©Jacques Laruelle, Ezra Pound regardé

Goûts.

« Il n’y a aucune raison pour que le même homme aime les mêmes livres à dix-huit ans comme à quarante-huit.
Il y a certaines divisions, certaines dissociations que je m’abstiens de faire parce que je ne pense pas qu’à mon âge, je doive imposer au jeune lecteur les goûts d’un homme mûr.
Dieu merci il est des livres qu’on apprécie SURTOUT avant vingt-cinq ans, et d’autres livres qu’on peut ENCORE lire à quarante-cinq et qu’on souhaite pouvoir lire au déclin de sa vie.
Réalisme, romantisme, les hommes tels qu’on les voit, les hommes tels qu’on les imagine ou tels qu’ils sont « dramatisés », les hommes tels qu’on imagine tout simplement qu’ils ne sont PAS…
Ainsi de l’histoire de Jack Dempsey. Quand il se révéla que Tunney était un boxeur instruit, un reporter s’approcha de M. Dempsey et lui parla de littérature. Je crois qu’il mentionna Cashel Byron ou quelque autre roman traitant du ring. Dempsey ne devait pas l’avoir : « Agh, c’est pas du tout comme ça. »
Le reporter remarqua que Dempsey possédait un roman haut en couleurs traitant d’un grand duc de Russie. Il émit l’idée que si Dempsey avait été un grand duc, il se serait trouvé tout autant en désaccord avec la description de la haute société russe d’autrefois.
Dempsey répondit « J’ai jamais ÉTÉ un grand duc ! »
Les gens parfaitement sincères disent qu’il est impossible d’enseigner la littérature, et ce qu’ils ENTENDENT par une telle chose est probablement vrai.
Mais on PEUT, à peu près clairement, apprendre à un homme comment distinguer telle sorte de livres de telle autre.
Certaines manifestations verbales PEUVENT être prises comme mesures, équerres ou voltmètres, ou peuvent servir de « points de repères », et, une fois familiarisé avec elles, on peut fort bien procéder à des estimations de la chose écrite et des forces relatives, des énergies et des perfections ou imperfections des livres.
On ne meuble pas une maison uniquement avec des doubles décimètres et des bascules.
Les auteurs et les livres que je recommande dans cette introduction à l’étude de la littérature doivent être considérés COMME des mètres-étalons, ou comme des voltmètres.
Les livres mentionnés sont des livres qu’il faut avoir à l’esprit, et cela AVANT même de tenter l’estimation des autres. Il NE s’agit évidement PAS là de tous les livres d’importance.
Pour ce qui est de la plus grande quantité de vos lectures, il s’agit tout simplement de ne pas s’en « charger ».
D’un autre côté il s’agit de ne pas s’empêtrer dans le snobisme idiot d’une foule d’écrivains de grande imagination, d’essayistes entraînés et de jeunes gens raffinés, membres de toutes sortes de cénacles littéraires. »

Ezra Pound, A.B.C. de la lecture, traduit de l’américain par Denis Roche, Paris, Editions de l’Herne, 1966.

Après avoir été arrêté par les forces américaines à la fin de la seconde guerre mondiale pour avoir un peu trop flirté avec l’Italie mussolinienne, le poète Ezra Pound (1885-1972) sera rapatrié et interné en hôpital psychiatrique pendant près de douze années. Les médecins écriront dans son dossier : « son fonds d’information sur les sujets historiques, géographiques, politiques, économiques et artistiques, ainsi que d’autres encore, est apparemment de niveau supérieur. Intelligence apparemment tout à fait supérieure ». C’est peu dire que ses Cantos condenseront ce savoir gigantesque ; allant du paganisme grec à la Chine confucéenne, en passant par la Provence du XIIème siècle et  la renaissance italienne. Cet immense poème épique de près de mille page est le fruit d’un travail de cinq décennies et c’est aussi un formidable exercice de style oscillant entre un archaïsme et une nouvelle forme d’écriture.

Issu d’une famille de cette Amérique profonde si bien décrite par Nathaniel Hawthorne, Ezra Pound étudiera les œuvres poétiques des troubadours de Provence avant que ses pas ne le conduisent en Europe où il sera intiment mêlé à la naissance de l’Ulysse de Joyce, de l’envol d’Ernest Hemingway ou de T.S Eliot. Une biographie très riche qui fit dire à son biographe Humphrey Carpenter :« si Ezra Pound n’avait pas existé, il aurait été très difficile de l’inventer ».

©Horst Tappe

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