1 juillet 2015
Des arbres à abattre
©Laëtitia Donval, En surface
Publié une première fois en 1975 par L’Âge d’homme puis réédité en 2003 par les éditions Héros-Limite, La Scierie est toujours resté, le temps passant, un récit anonyme. Certes, nous ne savons toujours pas qui a écrit La Scierie mais peu importe; ce texte fulgurant se suffit à lui-même et on sent bien que l’auteur y a tout mis et qu’il n’écrira plus jamais (ce qui est déjà remarquable…). C’est un cri de rage, moins contre la société ou le monde du travail (l’auteur n’a aucune illusion, ni sur les ouvriers, ni sur les patrons) que contre lui-même. Et sa manière d’être contre soi passera en éprouvant son corps jusqu’à ses dernières limites.
Dans les années cinquante, un jeune élève échoue à son baccalauréat. Dépité, il attend son ordre de départ pour la conscription en travaillant dans trois scieries différentes – en crescendo dans la dureté. Nous sommes loin d’une lutte sociale que l’on pourrait attendre d’un récit de cette époque ; le protagoniste s’acquittera de ses besognes dans la souffrance et racontera son ressenti avec brutalité. C’est un corps seul et égoïste qui parle sans tricherie. Le récit est remarquablement bien écrit, dans une langue presque orale où cette forme se marie parfaitement aux nécessités du récit. La préface est de Pierre Gripari.
« En attendant, je commence à porter mes billons le matin à sept heures et j’en ai pour jusqu’à six heures trente du soir. Parfois, j’ai le fameux voile rouge devant les yeux, j’ai l’impression d’avoir l’épaule en bouillie. Et la pluie se met à tomber. Une pluie fine, qui pénètre. Dans ce métier, on travaille par tous les temps. Robert et Jean continuent donc à tronçonner, baissés, l’eau coule lentement sur leur visage et s’égoutte à leur menton.Les billons que nous transportons sont trempés et comme nous les tenons à bras-le-corps pour nous les charger, je sens bientôt mon ventre coller à mes fringues saturées d’eau. Mon battle-dress américain est transpercé.Pour la première fois je reste sous la pluie, devant un hangar où je pourrais être au sec. Le méchant vent aigre de la vallée de la Loire se lève et, malgré le travail pénible, je claque des dents. Mes vêtements ne glissent plus sur ma peau. Le vent forcit. Ses longs cheveux châtains collés au front, grimaçant, Garnier se collette avec les plus grosses billes. Il est nu sous son bleu délavé.Voici l’ambiance de la scierie. Des hommes rudes, de vrais hommes. Quand un de ces hommes dit : « Je tiens », il tient, on peut y aller, ce ne sont pas des types à chier dans leur froc à la dernière minute. Ils ont tous l’air très méchant, mais, sous cette enveloppe, se cachent des cœurs qui rendent hommage au mérite et au courage. Eux seuls connaissent la valeur de l’effort, parce qu’ils sont habitués à souffrir. Ils ne savent pas tous lire, mais ils sont courageux, costauds, décidés. Ce sont des forts.C’est dans ce milieu que va commencer l’hiver, le dur hiver. »
Anonyme, La scierie, Genève, Héros-Limite, 2013
Classé dans: 2.10 Littérature française
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