Les premiers jours

Charles Olson (1910-1970) auteur des célèbres Maximus Poems est un arrivé tardif dans le monde de la poésie. Après avoir travaillé dans la haute administration à Washington, il quitte tout et reprend sa thèse d’étudiant en littérature sur Moby Dick et la publie en 1947 sous le titre Appelez-moi Ismaël. Un essai étrange, surprenant par sa construction quelque peu brouillonne et emportée – c’est aussi ce qui fait son charme. Il est facile de voir ce qui a harponné Olson dans sa fascination pour l’œuvre magistrale d’Herman Melville, cette matrice où sont réunis tous les thèmes fondateurs de la littérature américaine. L’extrait ci-dessous en présente certains. La suite de Appelez-moi Ismaël se poursuivra par une description de l’industrie de la baleine ou encore l’influence de Shakespeare sur Melville.

Charles Olson fut aussi connu pour avoir été le recteur du Black Mountain College. L’influence d’Ezra Pound et de William Carlos Williams planera sur cet « espace poétique ». S’y côtoieront John Cage, Robert Duncan, Robert Creeley ou encore le peintre Rauschenberg – tous en recherche effusive de l’œuvre totale en fusionnant leurs différentes activités créatrices.

 

APPELEZ-MOI ISMAËL

Pour l’homme né en Amérique, je considère que l’ESPACE est au centre de tous les évènements, depuis la caverne de Folsom jusqu’à nos jours. J’écris exprès en lettres capitales, parce qu’il exprime un fait capital. Capital, et inexorable.
C’est, depuis l’origine, la source de la géographie, une immensité, et infernale. C’est l’espace qui a fait la première histoire de l’Amérique, celle de Parkman (cf. historien des pionniers) : celle des découvertes. Tout autre chose qu’une étendue de terrain, avec des mers à droite et à gauche, et aucune barrière où enfermer la créature incapable de repos qu’était en train de devenir l’homme de l’occident à l’époque de Christophe Colomb. C’est de l’espace aussi qu’est faite l’histoire de Melville (c’est tout au moins un élément de cette histoire).
Avec, en outre, une âpreté que nous pratiquons encore, un soleil pareil à un tomahawk, de tout petits tremblements de terre, de très grands cyclones et tornades, et, au beau milieu du pays, au nord et au sud, un fleuve qui en draine le sang.
Le point d’appui de l’Amérique, ce sont les étendues moitié terre, moitié mer, un haut soleil, pareil à du métal, et inflexible comme un cercle de fer de l’horizon ; et le travail d’un géant pour résoudre la quadrature de ce cercle.
Voilà l’espace que certains ont chevauché, tandis que d’autres, pour survivre, devaient s’y planter comme un piquet de tente. Selon moi, Poe s’est planté et Melville est monté en selle. Ils sont les deux termes de l’alternative.

Les Américains se figurent être encore de fameux démocrates. Mais leurs victoires ne sont que l’œuvre de la machine. Elle seule, aux yeux de l’homme moyen, a su maîtriser l’espace ; depuis la roue du char à bœufs jusqu’au piston, depuis le muscle jusqu’au « Jet » turbo-compresseur à réaction, elle dessine la trajectoire. Pour Melville, ce n’est pas la volonté d’être libre, mais cette volonté de vaincre, d’écraser la nature, qui sommeille en chacun de nous, en tant qu’individus comme en tant que collectivité. Achab n’est pas un démocrate. Moby-Dick, son adversaire, ne règne souverainement que sur les forces naturelles, sur les ressources.

