« … ce que chacun de nous cherche
Chez l’autre
C’est l’autre
Les étoiles à midi,
Pendant que la lumière adore son dieu aveugle »                                                                    W. Merwin

johnson

Raphaël Dallaporta, Antipersonnel, 2010

Une nouvelle fois, on ressort un peu sonné de la lecture des Monstres qui ricanent, le dernier livre traduit en français de Denis Johnson. Nous serions tentés de dire : comme d’habitude. Cette récurrence d’un monde – notre monde – plongé dans un cauchemar éveillé n’épargne en effet aucun livre de l’écrivain américain, ni aucun des lieux dans lesquels il campe l’action. Que ce soit dans la paix relative de nos démocraties occidentales ou dans des zones plongées dans le chaos des guerres, les protagonistes semblent toujours pris dans des hallalis protéiformes parce qu’ils ne savent plus vraiment qui ils sont, ni pour qui ils travaillent. A l’instar de Roland Nair, le protagoniste des Monstres qui ricanent, on se souviendra, par exemple de la protagoniste Des étoiles à midi, une jeune américaine plongé dans un Nicaragua en pleine guerre civile ; est-elle une prostituée, une employée d’une ONG, une journaliste, tout cela à la fois ?

L’air s’épaississait, si l’on peut qualifier « d’air » un garrot de diesel et de poussière grasse, et avant l’averse brûlante je suis entrée au McDonald. J’ai aussitôt remarqué le grotesque casse-pieds, le pauvre petit gros dont le nom m’échappait sans cesse, le Sub-tenente Machinchose, d’Interpren, qui descendait de sa skoda tchécoslovaque noire et restait là dans la rue obscure, mon destin entre ses mains… Si je ne recouchais pas très bientôt avec lui, il allait me retirer mon accréditation.
J’ai espéré que ses signes ne s’adressaient pas à moi, mais j’étais la seule cliente présente dans la salle. Ici, au cœur de la ville haïe, j’ai toujours été l’unique soutien du McDonald, car à cause de la pénurie de viande personne ne pouvait jamais être absolument certain, n’est-ce pas, du genre d’ersatz qui, en cuisine, remplaçait le bœuf. Mais moi, je me fiche de ce que je mange. Je désire simplement m’accouder au célèbre comptoir de chez McDonald pendant que le préposé ne réussit pas à prendre ma commande, et lire les onze certificats apposés sur le mur au-dessus de la glacière en panne, neuf d’entre eux arborant le sigle McDonald en forme d’arche double, les deux documents les plus récents portant le tampon en forme de triangle inscrit dans un cercle, qui témoignait de la futile approbation de la Junta Local de Asistancia Social du Nicaragua… C’est le seul McDonald du monde qui soit géré par des communistes. C’est le seul McDonald où vous devez rendre votre gobelet en plastique pour qu’il soit lavé et réutilisé, le seul McDonald dont le personnel porte un treillis militaire et s’active avec une mitraillette en bandoulière.

Denis Johnson, Des étoiles à midi, Paris, C. Bourgois, 2003

Tout prédisposait Denis Johnson à vadrouiller de part le monde. Né en Allemagne en 1949, il passe son enfance au Japon, aux Philippines, etc., au gré des affectations de son père militaire. Ce terreau de souvenirs et de sensations suintent irrémédiablement dans toutes ses œuvres – notamment par cette capacité à planter un décor en quelques mots. Dans Les monstres qui ricanent, Denis Johnson revient une nouvelle fois vers cette Afrique conradienne de son recueil Pistes. En effet Pistes regroupait une série de reportages que l’écrivain avait effectués pour de grands magazines américains durant les années 90 dans les moments les plus durs des guerres qui ravageaient la Somalie et au Libéria.

L’Unité des petits garçons

Pendant l’hiver de 1992, la revue The New Yorker m’a proposé d’aller au Libéria et d’écrire un article sur ce que j’y trouverais.
A cette époque, j’habitais avec ma famille à Iowa City. Je donnais des cours d’écriture à l’université. Mes deux enfants n’avaient que deux rues à traverser pour se rendre dans une école publique dont on nous avait assuré que c’était l’une des meilleures de tout le pays. Ma femme y travaillait comme bénévole plusieurs jours par semaine. Les gens autour de nous, dans cette petite ville, paraissaient prospères et heureux. J’avais un salaire formidable. Et pourtant, j’ai accepté de partir.
Deux ans auparavant, j’avais publié le reportage d’une très brève visite que j’avais effectuée à Monrovia, capitale du Libéria. C’est sur la base de cette unique expérience qu’on m’avait fait cette deuxième proposition.
Quelques-uns des élèves de mon atelier d’écriture s’étaient intéressés à un livre de Christophe Volger intitulé The Writer’s journey (Le Voyage de l’écrivain). On y lit quelque part : « sauf s’il rapporte quelque chose de l’épreuve qu’il a affrontée dans la Grotte la plus profonde, le héros est condamné à répéter l’aventure. Nombreuses sont les comédies qui ont recours à ce dénouement : un personnage parce qu’il refuse bêtement la leçon de l’expérience, se lance de nouveau dans la folie qui lui a déjà valu ses précédents ennuis. »
Je comptais dresser un portrait de Charles Taylor, commandant en chef du Gouvernement d’assemblée pour la reconstruction nationale et patriotique (NPRAG), et qui se disait président du Liberia. Après deux ans de guerre civile, les troupes du président Taylor se targuaient de contrôler l’arrière pays libérien, c’est-à-dire tout le territoire à l’exception de la capitale, Monrovia. Une force de maintien de la paix composée majoritairement de soldats nigériens avait empêché Taylor de conquérir ce dernier bastion où vit la moitié de la population du pays. Récemment, après une paix précaire, on était retombé dans des combats où s’affrontaient principalement les intervenants nigérians et le NPRAG, mais d’autres factions harcelaient aussi Taylor à l’ouest et au Sud. Tout cela équivalait à une reprise de la guerre civile au Libéria.

