Il y a des choses dont il est impossible de parler. On ne peut les évoquer qu’en peignant. Et encore, à dire vrai, même cela n’est pas possible. (Jacek Dehnel)

C’était une chienne, elle s’appelait Vanda, pas avec un w, un v simple, d’animal errant qu’elle était. (Antonio Tabucchi)

La compassion absolue est le seul réel dans un univers où tout est illusoire sauf la douleur. (Yves Bonnefoy)

 Le chien
Francisco de Goya, Le Chien, 1820-1823.

 

Entre 1820 et 1823, Francisco de Goya peint a secco sur les murs de sa maison de campagne au nom prédestiné, la Quinta del Sordo (« Maison du Sourd »), la série de ses quatorze Peintures noires, un des moments absolus de l’art d’Occident. Visible aujourd’hui au Musée du Prado, l’une d’entre elles – la plus insaisissable peut-être, celle qui se refuse le plus aux tentatives d’interprétation qui en sont faites et dont le caractère d’énigme trouve paradoxalement la résonnance la plus profonde chez les artistes qui s’y réfèrent – fait émerger (ou s’enliser) d’une matière sombre la figure, devenue mythique, d’un Chien. Les textes des trois auteurs qui suivent sont autant de manières de faire vibrer l’écho de cette œuvre dans l’existence.

 

JACEK DEHNEL (1980-….)

Dans son livre intitulé Saturne, le poète polonais Jacek Dehnel donne à tour de rôle la parole à trois générations de Goya : Francisco, son fils Javier et son petit-fils Mariano. En donnant corps aux tensions qui pouvaient régner au sein de cette famille dans l’Espagne décadente du début du XIXe siècle, l’auteur cherche à percer le mystère de la genèse des Peintures noires. Et si, libéré de la tutelle tyrannique de son père, Javier est finalement présenté comme l’auteur de ces peintures (thèse pour le moins discutable), cela n’enlève rien aux belles lectures des Peintures noires qui ponctuent le récit.

 

Le chien est seul. Complètement seul. Un chien solitaire est un chien malheureux. Certains ont l’impression qu’il s’enlise dans des sables mouvants, d’autres, qu’il passe la tête de derrière un coteau brûlé de soleil ; mais pour le chien, il n’y a pas de différence entre s’enliser et courir sur une terre infinie, consumée par le soleil, sur des cendres incandescentes. Cela lui est parfaitement égal.
     Même si l’on calcule exactement la superficie de la tête du chien – son oreille tombante, le fragment du cou, le point noir de sa truffe qui renifle, le point blanc de son œil languissant –, et si l’on regarde combien de fois elle tient dans l’immensité d’ocre, de brun Van Dyck sale, de bronze terreux éclairci de lumière brûlante (et d’un soupçon de blanc de plomb), et même si l’on divise ce grand vide par l’absence de vide, c’est-à-dire la tête solitaire, il est impossible de concevoir l’intensité de sa souffrance.
     La variété du monde ; les odeurs – celles qui flottent près de la terre et celles que porte le vent. L’odeur de la ceinture de cuir, le relent acre de la poudre et une mince traînée – c’est le canard abattu qui tombe de haut et disparaît dans les broussailles clairsemées avec un claquement sec ; des gammes larges d’arômes viennent de la ville : des égouts, des cous parfumés, des choux commençant à pourrir au soleil sur les étals, des melons mûrs, craquelés sous l’excès de jus, du sang dans les boucheries, écœurant, sauvage, qui coule en un large flot jusqu’à un caniveau de pierre, dévale toute la rue ; et les odeurs proches : la taupe, les herbes brûlées de soleil, les souliers du maître quand il lève à nouveau son fusil et vise un autre canard ; la variété du monde – et pourtant, sans lui, il paraît complètement privé d’expression, inintéressant comme la platitude d’un mur. La truffe du chien, qui était capable d’esquisser toute une carte des environs, avec leurs points fixes : le mur de l’auberge arrosé d’urine, la porte de l’église imprégnée d’encens, la tannerie au bord du ruisseau – et leurs points immobiles : les chiens, les chats, les vaches menées sur la route blanche de chaleur, les hommes et la variété de leurs odeurs –, cette truffe est à présent impuissante ; on dit parfois que le désespoir rend fou – s’il rend fous les hommes, pourquoi ne rendrait-il par fou un chien ?
     Il s’est d’abord langui de ce qui était bon : une couche douillette près de la cheminée, des restes de viande, les rares caresses, quand son maître n’avait rien à faire et que, par caprice, lui tapotait, lui grattouillait le dos ; ensuite, il s’est langui de l’ordinaire : trottiner dans le domaine, puis dans les environs, il s’est langui de l’être ensemble. À présent, il se languit même du bâton et de la chaîne à laquelle on l’attachait pour le punir. Il se languit du bâton qui tombait sur son dos, du hurlement aigu qui sortait tout seul de sa gorge, car à l’autre bout du bâton il y avait, serrée, la main, la main du maître.

