3 juillet 2014
Être bête
©Albert Gusi, Intrusos
Bien camouflé derrière Montesquieu, Diderot, Voltaire ou encore Rousseau, Georges-Louis Leclerc Buffon (1707-1788) est un autre grand penseur des Lumières. Boulimique de travail, il passa sa longue vie à écrire son Histoire naturelle. Cette dernière se compose de trente-six volumes, les textes sont d’une incroyable qualité d’écriture. De l’infime à l’immensément grand, celui qui restera jusqu’à ses derniers jours « frais comme un enfant » passe tout le vivant en revue : des mers aux montagnes, des coquillages aux bêtes.
Pour éviter de perdre le fil, les éditions Gallimard ont éditées en 2007 un volume proposant un large choix de textes reprenant le fil de son Histoire naturelle. Une centaine de gravure issus de l’édition originale ont été adjointes. Voici l’article sur le chat.
Le Chat est un domestique infidèle, qu’on ne garde que par nécessité, pour l’opposer à un autre ennemi domestique encore plus incommode, et qu’on ne peut chasser : car nous ne comptons pas les gens qui, ayant du goût pour toutes les bêtes, n’élèvent des chats que pour s’en amuser ; l’un est l’usage, l’autre l’abus ; et quoique ces animaux, surtout quand ils sont jeunes, aient de la gentillesse, ils ont en même temps une malice innée, un caractère faux, un naturel pervers, que l’âge augmente encore, et que l’éducation ne fait que masquer. De voleurs déterminés, ils deviennent seulement, lorsqu’ils sont bien élevés, souples et flatteurs comme les fripons ; ils ont la même adresse, la même subtilité, le même goût pour faire le mal, le même penchant à la petite rapine ; comme eux ils savent couvrir leur marche, dissimuler leur dessein, épier les occasions, attendre, choisir, saisir l’instant de faire leur coup, se dérober ensuite au châtiment, fuir et demeurer éloignés jusqu’à ce qu’on les rappelle. Ils prennent aisément des habitudes de société, mais jamais des mœurs : ils n’ont que l’apparence de l’attachement ; on le voit à leurs mouvements obliques, à leurs yeux équivoques ; ils ne regardent jamais en face la personne aimée ; soit défiance ou fausseté, ils prennent des détours pour en approcher, pour chercher des caresses auxquelles ils ne sont sensibles que pour le plaisir qu’elles leur font. Bien différent de cet animal fidèle, dont tous les sentiments se rapportent à la personne de son maître, le chat paraît ne sentir que pour soi, n’aimer que sous condition, ne se prêter au commerce que pour en abuser ; et par cette convenance de naturel, il est moins incompatible avec l’homme, qu’avec le chien dans lequel tout est sincère.
La forme du corps et le tempérament sont d’accord avec le naturel, le chat est joli, léger, adroit, propre et voluptueux ; il aime ses aises, il cherche les meubles les plus mollets pour s’y reposer et s’ébattre : il est aussi très-porté à l’amour, et, ce qui est rare dans les animaux, la femelle paraît être plus ardente que le mâle ; elle l’invite, elle le cherche, elle l’appelle, elle annonce par de hauts cris la fureur de ses désirs, ou plutôt l’excès de ses besoins, et lorsque le mâle la fuit ou la dédaigne, elle le poursuit, le mord, et le force pour ainsi dire à la satisfaire, quoique les approches soient toujours accompagnées d’une vive douleur.
La chaleur dure neuf ou dix jours, et n’arrive que dans des temps marqués ; c’est ordinairement deux fois par an, au printemps et en automne, et souvent aussi trois fois, et même quatre. Les chattes portent cinquante-cinq ou cinquante-six jours ; elles ne produisent pas en aussi grand nombre que les chiennes ; les portées ordinaires sont de quatre, de cinq ou de six. Comme les mâles sont sujets à dévorer leur progéniture, les femelles se cachent pour mettre bas, et lorsqu’elles craignent qu’on ne découvre ou qu’on n’enlève leurs petits, elles les transportent dans des trous et dans d’autres lieux ignorés ou inaccessibles ; et après les avoir allaités pendant quelques semaines, elles leur apportent des souris, de petits oiseaux, et les accoutument de bonne heure à manger de la chair ; mais par une bizarrerie difficile à comprendre, ces mêmes mères, si soigneuses et si tendres, deviennent quelquefois cruelles, dénaturées, et dévorent aussi leurs petits qui leur étaient si chers.