 Denis Johnson, Pistes, Paris, C. Bourgois, 2001

Dans son grand œuvre Arbre de fumée qui reçut en 2007 le National Book Award, Denis Johnson décrit les désenchantements du monde qui se déroulent au Vietnam. Comme Don DeLillo, Denis Johnson a cette capacité à parler du présent à travers une multitude de prismes, de personnages poignants et perdus. Denis Johnson ne s’intéresse qu’aux débuts et aux fins de parties. Le milieu n’est juste qu’un white noise sans grand intérêt. Il préfère les champs de bataille agonisants ou les actions faites en sous-main sur la terrasse de l’Intercontinental de Saigon avant que l’histoire officielle et médiatique ne prenne ses marques. Comme cet extrait aux prémices de la Guerre du Vietnam qui ouvre l’Arbre de fumée :

1963

La nuit précédente à trois heures du matin le président Kennedy avait été assassiné. Le matelot Houston et les deux autres recrues dormaient tandis que les premiers reportages faisaient le tour du monde. Il y avait sur l’île un petit boui-boui ouvert toute la nuit, un club déglingué doté de gros ventilateurs à pales fixés au plafond, d’un seul bar et d’un flipper ; les deux marines qui tenaient ce club étaient venus les réveiller pour leur apprendre ce qui était arrivé au président. Les deux marines restèrent assis avec les trois matelots sur le bat-flanc de la cabane en préfabriqué destinée aux simples soldats de passage, à regarder le climatiseur fuir dans une boîte à café et à boire des bières. Toute la nuit, la radio des forces armées, installée à Subic Bay, continua à diffuser des bulletins d’information sur ce meurtre incompréhensible.
C’était maintenant la fin de matinée et le matelot breveté William Houston Jr sentait son ébriété se dissiper peu à peu tandis qu’il marchait dans la jungle de Grand Island avec un fusil de calibre 22 qu’il venait d’emprunter. Le bruit courait que des sangliers sauvages écumaient l’île et ce centre de repos de l’armée, qui était tout ce que Houston avait vu jusque-là des Philippines. Il ne savait pas quoi penser de ce pays. Il avait simplement envie de chasser un peu dans la jungle. Le bruit courait qu’il y avait des sangliers sauvages dans le coin.
Il avançait avec prudence, en pensant aux serpents et en s’efforçant d’être silencieux, car il voulait entendre le sanglier avant que celui ne chargeât. Il avait conscience de l’ampleur du risque. De partout lui arrivaient les dix mille bruits de la jungle, ainsi que les cris des mouettes et la rumeur de l’océan ; lorsqu’il restait parfaitement immobile pendant une minute, aux aguets, il entendait bientôt son pouls ricaner dans la chaleur de sa chair et la sueur ruisseler dans ses oreilles. S’il demeurait sans bouger quelques secondes de plus, les insectes volants le repéraient et vrombissaient autour de sa tête.
Il posa le fusil contre un bananier rabougri, retira son bandana, l’essora, s’essuya le visage et se tint un moment là, chassant les moustiques avec ce bout de tissu et se grattant l’entrejambe d’un air absent. Tout près, une mouette semblait se disputer avec elle-même, en une série de glapissements aigus interrompus par des cris contradictoires plus sourds, ressemblant à Huh ! Huh ! Huh ! Alors, une forme qui se déplaçait d’un arbre à l’autre attira l’attention du matelot Houston.
Il garda les yeux rivés sur l’endroit où il l’avait vue parmi les branches d’un hévéa et tendit la main vers le fusil sans modifier la direction de son regard. La chose bougea encore. Il comprit qu’il s’agissait d’une sorte de singe, pas beaucoup plus gros qu’un chihuahua. Pas vraiment un sanglier sauvage, mais la bestiole s’offrait à l’examen humain, accrochée de la main gauche et de deux pieds au tronc de l’arbre et arrachant la mince écorce avec une hâte fébrile et exaspérée. Le matelot Houston prit le dos du singe dans la ligne de mire. Sans bien réfléchir à ce qu’il faisait, il appuya sur la détente. 

Denis Johnson, Arbre de fumée, Paris, C. Bourgois, 2008

À écouter, un entretien radiophonique (en anglais) sur la radio californienne KCRW au moment de la sortie du livre A resuscitation of a Hanged Man en 1992.