23 décembre 2014
Le nez dans le ruisseau
© Jacques Laruelle, L’Ile de St-Pierre, décembre 2014
À la suite d’une rencontre au début des années 2000 entre François Lagarde des éditions Hors Oeil et la réalisatrice Christine Baudillon avec le poète-philosophe Philippe Lacoue-Labarthe (1940-2007), ils se décident à tourner sur les lieux des auteurs qui ont pu compter pour ce dernier et sa pensée. Commence alors « un voyage visionnaire » sur les chemins européens avec Iena pour Hegel, Sils-Maria pour Nietzche, Tübingen pour Hölderlin etc… Manière de chercher des « dormances » mais aussi faire « don d’un poème à travers un film » ; un premier film sera tourné en hommage au poème Andenken de Hölderin écrit entre 1803 et 1805 après un séjour à Bordeaux et un second Entretiens à l’Ile St Pierre où il est question de son hôte le plus célèbre, Jean-Jacques Rousseau. La mort de Philippe Lacoue-Labarthe en 2007 viendra mettre malheureusement un point final à ces pérégrinations intellectuelles. Reste de beaux moments d’échange et d’amitié entre Jean-Christophe Bailly et Philippe Lacoue-Labarthe comme dans l’extrait suivant.
Plus connu comme philosophe que comme poète (même s’il réfutait l’une et l’autre de ces appellations) , Philippe Lacoue-Labarthe en 2000 sortira un recueil au titre énigmatique Phrase dans la collection Détroits de Christian Bourgois. Il y pose le concept d’une « prose coupée ».
PHRASE I
… laisse – laisse venir (céder, probablement, ou sourdre, bien qu’à peine)ce qui ne viendra pas et ne peut arriver, faute ne serait-ce qu’un infaillible rivage et parce qu’il est manifeste en toi, c’est ailleurs, nulle part où tu te troubles que cela ruisselle ou s’effondre (je ne sais pas, je pense à un visage exténué, trahi, couvert de larmes, etc. – en fait à la supplication), laisse, oui, laisse vieillir en toi et décliner ce qui n’a pas eu lieu : nous y sommes tenus, contraints, de même qu’à l’irrévocable qui, l’un à jamais selon l’autre, nous sépare, l’un à part l’autre nous lie ; car nous expose que l’écho, en nous, soit presqued’aucune voix, les choses, autour de nous (ce jardin, par exemple, là, cette prairie, toujours la même), trace, bien entendu, d’aucun passage. Et ne dis pas : c’est horrible – « n’implore pas », ne t’effraie pas non plus. C’est, il est vrai, sans appel et nous sommes incontestablement désertés. Mais accepte, quand même, « ne te détourne pas », accepte comme lorsque tu te redresses, honteuse, ignorant toutde ce qui te perd, cette lente catastropheou cet exode, plutôt, qu’à peu près nous sommes.
Philippe Lacoue-Labarthe, Phrase, Paris, Christian Bourgois, 2000
Le fil sera repris par son ami Jean-Christophe Bailly qui prolongera cette forme d’écriture dans son « poème- toupie » Basse continue et l’évoque dans son dernier ouvrage composé d’entretiens avec Philippe Roux .
Le schème de la prose coupée me vient de Philippe Lacoue-Labarthe, je dois le signaler, mais il se trouve que ça recoupait (si je puis dire) ma préoccupation – pas seulement la mienne d’ailleurs – qui est celle de la conduite de la prose en poème, ou le fait qu’il y a dans le prosaïque une chance pour le poème, et qu’on peut dire d’une certaine façon, il y a aussi dans le poème une chance pour le prosaïque. Tout cela venant d’ailleurs de la réflexion sur le genre telle qu’elle a été initiée par les romantiques allemands. Ce qu’il faut remarquer, c’est que si on dit « prose » et « poème », « chant » est une autre catégorie : quelque chose chante, mais le chantement du langage, il peut s’entendre en poésie comme en prose ; le chant, c’est presque autre chose qu’une catégorie de genre. Le chant n’est pas un genre, mais une qualité du langage. C’est justement ce que j’avais essayé d’expliquer dans « un chant est-il encore possible ? ». Le chant ou le chantant, le Tönende pour reprendre l’expression de Lenz, le poète, celui auquel Büchner a consacré son récit, et qui avait fait cette opposition formidable en allemand entre le Tönende, le sonnant, le résonnant, et le bildende, le formant, le formateur, au sens où l’on parle de Bildung, de Bildungsroman, etc. – le Tönende, donc, n’est pas quelque chose que l’on doive aller chercher ailleurs que dans le langage, pour le lui coller dessus comme on le ferait d’un ornement ou d’un supplément. Le Chantant appartient en propre au langage.