Melville m’intéresse parce qu’un certain jour de 1850, il décida d’écrire un livre sur l’industrie baleinière et sur ce qui advint à un homme qui commandait l’un des engins les plus efficaces que les Américains eussent encore construits jusqu’alors : un baleinier.
Ce capitaine, nommé Achab, savait ce que c’est l’espace. Il l’avait chevauché à travers les sept mers du monde. Un navigateur et qui connaissait son affaire ; ce que les pêcheurs avec qui j’ai été élevé appellent « un type de haute lignée ». Il avait fait de grosses prises : ramené des cales pleines de barils d’huile, de quoi éclairer, au milieu du XIXe siècle, l’Amérique et l’Europe.
Cet Achab était devenu visionnaire. La chose qui obsédait son esprit était démesurément, déraisonnablement grande et blanche. Tout le reste avait cessé d’exister en lui : tout l’espace était ramené aux contours d’une baleine appelée Moby-Dick. Il lui a donné l’assaut, comme Colomb à l’océan, comme La Salle à un continent, comme l’expédition du Donner au fameux défilé hivernal.
Melville m’intéresse parce qu’il a vu assez clair pour comprendre que le Pacifique fait partie de notre géographie, que c’est un second Far-West, préfiguré dans les plaines, et leur antithèse.
La mer, la mer salée, est à l’origine de l’homme ; et la perpétuelle répercussion de ce grand fait ancien, constamment répété et renouvelé dans le processus de la vie en chaque être humain, c’est le seul événement qui importe, quand on envisage Melville ; événement pélagien.
Cette tradition, Melville la portait en lui, profondément dans son cerveau, dans ses paroles, dans la pulsation salée de son sang. Il avait sa mer en lui-même, frappée en lui, puissamment, comme Poe la rue. C’est ce qui lui a permis de peindre d’après Shakespeare ; c’est ce qui a fait de lui le contemporain de Noé, de Moïse. Quand Melville battait sa cadence propre, l’histoire se faisait redite et litanie.
Perception plus ancienne que celle de l’Européen, et relevant plus de la magie que de la culture. D’une magie qui, à l’opposé de l’adolescence, est toute noire ; car la magie ne se propose qu’une chose : obliger l’homme ou les forces extrahumaines à obéir à une volonté. Comme pour Achab, Américain : un seul but : régner souverainement sur la nature.
Je me propose de me laisser porter par l’image melvillienne de l’homme, de la baleine et de l’océan pour trouver en Melville les oracles, les enseignements que lui-même n’eût pas voulu formuler. Dix-huit cent cinquante, dix-neuf cent cinquante. Cent ans de recul nous procurent un avantage. Car Melville était plus grand que lui-même, il se dépassait autant que la haine d’Achab dépassait Achab. C’était un plongeur ; il a su choisir son moment, saisir sa chance.
Il a gâché bien des choses. Il s’est gorgé du Christ jusqu’à dégoût. Il a fait un mariage blanc. Un de ses fils est mort tuberculeux, l’autre s’est brûlé la cervelle. Il n’a chevauché qu’une fois son propre espace, dans Moby-Dick. Il fallait qu’il fût violent ou qu’il ne fût rien. Il devait faire vite, en américain qu’il était, sinon il se fût engourdi. Moitié cheval, moitié alligator.
Il reçut une raclée terrible. C’était inévitable, puisqu’il était original et primitif. Un pionnier. C’est ce qu’il en coûte aux rêveurs qui s’avisent de découvrir l’Amérique. Colomb et La Salle l’ont conquise et puis l’ont perdue aux profits de compétiteurs. Daniel Boone a adoré la terre américaine. Harrod raconte qu’un jour, dans l’extrême Ouest, il tomba sur Boone en un point du Kentucky où il ne pensait pas qu’aucun homme blanc fût jamais allé. Il entendit un bruit qu’il ne put définir, se traîna jusqu’à un rocher, et là, dans une clairière de pâturin, il vit un homme qui se chantait une chanson, à lui tout seul. Boone est mort à l’ouest du Mississipi, coupable dans son propre pays, recherché par la justice, en faillite, dans son courage comme dans ses affaires.

Un pionnier, qui s’intéressait aux défrichements. Melville avait une façon de remonter dans le temps. Jusqu’à faire reculer l’histoire, jusqu’à transmuer la durée en espace, pareil à un émigrant qui chercherait sa route du retour en Asie, à un inca qui voudrait retrouver son foyer perdu.
Nous sommes le dernier des peuples primitifs. Nous l’oublions et nous dépassons la mesure ; nous abusons de notre pays et de nous-mêmes. Nous perdons de vue le point de départ. Melville, lui, fit retour en arrière, pour nous découvrir, et pour repartir de l’avant. Il est allé jusqu’à Moby-Dick.
Ortega y Gasset déclare que l’homme de l’antiquité, avant de faire quoi que ce fût, reculait d’un pas, comme le torero fait un saut en arrière pour décocher le coup mortel.

Whitman est d’autant plus poète qu’il a noté les linéaments de la vie américaine et qu’il a su s’identifier avec le peuple. Mais Melville a été l’impulsion. Il était sans foyer, dans son pays, dans son milieu, et aussi en lui-même.
La logique et les classifications avait amené la civilisation jusqu’à l’homme, mais en s’écartant de l’espace. Melville revint à l’espace pour sonder l’homme et le découvrir. Les premiers hommes ont fait la même chose : la poésie, le langage et le souci du mythe, comme l’a dit Fenollosa, se sont développés ensemble. Chez les Egyptiens, Horus était le dieu de l’écriture en même temps que le dieu de la lune ; il n’y avait qu’un seul symbole pour les deux, et c’est un SINGE BLANC.
Au lieu de Zeus, d’Ulysse et de l’Olympe, nous avons eu César, Faust et la Cité. Le glissement a été de l’homme en tant que groupe humain à l’individu. Aujourd’hui, bien que le fascisme ait dégradé le mythe, l’oscillation reprend. Melville est de ceux qui l’ont inaugurée.

Il a réveillé l’origine des choses, le premier jour, le premier homme, la mer encore inconnue, Bélelgeuse l’orangée et le continent englouti. A partir de points morts, son imagination a lancé le harpon. Il recherchait les tout premiers jours. Il avait notre sang-froid, mais il s’est réchauffé aux premiers feux d’après le déluge. Il y a trouvé le pouvoir de redécouvrir, de l’Amérique, et le passé aboli et le présent inconnu, et d’en faire un mythe, le mythe Moby-Dick, pour tout un peuple d’Ismaéliens. Cela s’est détaché de lui. Cela se détache de nous. Nous créons ACHAB, LA BALEINE BLANCHE, et puis nous les perdons. Nous laissons s’éloigner John Henry, nègre, ouvrier, marteleur :
« Il posa son marteau par terre et mourut. »
Nous avons appelé Whitman notre plus haute voix parce qu’il nous a donné l’espérance. Mais Melville est plus vrai. Il a vécu intensément la peine de son peuple, la faute de son peuple ; mais il s’est souvenu du rêve initial. La Baleine Blanche frappe plus juste que Feuilles d’Herbe, parce que, la baleine blanche, c’est l’Amérique, la totalité de son espace, sa colère, ses origines, sa racine.