. Tout cela gaiement. Le jeu ne permet pas de conversation sérieuse. Lui veut en effet bien faire. Elle dit : Bon, très bon !, sur quoi il dit : Mais, toi, maintenant, ne va pas tout gâcher. On dirait presque qu’ils préfèrent perdre, à tout le moins la victoire ne provoque pas de plaisir commun… S’ils jouent l’un contre l’autre, unis à un autre partenaire, la chose devient plus facile, plus joyeuse. Elle dit à son nouveau partenaire : Nous gagnons ! Il dit à sa nouvelle partenaire : Merveilleux !, ou, si le coup a manqué : C’était le sol. Mais ils se parlent aussi comme mari et femme, maintenant d’équipe à équipe ; il dit : Laisse Hélène, là il n’y a plus à faire. Tout cela gaiement. Elle dit à son nouveau partenaire : Envoyez-le tout simplement promener ! et c’est aussitôt fait, mais personne ne s’en offense, c’est un jeu. Ils ne font que se taquiner. Elle dit : Tu vois ! Ou bien la voilà qui ne dit absolument rien, sa boule est exactement où elle doit être ; il demande : C’est toi qui as joué ? Bien-sûr qu’elle a joué cette boule ; ce n’était qu’une question. Son nouveau partenaire l’encourage en lui passant la boule (rien que ça, son mari ne le fait pas) : Et maintenant, vous marquez encore un point ! Son mari dit : Une chance pareille ! La question n’est réellement pas de gagner. Elle dit en général : Léo ne peut pas supporter de perdre. Il ne relève pas la chose, mais dit à sa nouvelle partenaire : Votre mari est imbattable. Entre-temps, on peut également parler des enfants, de la circulation, du Schauspielhaus de Zurich, etc., en revanche pas de problèmes universitaires ; il dit ou elle dit : Joue maintenant !… Donc une équipe a effectivement gagné, ce qui perd aussitôt toute importance, une belle soirée, puis de nouveau on cause ; plus tard, ils partent comme ils sont arrivés : un couple heureux, un bon mariage. »[2]

 

Un film adapté du roman Homo Faber d’un autre zurichois : Richard Dindo sortira bientôt sur les écrans. Une retrospective de Richard Dindo est en cours jusqu’au 31 mai 2014 à la cinémathèque suisse ; l’occasion de revoir son documentaire-film sur Max Frisch : Journal I-III et son très beau Rimbaud : une biographie.

 


[1] Max Frisch, Tagebuch 1966-1971, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972.
[2] Max Frisch, Journal 1966-1971, traduit de l’allemand par Michèle et Jean Tailleur, Paris, Gallimard, 1972.