Jean-Christophe Bailly, Passer définir connecter infinir, Paris, Argol, 2014
De ce chantement, il est intéressant aussi de souligner l’influence qu’a pu avoir Philippe Lacoue-Labarthe dans des domaines à priori éloignés de l’écrit comme la musique. Le musicien Rodolphe Burger qui travaille régulièrement sur des potlatchs mélangeant généreusement philosophie, littérature et expérimentations musicales (en témoigne son travail régulier avec le poète Olivier Cadiot) n’hésite pas à revenir sur l’influence qu’a eu la pensée de Lacoue-Labarthe. Dans un hommage paru dans la revue Vacarme, le musicien revient sur la prose du philosophe et son rapport avec le jazz.
C’est extraordinaire de voir à quel point quand il s’agit de l’essentiel — ce qui le fait écrire — c’est la musique qui fournit le schème, l’exemple.
C’est beau, ce que dit Lacoue-Labarthe de la « véridiction ». Il dit : il y a d’une part le discours (qu’il s’agit toujours aussi de soutenir), et puis il y a (il énumère) : la situation, les autres, etc. Il définit tout cela à partir de l’exigence de la véridiction, qui n’est ni la problématique du discours, ni celle du parler ou de la vérité au sens de l’exactitude scientifique, technique, ou métaphysique. Il s’agit d’autre chose. Il s’agit de savoir comment trouver le juste ton. C’est un art du tact, extrêmement précis, qui a toujours affaire à un ensemble de paramètres qui sont l’altérité, la situation. Cette exigence de justesse, évidemment, ne peut jamais être assurée, acquise, elle est toujours à relancer. Et la « situation musicale » en offre un exemple parfait : dans le fait de jouer ensemble, dans l’improvisation, de quoi s’agit-il d’autre ? Il s’agit d’être dans la justesse d’adresse, la justesse de réponse par rapport aux autres, dans un contexte qui est toujours singulier et qu’aucun appui discursif ne peut jamais étayer. La « situation musicale » est comme la métaphore concrète de toute situation éthique, le point de contact entre justesse et justice.
La fascination de Philippe pour le jazz vient de là, de cette extraordinaire capacité que révèle le jazz d’une « véridiction » qui ne passe pas par le discours, qui se passe totalement du langage articulé. Et il est évidemment très intéressant pour nous, par rapport à notre problématique de la « reprise », qu’il dise que c’est par le jazz qu’il a pu réécouter la musique classique, c’est-à-dire y entendre quelque chose. Quand on a baigné dans un certain ensemble culturel, ici la musique classique, il faut très certainement, à un moment donné, en sortir, écouter autre chose, pour pouvoir y revenir et y entendre justement ce qui y parlait, mais qu’on n’entendait plus. Le jazz était pour Philippe sa « musique face à la musique », parce que sa véridiction rouvrait l’accès à une « dictée » pure, débarrassée de tout horizon narratif, discursif, ou symbolique.
Le mot que je retiens, puisque lui-même le souligne, c’est celui de prosodie, dont il précise qu’il ne l’entend pas au sens strictement technique. Il y a plusieurs sens au mot prosodie, mais cela désigne notamment, dans la musique, l’art de l’ajustement de ce qui est proprement articulé : caler les syllabes, faire entendre les syllabes accentuées, celles qui ne le sont pas par rapport aux temps musicaux, etc. Ce n’est pas de cette prosodie-là dont Philippe parle. Ce qu’il entend par prosodie, c’est quelque chose de plus fondamental, qui concerne la façon de rythmer le dire quel qu’il soit, langagier ou autre. Ce mot prosodie, je le souligne donc, et je le retrouve à un autre endroit qui est comme un petit recoin secret dans l’œuvre de Philippe. Il se trouve dans Phrase (« Phrase XIV »). Dans ce texte, vraisemblablement écrit aux États-Unis, et dont Jean-Luc Nancy est le dédicataire, il est beaucoup question de Bach, et aussi de The Waste Land, le magnifique poème de T. S. Eliot. Mais au détour du texte, on tombe sur ceci, qui prend la forme d’une allusion cryptée, presque d’une devinette : « Mais la prosodie, c’est à Oakland qu’il fallait l’apprendre, de celui qui a le sang dans son nom. » C’est mystérieux, on ne sait pas de qui il s’agit. Et puis j’ai réalisé qu’il s’agissait de James Blood Ulmer, que Philippe était allé écouter dans un club à Oakland, la ville « noire » qui jouxte San Francisco.
Rodolphe Burger, Prosodie du jazz in Vacarme, avril 2010
Classé dans: 2.10 Littérature française
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