Les jeunes chats sont gais, vifs, jolis, et seraient aussi très-propres à amuser les enfants si les coups de patte n’étaient pas à craindre ; mais leur badinage, quoique toujours agréable et léger, n’est jamais innocent, et bientôt il se tourne en malice habituelle ; et comme ils ne peuvent exercer ces talents avec quelque avantage que sur les plus petits animaux, ils se mettent à l’affût près d’une cage, ils épient les oiseaux, les souris, les rats, et deviennent d’eux-mêmes, et sans y être dressés, plus habiles à la chasse que les chiens les mieux instruits. Leur naturel, ennemi de toute contrainte, les rend incapables d’une éducation suivie. On raconte néanmoins que des moines grecs de l’île de Chypre avoient dressé des chats à chasser, prendre et tuer les serpents dont cette île était infestée, mais c’était plutôt par le goût général qu’ils ont pour la destruction, que par obéissance qu’ils chassaient ; car ils se plaisent à épier, attaquer et détruire assez indifféremment tous les animaux faibles, comme les oiseaux, les jeunes lapins, les levreaux, les rats, les souris, les mulots, les chauve-souris, les taupes, les crapauds, les grenouilles, les lézards et les serpents.
Ils n’ont aucune docilité, ils manquent aussi de la finesse de l’odorat, qui dans le chien sont deux qualités éminentes ; aussi ne poursuivent-ils pas les animaux qu’ils ne voient plus, ils ne les chassent pas, mais ils les attendent, les attaquent par surprise, et après s’en être joués longtemps ils les tuent sans aucune nécessité, lors même qu’ils sont le mieux nourris et qu’ils n’ont aucun besoin de cette proie pour satisfaire leur appétit. La cause physique la plus immédiate de ce penchant qu’ils ont à épier et surprendre les autres animaux, vient de l’avantage que leur donne la conformation particulière de leurs yeux. La pupille dans l’homme, comme dans la plupart des animaux, est capable d’un certain degré de contraction et de dilatation ; elle s’élargit un peu lorsque la lumière manque, et se rétrécit lorsqu’elle devient trop vive. Dans l’œil du chat et des oiseaux de nuit, cette contraction et cette dilatation sont si considérables, que la pupille, qui dans l’obscurité est ronde et large, devient au grand jour longue et étroite comme une ligne, et dès-lors ces animaux voient mieux la nuit que le jour, comme on le remarque dans les chouettes, les hiboux, etc. car la forme de la pupille est toujours ronde dès qu’elle n’est pas contrainte. Il y a donc contraction continuelle dans l’œil du chat pendant le jour, et ce n’est, pour ainsi dire, que par effort qu’il voit à une grande lumière ; au lieu que dans le crépuscule, la pupille reprenant son état naturel, il voit parfaitement, et profite de cet avantage pour reconnaître, attaquer et surprendre les autres animaux.
On ne peut pas dire que les chats, quoiqu’habitants de nos maisons, soient des animaux entièrement domestiques ; ceux qui sont le mieux apprivoisés n’en sont pas plus asservis : on peut même dire qu’ils sont entièrement libres, ils ne font que ce qu’ils veulent, et rien, au monde ne serait capable de les retenir un instant de plus dans un lieu dont ils voudraient s’éloigner. D’ailleurs la plupart sont à demi-sauvages, ne connaissent pas leurs maîtres, ne fréquentent que les greniers et les toits, et quelquefois la cuisine et l’office, lorsque la faim les presse. Quoiqu’on en élève plus que de chiens, comme on les rencontre rarement, ils ne font pas sensation pour le nombre, aussi prennent ils moins d’attachement pour les personnes que pour les maisons : lorsqu’on les transporte à des distances assez considérables, comme à une lieue ou deux, ils reviennent d’eux-mêmes à leur grenier, et c’est apparemment parce qu’ils en connaissent toutes les retraites à souris, toutes les issues, tous les passages, et que la peine du voyage est moindre que celle qu’il faudrait prendre pour acquérir les mêmes facilités dans un nouveau pays. Ils craignent l’eau, le froid, et les mauvaises odeurs ; ils aiment à se tenir au soleil, ils cherchent à se gîter dans les lieux les plus chauds, derrière les cheminées ou dans les fours ; ils aiment aussi les parfums, et se laissent volontiers prendre et caresser par les personnes qui en portent : l’odeur de cette plante que l’on appelle l’Herbe aux-chats, les remue si fortement et si délicieusement, qu’ils en paraissent transportés de plaisir. On est obligé, pour conserver cette plante dans les jardins, de l’entourer d’un treillage fermé ; les chats la sentent de loin, accourent pour s’y frotter, passent et repassent si souvent par-dessus, qu’ils la détruisent en peu de temps.
