16 juin 2016
Rien n’est fermé jamais : Nezami, Ferdowsi, Khayyam & Attar
© Jeremy Suyker, Zurkhaneh
En 2008, un bien curieux film d’Abbas Kiarostami sortait sur les écrans : Shirin. Le cinéaste iranien filmait une représentation théâtrale du calvaire de Khosrow et Chîrîn tirée d’un poème de Nezami. Or ce n’était pas la scène qui était filmée mais le visage de 108 spectatrices tout au long de l’heure et demi que dure le film. S’offrait alors un beau film-miroir rythmé par la bande-son des vers du poète du XIIème siècle déclamés par les acteurs. Nous pouvions constater à quel point la poésie en Iran n’était pas seulement un printemps mais aussi et surtout quelque chose de beau et de vivant.
C’est une miniature perse, Shirin au bain, inspirée de ce même poème qui sert d’amorce au livre de Jean-Pierre Ferrini Le grand poème de l’Iran. S’étant pris de passion pour Nezami et pour la poésie perse en général, il partit sur les traces des poètes des siècles passés dans un espace géographiquement plus large que les frontières actuelles de l’Iran. Ainsi dresse-t-il dans son livre les portraits de Ferdowsi, Khayyam, Nezami, Attar, Rumi, Saadi ou encore Hafez, tout en livrant les impressions de son voyage en Iran, Azerbaïdjan et Ouzbékistan.
Shérazade(s)
Les sept portraits de Nizami – les sept contes enluminant son étrange et long poème que j’ai lu à Gandja dans la traduction d’Isabelle de Gastines pendant mes soirées à l’hôtel, mes heures d’attente ou mes trajets en autocar – pourrait être une transposition en vers de versions primitives des Mille et une nuits, sans le conte cadre qui menace de mort Shérazade si elle ne poursuit pas indéfiniment sa narration. L’ensemble du livre a pour objet la « chanson de geste » du roi sassanide Bahram V, dit Bahram-Gour (l’Onagre), qui régna au Ve siècle. À la mort de son père, Bahram lui succède et épouse sept princesses qui, comme leur sœur persane Shéhérazade, vont lui raconter chacune une histoire dans un « dôme » ou un pavillon pour reprendre le titre de la traduction de Michael Barry (Le pavillon des sept princesses). La première de ces histoires, celle de la princesse de l’Inde, dans le dôme noir de Saturne, de la mélancolie de Saturne, est la plus troublante. Un roi questionne un étranger pour élucider le fait qu’il soit vêtu de noir. Personne hors celui qui endosse ce deuil ne peut le savoir, lui répond-t-il, ajoutant qu’il vient d’une ville de Chine, la cité des Eperdus, où les habitants sont vêtus de noir. Pour résoudre l’énigme de l’histoire « non contée », le roi décide de tout quitter et, parti à la recherche de cette ville, il rencontre un « boucher » qui élude aussi la question. « Tu interroges sur ce qu’il ne faut pas », lui dit-il avant d’accepter de lui donner la seule réponse dont il est capable. Il le guide dans un endroit et lui propose de s’installer dans un « panier nacelle » qui le transporte dans un lieu paradisiaque. La description que fait Nizami de cet Eden, de ce jardin des délices, porte à son comble l’érotisme des Mille et une nuits. Parmi des houris toutes plus belles les unes que les autres, leur reine les surpassant encore en beauté séduit le roi qui en tombe follement amoureux. Elle s’appelle Turktâz, un nom d’origine turque. Ensemble, ils se livrent à la légendaire « volupté orientale », s’enivrent de vins et de sucreries, de chants et de musique, tandis que la troupe des houris les enveloppe de leurs danses. « De toute réserve le voile fût ôté. » Le roi ne désire que Turktâz qui le couvrant de baisers se refuse à lui. Nuit après nuit, elle interrompt leurs ébats juste à temps en lui concédant une de ses suivantes, « quand vient le moment où la nature ne retient plus la bride ». Le supplice s’accroît de page en page, impatientant le roi qui va commettre l’erreur de ne pas se contenter des baisers de Turkhâz.L’homme en voulant satisfaire son désir, ne satisfait pas celui de la femme. « Mais ce désir que tu dis : un long temps il faut / pour l’atteindre – et toi, vite, tu veux le satisfaire. »La trentième nuit sera fatale au « bestiaire » de son impatience. « Tu as beau avoir hanches de gazelle, ô beauté, s’exclame le roi, à sommeil de lièvre jusqu’à quand me condamnes-tu ? Je crains que le vieux loup aux ruses de renard n’entreprenne contre moi et ne bondisse ; que, telle une panthère, il me