10 février 2016
La bouche collective
Kurt Schwitters, Difficult
Face à l’encerclement de Madrid par les forces nationalistes, le gouvernement républicain fait appel en automne trente-six aux troupes anarchistes basées sur le front de Saragosse. Le 20 novembre 1936, aux abords de la cité universitaire de Madrid, d’une balle dans le dos, leur leader Buenaventura Durruti s’écroule mortellement. Tirée par qui ? Les fascistes ? Les communistes ? Son garde du corps ? Un accident ? Hans Magnus Enzensberger, dans Le bel été de l’anarchisme répond et ne répond pas. Ou bien si, et de la meilleure manière possible : en répondant que rien ne va de soi.
Dans ce roman publié en 1972, l’écrivain allemand Enzensberger choisit la forme qui lui convient le mieux pour raconter l’existence et la mort de Buenaventura Durruti : un style documentaire où chaque évènement est progressivement amené par différentes personnes, tracts, articles d’encyclopédie, discours. Ce collage, savamment orchestré, donne au lecteur cette sensation que l’Histoire est insaisissable, d’un réel spectral. Enzensberger intervient tout de même entre les grandes thématiques qui découpent Le bel été de l’anarchisme pour y apporter son regard, poser d’autres questions face à l’historiographie et à tous ces rêves d’utopie fracassés. De ce bel été de l’anarchisme, Hans Magnus a tiré un documentaire – cette fois-ci en image – dans le double DVD réuni sous le titre Ich bin keiner von uns.
Ce sont des inconnus, d’obscurs êtres sans nom : une bouche collective. Cependant, l’ensemble de ces propos anonymes et contradictoires se confond et acquiert une qualité nouvelle : ces histoires deviennent de l’Histoire. C’est ainsi que depuis la haute antiquité « Elle » nous a été transmise : sous forme de légendes, d’épopées, de romans collectifs. L’Histoire considérée comme une science n’existe que depuis que nous ne sommes plus uniquement tributaires de la tradition orale, depuis qu’il existe des « documents » : échanges de notes, textes de traités, protocoles, publications d’actes. Mais personne n’a en tête l’Histoire des historiens. L’aversion qu’elle suscite est élémentaire : elle paraît insurmontable. Elle est, chez nous tous, faites de souvenirs scolaires. Pour les peuples, l’Histoire est et demeure un amas d’histoires. Elle est ce que l’on peut se remémorer et ce qui vaut la peine d’être constamment conté et raconté : un récit. Au surplus, la tradition ne recule devant aucune légende, aucune trivialité et aucune erreur, pourvu qu’il s’y rattache une représentation des luttes du Passé. D’où l’impuissance notoire de la Science devant le livre de d’images, le colportage. « Je suis ici, je n’y peux rien. » – « Et pourtant, elle tourne ! » Il n’est de recherches savantes qui puissent effacer des phrases de ce genre ; la preuve qu’elles n’ont jamais été prononcées ne pourrait leur être opposée. La Commune de Paris, la tempête qui s’est abattue sur le Palais d’Hiver, Danton à la guillotine et Trotski à Mexico : l’imagination collective a plus de part de ces images que quelque science que ce soit. Pour nous, en somme, la Longue Marche, c’est ce qu’on nous a raconté de la Longue Marche. L’Histoire est une invention dont la réalité fournit la matière. Mais ce n’est pas une invention quelconque. L’intérêt qu’elle éveille repose sur les intérêts de ceux qui la racontent et elle permet à ceux qui écoutent de faire une discrimination entre leurs propres intérêts et ceux de leurs ennemis et de les déterminer avec plus de précision. Nous devons beaucoup à la recherche scientifique, qui se croit dénuée d’intérêt personnel ; mais elle demeure un « Schlemihl », un personnage artificiel. Seul, le véritable sujet de l’Histoire crée une ombre. Il la projette sous forme de fiction collective.
Hans Magnus Enzensberger, Le bref été de l’anarchisme, Paris, Gallimard, 1975
Gravitant autour du Groupe 47 comme Hans Magnus Enzensberger, Uwe Johnson (1934-1984) avec son roman Conjectures sur Jakob possède de nombreux points communs avec lui. En effet, sa construction est aussi faite d’une multitude de voix, de témoignages autour de la mort d’un cheminot écrasé par un train dans un nœud ferroviaire entre l’Est et l’Ouest. Un procédé identique, pour ainsi dire brechtien tant il ne laisse jamais le lecteur passif. La toile de fond est éminemment politique ; une séparation des deux Allemagnes au moment des évènements de Budapest durant l’automne de 1956 donne un surcroît d’opacité au personnage Jakob – comme Durruti.
- Mais il est toujours passé en plein travers des voies de triage et de départ, pour la bonne raison que de l’autre côté, en faisant tout le tour de la gare jusqu’au passage clouté, ça lui aurait pris une demi-heure de plus pour arriver au tram. Et ça faisait sept ans qu’il était dans les chemins de fer.
- Regarde-moi ce temps, un vrai mois de novembre, le brouillard t’empêche de voir à dix pas, surtout le matin que ça s’est passé, ça glisse drôlement. Un faux pas est vite fait. Ces fichues locos de manœuvre, tu les entends à peine venir et les vois encore moins.
- Je te dis que ça faisait sept ans qu’il était dans les chemins de fer, et tout ce qui pouvait rouler sur des rails, près ou loin, il l’entendait parfaitement venir sous la haute cabine d’aiguillage aux gros yeux de verre, une silhouette traversait l’entrelacs des voies ferrées noyées dans les vapeurs et la grisaille, enjambant d’un pas sûr et désinvolte un rail après l’autre ; elle s’arrêta sous un signal vert, disparut un instant derrière le mur vrombissant d’un express sortant de gare, se remit en mouvement. À sa taille dressée, on pouvait peut-être reconnaître Jakob, il avait enfoui les mains dans son pardessus et, la nuque droite, semblait observer le mouvement sur les voies. Plus il approchait de sa tour, plus sa silhouette se perdait dans la masse sombre des wagons de marchandise et des locomotives haletantes qui, aux coups de sifflet stridents des hommes d’équipe, reculaient lourdement sur les rails humides et gras, comme des monstres rampants dans le brouillard du petit matin.
- Si quelqu’un avait l’oreille, c’était bien lui. Il me l’a expliqué lui-même, avec les formules physiques et tout, en sept ans on en apprend un bout, et il me disait : dès que tu vois venir quelque chose, tu t’arrêtes, même si c’est encore loin. « Quand le train arrive – il est déjà là », qu’il me disait. Il s’en sera souvenu, même par temps de brouillard.
- Une heure plus tôt, ils avaient écrasé un homme d’équipe sur la butte de lancement, lui aussi devait avoir l’oreille.
- Mais c’est justement pour ça qu’ils étaient si agités. Oh, bien-sûr, ils ont tout de suite trouvé les mots qu’il fallait, accident tragique, service rendus à l’édification du socialisme, souvenir reconnaissant : celui qui a trouvé tout cela doit en savoir plus long que personne. Demande donc dans toute cette fichue gare s’il y en a un seul qui a obtenu en plein mois de novembre son laissez-passer pour l’Allemagne de l’Ouest ; Jakob, lui, est rentré le matin même dans un train interzones. Devine chez qui il était.
- Cresspahl, tu le connais peut-être. Il a une fille.
Uwe Johnson, Conjectures sur Jakob (La Frontière), Paris, Gallimard, 1994
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
Commentaires