A quinze ou dix-huit mois, ces animaux ont pris tout leur accroissement ; ils sont aussi en état d’engendrer avant l’âge d’un an, et peuvent s’accoupler pendant toute leur vie, qui ne s’étend guère au-delà de neuf ou dix ans ; ils sont cependant très-durs, très-vivaces, et ont plus de nerf et de ressort que d’autres animaux qui vivent plus longtemps. Les chats ne peuvent mâcher que lentement et difficilement, leurs dents sont si courtes et si mal posées qu’elles ne leur servent qu’à déchirer et non pas à broyer les aliments ; aussi cherchent-ils de préférence les viandes les plus tendres, ils aiment le poisson et le mangent cuit ou cru ; ils boivent fréquemment ; leur sommeil est léger, et ils dorment moins qu’ils ne font semblant de dormir ; ils marchent légèrement, presque toujours en silence et sans faire aucun bruit ; ils se cachent et s’éloignent pour rendre leurs excréments et les recouvrent de terre. Comme ils sont propres, et que leur robe est toujours sèche et lustrée, leur poil s’électrise aisément, et l’on en voit sortir des étincelles dans l’obscurité lorsqu’on le frotte avec la main : leurs yeux brillent aussi dans les ténèbres, à peu-près comme les diamants, qui réfléchissent au dehors pendant la nuit la lumière dont ils se sont, pour ainsi dire, imbibés pendant le jour.
Le chat sauvage produit avec le chat domestique, et tous deux ne font par conséquent qu’une seule et même espèce : il n’est pas rare de voir des chats mâles et femelles quitter les maisons dans le temps de la chaleur pour aller dans les bois chercher les chats sauvages, et revenir ensuite à leur habitation ; c’est par cette raison que quelques-uns de nos chats domestiques ressemblent tout-à-fait aux chats sauvages ; la différence la plus réelle est à l’intérieur, le chat domestique a ordinairement les boyaux beaucoup plus longs que le chat sauvage, cependant le chat sauvage est plus fort et plus gros que le chat domestique, il a toujours les lèvres noires, les oreilles plus roides, la queue plus grosse et les couleurs constantes. Dans ce climat on ne connaît qu’une espèce de chat sauvage, et il paraît par le témoignage des voyageurs que cette espèce se retrouve aussi dans presque tous les climats sans être sujette à de grandes variétés ; il y en avait dans le continent du nouveau Monde avant qu’on en eût fait la découverte ; un chasseur en porta un qu’il avoit pris dans les bois, à Christophe Colomb, ce chat était d’une grosseur ordinaire, il avait le poil gris-brun, la queue très-longue et très-forte. Il y avait aussi de ces chats sauvages au Pérou, quoiqu’il n’y en eût point de domestiques ; il y en a en Canada, dans le pays des Illinois, etc. On en a vu dans plusieurs endroits de l’Afrique, comme en Guinée, à la Côte-d’Or, à Madagascar où les naturels du pays avoient même des chats domestiques, au cap de Bonne-espérance où Kolbe dit qu’il se trouve aussi des chats sauvages de couleur bleue, quoiqu’en petit nombre : ces chats bleus, ou plutôt couleur d’ardoise, se retrouvent en Asie :
« Il y a en Perse, dit Pietro della Valle, une espèce de chats qui sont proprement de la province du Chorazan ; leur grandeur et leur forme est comme celle du chat ordinaire ; leur beauté consiste dans leur couleur et dans leur poil, qui est gris sans aucune moucheture et sans nulle tache, d’une même couleur par tout le corps, si ce n’est qu’elle est un peu plus obscure sur le dos et sur la tête, et plus claire sur la poitrine et sur le ventre, qui va quelquefois jusqu’à la blancheur, avec ce tempérament agréable de clair-obscur, comme parlent les Peintres qui, mêlés l’un dans l’autre, font un merveilleux effet : de plus leur poil est délié, fin, lustré, mollet, délicat comme la soie, et si long, que quoiqu’il ne soit pas hérissé, mais couché, il est annelé en quelques endroits, et particulièrement sous la gorge. Ces chats sont entre les autres chats ce que les barbets sont entre les chiens : le plus beau de leur corps est la queue, qui est fort longue et toute couverte de poils longs de cinq ou six doigts ; ils l’étendent et la renversent sur leur dos comme sont les écureuils, la pointe en haut en forme de panache ; ils sont fort prisés : les Portugais en ont porté de Perse jusqu’aux Indes ».
Pietro della Valle ajoute qu’il en avait quatre couples, qu’il comptait porter en Italie. On voit par cette description, que ces chats de Perse ressemblent par la couleur à ceux que nous appelons chats chartreux, et qu’à la couleur près ils ressemblent parfaitement à ceux que nous appelons chats d’Angora. Il est donc vraisemblable que les chats du Chorazan en Perse, le chat d’Angora en Syrie et le chat chartreux ne font qu’une même race, dont la beauté vient de l’influence particulière du climat de Syrie, comme les chats d’Espagne, qui sont rouges, blancs et noirs, et dont le poil est aussi très-doux et très-lustré, doivent cette beauté à l’influence du climat de l’Espagne. On peut dire en général, que de tous les climats de la terre habitable, celui d’Espagne et celui de Syrie sont les plus favorables à ces belles variétés de la Nature : les moutons, les chèvres, les chiens, les chats, les lapins, etc. ont en Espagne et en Syrie la plus belle laine, les plus beaux et les plus longs poils, les couleurs les plus agréables et les plus variées ; il semble que ce climat adoucisse la Nature et embellisse la forme de tous les animaux.