terrasse. » Puisque tu le veux, répond Turkhâz, qu’il en soit ainsi, bien qu’elle l’implore de patienter encore une dernière nuit. Au moment où il croit la posséder, elle exige qu’il ferme les yeux. En les rouvrant, tout a disparu. Il se retrouve seul dans le panier nacelle « prédateur à sa proie arraché », s’apprêtant à rejoindre la foule mélancolique des Noirs vêtues. Turkhâz dans son jardin de délices n’est plus qu’un fantasme qui endeuillera perpétuellement sa mémoire. Si je t’avais répété cent années durant cette vérité, lui dit le « boucher » qui l’attendait à côté de la nacelle, tu ne m’aurais pas cru, il fallait que tu en fasses toi-même l’expérience, voies ce qui était celé.Le panier nacelle désigne la boîte noire de notre âme, la caverne qui empêche l’âme d’accéder à des réalités plus hautes (en les étreignant charnellement avec son corps et non avec son esprit). Mais à Gandja, en lisant, en relisant les Sept portraits, il me semblait que ce platonisme ne pouvait s’appliquer entièrement à Nizami ; que ces histoires étaient des fictions à part entière, indépendamment de leurs fins morales ; que la Cité des Eperdus existait, qu’elle n’était pas qu’une chimère depuis que Gérard de Nerval – le ténébreux, le veuf, l’inconsolé – l’avait constellée du soleil noir de sa mélancolie… Chaque conte – noir, or, vert, rouge, turquoise, santal, blanc – célébrerait en définitive la souveraineté féminine de toutes ces Shéhérazade(s) comme les innombrabres « Chîrîn au bain » me l’enseignaient.
Ô toi qui joues toujours à contretemps -
pour une fois bats la bonne cadence ! Que tu me joues des notes fausses, – soit ;je ne cesserai, moi, de te donner l’accord juste !
Jean-Pierre Ferrini, Le grand poème de l’Iran, Bazas, Le temps qu’il fait, 2016
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Ce périple prétexte rappelle celui, paru en 2012, de Nicholas Jubber conté dans le plus ou moins heureux À la barbe des ayatollahs, dans l’Iran et l’Afghanistan d’aujourd’hui. Cette fois-ci, l’écrivain anglais se concentrait sur le poète Ferdowsi (940-1020). Considérée comme l’épopée nationale d’Iran son Livre des Rois (en persan Shâhnâmeh) retrace le règne des cinquante Rois de Perse qui se sont succédés depuis la Création du monde jusqu’au début de l’invasion arabe au VIIème siècle. Immense poème de plus de 50 000 distiques, c’est lui qui donne symboliquement et historiquement l’acte de naissance de la poésie en langue persane. Ses épisodes épiques de combats sont probablement parmi les plus connus des iraniens, particulièrement ceux qui ont trait à l’un des héros du Livre des Rois : Rostam.
Un adversaire de Rostam décrit leur combat singulier
Un chevalier parut, de la lignée de Sâm,
que son père Dastân avait nommé Rostam.
Il arriva comme un crocodile en fureur ;
on eût dit qu’il brûlait de son souffle le sol.
Il lançait son cheval et par monts et par vaux,
frappant de la massue, de l’étrier, du glaive.
Ma vie ne valut plus même une poignée de terre :
de sa massue il mit en pièces l’atmosphère ;
et toute notre armée, il la mit en désordre ;
et personne ici-bas ne vit pareil prodige.
Il aperçut mon étendard sur un côté :
de sa masse pesante il le jeta par terre ;
il vint à moi ; il me saisit par la ceinture ;
on eût dit qu’il brisait mes articulations ;
de ma selle de charme il m’enleva de sorte
que je semblais n’avoir que le poids d’un moustique ;
il rompit ma ceinture et mes nœuds de cuirasse ;
et sous sa poigne je m’abattis à ses pieds.
On ne verra jamais un lion de cette force :
ses deux pieds sont au sol et sa tête aux nuages.
Or les cavaliers se groupant me tirèrent
des griffes de cet homme aussi haut qu’un grand mont.
Vous mon roi, vous savez que j’ai du cœur, du poing,
que j’ai résolution, et vigueur dans ma prise ;
mais sous sa main je ne suis plus qu’un moucheron.
Cette créature m’emplit d’inquiétude :
je vois corps d’éléphant, et pas de lion,
mais sans intelligence, esprit ni jugement ;
et lorsqu’il rend la bride à son furieux coursier,
caverne, route ou mont, tout est à plat pour lui.
J’ai connu maint héros, maint homme valeureux
mais jamais ouï parler d’un preux de cette sorte ;
on a frappé trois cent mille coups de massue
sur la tête de cet illustre, semble-t-il ;
mais on dirait qu’il fut tout entier fait de fer
ou bien qu’on le créa de rocher et d’airain.
