10 mai 2016
Les traîneries monstres
Robert Rauschenberg, Riding bikes, 1998
La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel, Hanns Zischler pourrait faire sien les vers de Charles Baudelaire pour son Berlin est trop grand pour Berlin. De destructions incessantes (et cela même avant les bombardements de la deuxième guerre mondiale) en reconstructions sans plan réel d’urbanisme, la ville de Berlin n’a jamais réussi qu’à devenir le fantôme de la ville internationale qu’elle voudrait être. La réédition de ce Berlin est trop grand pour Berlin (épuisé dans une version courte depuis quelques années) aux éditions Macula est la bienvenue pour comprendre cette histoire et la sensation étrange que l’on peut ressentir en déambulant dans cette ville.
Connu comme photographe, réalisateur et acteur (une filmographie imposante allant de Wim Wenders, Steven Spielberg, Jean-Luc Godard à Olivier Assayas), Hanns Zischler est aussi écrivain. On lui doit notamment Kafka va au cinéma ou encore cette année le roman La fille aux papiers d’agrumes aux éditions Bourgois (Collection Détroits). Berlin est trop grand pour Berlin est une succession de tableaux où s’enchevêtrent « prose discontinue et extraordinairement ductile, (…) comme une nasse très souple », plans de ville, planches botaniques, et photographies. On y croise la figure de la poétesse Gertrud Kolmar, un assemblage photo d’un trajet de bus de la Brixplatz (Charlottenburg-Westend) à Stralau (Friedrichshain) ou encore le mystérieux Oskar Huth et ses échappées belles en pleine seconde guerre mondiale.
À la fin des années 1970, je croisais assez souvent au « Zweibelfish » (l’Ablette), un bistrot de Charlottenburg, un monsieur à l’élégance vestimentaire frappante, pantalon au pli toujours impeccable et nœud papillon. Son charme décontracté ignorait distinctively le débraillé de l’époque. Il avait un teint clair et lisse, tanné par le grand air. Sa moustache à la Menjou me faisait penser à quelque « aristocrate polonais ». C’était un buveur inspiré et je garde le souvenir de ses entrées en scène, tout épicées de formes et de formules courtoises, un doux sourire détaché aux lèvres. Des yeux bleus étincellants, un regard mélancolique et distrait, une bienveillance réservée. On eût dit que son langage choisi, rehaussé de surpenantes arabesques, faisait signe depuis je ne sais quel roman de Jean Paul. Il était extrêmement ferré dans quantité de domaines, surtout en musique et tout ce qui touchait à la facture des instruments et aux arts graphiques. Par moments, on pouvait croire qu’il citait un nom, ce qui mettait son auditeur ignorant dans un cruel embarras. De toute évidence, cet homme venait d’un autre temps et d’un autre monde : Oskar Huth, dit Hütchen, « petit chapeau », un diminutif qui, curieusement, plutôt que de le raccourcir, ne faisait qu’ajouter à la magie de son personnage. C’est peu à peu que j’ai appris qu’il était effectivement tombé hors du temps, au sens le plus littéral, et qu’il avait échappé d’une façon toute personnelle au piège d’une terrible époque. Sa biographie, recueillie et éditée par Alf Trenk sous le titre Überlebenslauf, fait apparaître sa vie comme une magistrale œuvre d’art : Oskar Huth a réussi en effet, dans les années de servitude maximale, à conquérir une liberté dans l’illégalité et à faire profiter maintes autres victimes, par générosité naturelle, des fruits artisanaux de son art de l’échappée belle.
Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Macula, 2016
Ainsi Hanns Zischler arpente la ville de Berlin depuis plus de quarante ans en déroulant sa phrase urbaine à la manière de Walter Benjamin, Franz Hessel, W.G. Sebald ou encore Jean-Christophe Bailly. Loin d’être un constat désabusé sur Berlin, (ce serait même plutôt l’inverse) il s’agit d’un véritable appel à l’art du regard sur les petits riens qui nous entourent. À l’utopie aussi, comme dans la proposition de l’écrivain d’ériger sur le site de l’ancien aéroport de Tempelhof cette tour restée à l’état de projet de Vladimir Tatline :
Utopie architecturale jamais réalisée, qui surpasse pourtant sans mal les forteresses staliniennes qui lui ont succédé et qu’elle laisse loin derrière elle, la tour Tatline de 1920 pourrait exorciser l’horreur de cette zone vide. Le projet de l’artiste constructiviste symbolise un geste d’inutilité triomphale qui mérite réflexion. L’obliquité et la transparence de la tour qui se rétrecit en dessinant une spirale romprait et « allégerait », au sens le plus littéral du mot, la pesante barrette architecturale qui suinte la bureaucratie, en rayonnant sur tout le site comme un poème pointant vers le ciel. S’élevant à une hauteur de 400 mètres, l’aérienne construction n’occuperait en outre qu’une toute petite surface de l’aéroport et cet astrolabe abritant en son sein quatre éléments tridimentionnels calendaires (cube, pyramide, sphère, cylindre) fonctionnerait comme un nouvel emblème de la ville. Disposée dans le prolongement exact de la Friedrichstrasse, la tour mettrait comme un point final à l’extension historique de Berlin, dont elle marquerait l’apogée en trois dimensions, en nouant avec les deux anciens édifices de la Tour de la télévision et de la Maison de la radio une « relation triangulaire » passionnante. Elle ferait ressortir avec évidence la véritable qualité de Berlin, celle d’être une ville aux multiples centres. Ce qui a vu le jour au Moyen Âge sous la forme d’une double ville et qui a abouti, il y a un siècle, à un grand Berlin hétérogène, ce qui a été défiguré pour finir par la dictature nazie puis détruit par la guerre, a développé depuis les années 1950 des zones et des lieux de densité urbaine tout à fait singuliers. Chaque pas vers un Berlin qui prétendrait avoir un centre serait illusoire et funeste – et l’on fera mieux d’en renforcer au contraire le polycentrisme. La tour Tatline se prêterait idéalement à signaler et à encourager cette tendance, en posant une ponctuation manifeste dans le paysage urbain.
Hanns Zischler, Berlin est trop grand pour Berlin, Paris, Macula, 2016
Une littérature prenant les chemins de traverse, abordant les lieux, l’histoire, les objets etc. sous d’autres angles, s’affirme de plus en plus dans l’édition actuelle. Difficile, cependant, d’en faire l’historique, cet art du collage que l’on trouve dans la prose chez Alfred Döblin et son Alexanderplatz, l’ajout de photographies avec du texte chez Alexander Kluge, Bertolt Brecht, Rolf Dieter Brinkmann, Klaus Theweleit ou encore W.G Sebald, pour ne rester que dans la littérature de langue allemande.
Classé dans: 7.10 Littérature allemande, VARIA
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