Jacek Dehnel, Saturne : peintures noires de la vie des hommes de la famille de Goya, traduit du polonais par Marie Furman-Bouvard, Lausanne, Les Éd. Noir sur Blanc, 2013.

 

ANTONIO TABUCCHI (1943-2012)

Parmi toutes les figures empruntées à d’autres artistes qui traversent l’œuvre du célèbre auteur italien, celle du Chien de Goya occupe une place particulière. Ce Chien avait déjà fait une apparition explicite dans l’un des récits nocturnes de ses Rêves de Rêves. Mais c’est dans Tristano meurt, même si le nom de Goya n’y est jamais cité, qu’Antonio Tabucchi en déploie toute la charge sémiotique. Le Chien y revient à plusieurs reprises et des deux côtés du miroir, si l’on peut dire, puisqu’il est aussi bien la figure du tableau que la chienne qui aboie.

 

Tristano le perçut dès le hall. Il geint, dit-il, tu l’entends, Rosamunda ? C’était une journée de terrible canicule, comme il y en a en Espagne au mois d’août, et la ville était déserte. Dimanche, tous partis, loin de cette chaleur qui imprégnait les pierres et l’asphalte, une ville fantôme, comme était fantomatique le musée, solitaire, les premiers tableaux lui semblèrent des apparitions qui flottaient dans un rêve. (…) Tristano cheminait comme un guide pour touristes sans touristes, et il prit les escaliers. Laisse tomber le reste des tableaux, dit-il, ce n’est pas intéressant, du moins aujourd’hui ce n’est pas intéressant, peut-être un jour viendras-tu seule dans ce musée et tu en regarderas toute la beauté, qui sera ton printemps fané, mais aujourd’hui allons auprès du chien jaune, tu entends comme il geint ?, je crois qu’il meurt de soif, donnons-lui à boire, qui sait combien de gens lui passent devant toute l’année, le regardent dans l’indifférence avec laquelle on regarde un chien et ne lui donnent même pas cette goutte d’eau dont il aurait besoin, mais aujourd’hui est le bon jour, il n’y a pas âme qui vive, peut-être même que le gardien de la salle s’est endormi sur sa chaise, si j’étais le directeur de ce musée j’imposerais qu’il y ait toujours une écuelle d’eau fraîche devant ce chien, mais les directeurs du musée ignorent les désirs de leurs tableaux, ils ne font que leur métier, peu leur importe qu’un chien continue de souffrir pour toujours, comme le voulut le peintre… Le gardien dormait, comme Tristano l’avait prévu. Ils entrèrent, et le chien les regarda avec les yeux implorants d’un petit chien jaune enseveli dans le sable jusqu’au cou et mis là à souffrir pour qu’on sache per saeculorum quelle est la souffrance des créatures qui n’ont pas de voix et que nous sommes tous en fin de compte, ou presque. La Guagliona le regarda, puis tourna sur elle-même, appuya un bras contre le mur et appuya sa tête sur le bras. C’est insupportable, dit-elle, on ne peut pas le regarder. Il prend juste un bain de sable, dit Tristano, le peintre lui a ordonné de prendre un bain de sable. Je t’en prie, n’ajoute rien, dit-elle. Tu crois que les électrochocs dans les asiles psychiatriques valent mieux ?, dit-il, tu sais, c’était un petit chien égaré, certainement un animal trouvé, fils de x ou y, il errait dans les faubourgs, avec un sac à dos, un morceau de pain, il dormait dans des boîtes en carton, n’allait même pas chez le coiffeur pour chiens, bref, il était vraiment out, et le peintre a ainsi pensé faire une chose utile pour la société et pour son prince, il est passé avec la corde de sa palette, il l’a attrapé et l’a enterré dans le sable jusqu’au cou, comme ça tu apprendras, chien vagabond, désormais tu ne pourras plus mordre personne, le quartier est tranquille, les habitants dorment en paix et le monarque est heureux. Il était méchant, dit Rosamunda, c’était un peintre méchant. Non, il était bon, corrigea Tristano, il n’était méchant qu’avec lui-même, c’était un chien perdu sans collier.

 Antonio Tabucchi, Tristano meurt : une vie, traduit de l’italien par Bernard Comment, Paris, Gallimard, 2004.