Qu’il ait devant lui mer ou le tigre royal,
le lion dévorant, l’éléphant furieux,
il fonce tout d’un coup, comme en un jour de chasse ;
le combat lui était un divertissement.
Si Sâm avait été aussi puissant que lui,
des Turcs ne resterait nul glorieux héros.
Z. Safâ, Anthologie de la poésie persane, Paris, Gallimard-Unesco, 1964 (Connaissance de l’Orient)
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Au début de son film In girum imus nocte et consumimur igni, Guy Debord reprend l’un des quatrains d’Omar Khayyam (1048-1132) « Quand nous étions jeunes / nous avons quelque temps fréquenté un maître / quelques temps nous fûmes heureux de nos progrès / Vois le fond de tout cela : Nous étions venus comme de l’eau, nous sommes partis comme le vent ». Nous comprenons aisément ce qui a pu fasciner l’écrivain situationniste. Connu en son temps comme astronome et mathématicien, la consécration en occident de sa poésie vint au XIXème siècle grâce à la traduction d’Edward Fitzgerald. Des quatrains très accessibles qui se passent de tout commentaire :
À personne demain n’est promis. Garde en joie ce cœur plein de mélancolieBois du vin au clair de lune, ô ma lune, car la luneBien souvent brillera sans plus nous retrouver.
Le cercle où se place notre venue et notre départ,
Ne laisse voir ni le principe ni terme.
Nul ne saurait dire, en ce monde, au juste
D’où il vient, où il va.
Z. Safâ, Anthologie de la poésie persane, Paris, Gallimard-Unesco, 1964 (Connaissance de l’Orient)
Pour une biographie de traverse d’Omar Khayyam : Le cure-dent de Jean-Yves Lacroix publié chez Allia.
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En 1979, le Festival d’Avignon commanda une pièce au metteur en scène anglais Peter Brook et à l’écrivain Jean-Claude Carrère. Ils décidèrent alors de monter le poème de Farid al-Din Attar (1142-1220), La conférence des oiseaux. Ce long poème raconte l’histoire d’une myriade oiseaux partant à la recherche de leur roi, le Simurgh – l’oiseau mythique de perse. Le poème fait état de leurs hésitations quant à cette quête initiatique dans sept vallées qu’ils vont devoir traverser. À l’arrivée, seuls trente oiseaux réussiront. Mais ils ne se retrouveront qu’en face d’eux-mêmes, (si-murgh voulant dire en persan « trente oiseaux »). Exemple typique d’un conte emprunt de soufisme, voie dont Attar se réclamait.
Une adaptation de leur pièce est disponible à la bibliothèque ainsi qu’un très beau volume illustré par deux-cent peintures, sous le titre : Le cantique des oiseaux.
La grâce
Dans les rues de Bagdad un soufi un matin passait ;il entendit un marchand qui criait :
« J’ai du miel, disait-il, j’en ai en abondance
et je le vends très bon marché ; qui me le prend ? »
Notre soufi lui dit : « Ô vendeur patient,
voudrais-tu en donner pour rien ? – À Dieu ne plaise !
N’es-tu pas fou, mon bon ? Quelle mouche te pique ?
Qui donnerait jamais rien pour rien à personne ? »
Mais une voix d’En-Haut : « Allons, soufi, dit-elle,
fais encore un effort, monte encore d’un degré,
Et tu recevras tout de moi sans rien donner,
et, s’il t’advient de le souhaiter, plus encore. »
Le sultan et le balayeur
Mahmoud allait un soir sans son escorte ;il vit un homme qui, courbé, balayait la chaussée. Il rassemblait la terre en tas par intervalles. Le roi à cette vue ouvrit un braceletEt le jeta dans un de ces tas de poussière,puis lança au galop son cheval isabelle.
En repassant le lendemain à cet endroitil revit le même homme à la même besogne. « Eh quoi ! dit-il, après l’aubaine d’hier soir,d’un royaume dix fois le tribut sans effort, Te voilà donc encore à gratter la poussière !
Ne manquant plus de rien, tu devrais vivre en prince.
- Ce trésor enfoui, repartit le bonhomme,
c’est ce même labeur qui me l’a procuré,
Et puisque j’y ai vu la chance me sourire,
je veux m’y consacrer jusqu’au jour de ma mort. »
Reste devant la porte si tu veux qu’on te l’ouvre,
Ne quitte pas la voie si tu veux qu’on te guide.
Rien n’est fermé jamais, sinon tes propres yeux ;
ne crains pas de quêter, la porte n’est pas close.
Z. Safâ, Anthologie de la poésie persane, Paris, Gallimard-Unesco, 1964 (Connaissance de l’Orient)
Classé dans: 3.15 Littérature iranienne
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