 

YVES BONNEFOY (1923-….)

Dans son magnifique essai sur les Peintures noires de Goya, le poète français Yves Bonnefoy trace, à partir des œuvres même du peintre, la geste d’une existence aux prises avec le gouffre, « dans une nuit du corps et de l’âme jamais explorée encore ». Cette expérience existentielle du néant de tous les idéaux, de toutes les consolations illusoires que l’homme se crée pour pouvoir vivre, entraîne un tremblement de la terre ferme : au fil des œuvres de Goya des brèches s’ouvrent, béantes, dans nos perceptions éduquées, dans ce langage déchu qui se substitue au réel, brèches par lesquelles des lueurs s’infiltrent, annonciatrices d’un jour que seuls les familiers du gouffre ont soupçonné. L’atmosphère de cauchemar qui règne dans les Peintures noires, l’horreur dont elles témoignent, l’effroi, le non-sens, la non-parole, tout ce travail du négatif n’a d’autre but que de « disloquer jusqu’au fond des yeux l’empire des images sur l’être-au-monde ». Afin que dans cette nuit de l’être, « la compassion se comprenne comme la seule voie ».

 

Le chien n’est pas un prédateur, il n’est pas même, en l’occurrence, une proie, le malheur qu’il subit est le fruit d’un autre des arbres de l’indifférence cosmique, quelque infime déplacement de la matière, quelqu’un de ces séismes qui affectent des lieux dont on ne sait rien. Et dans cet univers où nous avons à survivre, une jungle où il ne s’agirait donc que d’apaiser des faims ou de se terrer, quelle raison y aurait-il de faire tant soit peu attention à cette bête qui disparaît comme elle était apparue, aussi peu marquante qu’un maigre buisson sur la route ou une pierre parmi des pierres ? Dans le « chacun pour soi » qui semble la seule loi, qui pourrait remarquer, ne serait-ce qu’une seconde, une vie de plus qui s’efface, déjà au ras de l’oubli ?
Or Goya a retenu ce chien parmi ses autres peintures, il lui a même consacré tout un grand panneau, sans rien dans celui-ci que cette tête qui n’exprime, et à peine, que sa minimale conscience d’avoir regard un instant encore. Et la question qui se pose, qui me semble qui ne peut pas ne pas se poser : pourquoi cette peinture, qui se distingue ainsi de presque tout dans le cycle ? Comment comprendre que, tout à fait au bout de la passerelle, parmi les glapissements de la violence primaire et les cris d’effroi, dans ce lieu de nulle espérance ni répit, Goya ait pu trouver sens à donner présence à cette ombre parmi les ombres ?
Comprendre, eh bien, peut-être ne le faut-il pas, mais simplement constater. En cet intérêt qui s’est maintenu ou qui vient de naître là où rien ne semblait plus exister que comme oubli ou déni de tout sentiment humain, constater, dans le peintre qui s’est risqué à ce vide, dans son rapport à soi le plus évidemment instinctif et irréfléchi, la persistance de ce qu’il faut bien appeler un mouvement, ne serait-il qu’ébauché, de compassion.
(…) Happé par l’évidence de l’horreur, presque emporté par le déferlement du fond sur les formes, ce premier plan illusoire, jeté là où rien ne devrait plus avoir lieu qu’assouvissements précipités et hagards, Goya a trouvé le temps d’un regard sur ce qui dès lors en devient ici même une réalité d’essence nouvelle, inattendue, improbable, mais inexpugnable aussi bien, règne au-delà de la destruction : ce fait de l’Autre en tant qu’autre. Au plus agité des flots qui roulent de toutes parts dans l’esprit – au centre dévastateur de ce fond jadis censuré et maintenant déchaîné, nouveau déluge – l’esprit guéri de ses rêves a repris pied, et dans ce qu’à nouveau on peut bien appeler de l’être.
Goya peint le chien dans les plis du fond sans couleurs ni formes que ses peintures ont rabattu sur le premier plan des images, là où avaient mûri durant tant de siècles, avec de beaux rouges ou ocres dans leur soleil des après-midi, les douces grappes du rêve. Il peint, il s’est porté loin dans la transgression des mirages, il a rencontré la violence sans loi ni sens, mais maintenant voici qu’il a mis en évidence autre chose, un rien peut-être mais qui ne relève ni de ce qui est ni du rêve, et dont il peut estimer que c’est une réalité d’essence nouvelle, ou plutôt la réalité enfin, la seule substance, aussi mystérieuse soit-elle, qui mérite le nom de réalité.

Yves Bonnefoy, Goya, les peintures noires, Bordeaux, William Blake & Co., 2006.