Le chat sauvage a les couleurs dures et le poil un peu rude, comme la plupart des autres animaux sauvages ; devenu domestique, le poil s’est radouci, les couleurs ont varié, et dans le climat favorable du Chorazan et de la Syrie le poil est devenu plus long, plus fin, plus fourni, et les couleurs se sont uniformément adoucies, le noir et le roux sont devenus d’un brun-clair, le gris-brun est devenu gris-cendré, et en comparant un chat sauvage de nos forêts avec un chat chartreux, on verra qu’ils ne diffèrent en effet que par cette dégradation nuancée de couleurs ; ensuite, comme ces animaux ont plus ou moins de blanc sous le ventre et aux côtés, on concevra aisément que pour avoir des chats tout blancs et à longs poils, tels que ceux que nous appelons proprement chats d’Angora, il n’a fallu que choisir dans cette race adoucie ceux qui avoient le plus de blanc aux côtés et sous le ventre, et qu’en les unissant ensemble on sera parvenu à leur faire produire des chats entièrement blancs comme on l’a fait aussi pour avoir des lapins blancs, des chiens blancs, des chèvres blanches, des cerfs blancs, des daims blancs, etc.
Dans le chat d’Espagne, qui n’est qu’une autre variété du chat sauvage, les couleurs, au lieu de s’être affaiblies par nuances uniformes comme dans le chat de Syrie, se sont, pour ainsi dire, exaltées dans le climat d’Espagne et sont devenues plus vives et plus tranchées, le roux est devenu presque rouge, le brun est devenu noir, et le gris est devenu blanc. Ces chats, transportés aux îles de l’Amérique ont conservé leurs belles couleurs et n’ont pas dégénéré : « il y a aux Antilles, dit le P. du Tertre, grand nombre de chats, qui vraisemblablement y ont été apportés par les Espagnols ; la plupart sont marqués de roux, de blanc et de noir : plusieurs de nos François, après en avoir mangé la chair, emportent les peaux en France pour les vendre. Ces chats, au commencement que nous fumes dans la Guadeloupe, étaient tellement accoutumés à se repaître de perdrix, de tourterelles, de grives et d’autres petits oiseaux, qu’ils ne daignaient pas regarder les rats ; mais le gibier étant actuellement fort diminué, ils ont rompu la trêve avec les rats, ils leur font bonne guerre, etc. ».
En général les chats ne sont pas, comme les chiens, sujets à s’altérer et à dégénérer lorsqu’on les transporte dans les climats chauds. « Les chats d’Europe, dit Bosman, transportés en Guinée, ne sont pas sujets à changer comme les chiens, ils gardent la même figure, etc. » Ils sont en effet d’une nature beaucoup plus constante, et comme leur domesticité n’est ni aussi entière, ni aussi universelle, ni peut-être aussi ancienne que celle du chien, il n’est pas surprenant qu’ils aient moins varié.
Nos chats domestiques, quoique différents les uns des autres par les couleurs, ne forment point de races distinctes et séparées ; les seuls climats d’Espagne et de Syrie, ou du Chorazan, ont produit des variétés constantes et qui se sont perpétuées : on pourrait encore y joindre le climat de la province de Pe-chi-ly à la Chine, où il y a des chats à longs poils avec les oreilles pendantes, que les dames Chinoises aiment beaucoup. Ces chats domestiques à oreilles pendantes, dont nous n’avons pas une plus ample description, sont sans doute encore plus éloignés que les autres qui ont les oreilles droites, de la race du chat sauvage, qui néanmoins est la race originaire et primitive de tous les chats. Nous terminerons ici l’histoire du chat, et en même temps l’histoire des animaux domestiques. Le cheval, l’âne, le bœuf, la brebis, la chèvre, le cochon, le chien et le chat sont nos seuls animaux domestiques : nous n’y joignons pas le chameau, l’éléphant, le renne et les autres, qui, quoique domestiques ailleurs, n’en sont pas moins étrangers pour nous, et ce ne sera qu’après avoir donné l’histoire des animaux sauvages de notre climat que nous parlerons des animaux étrangers. D’ailleurs, comme le chat n’est, pour ainsi dire, qu’à demi-domestique, il fait la nuance entre les animaux domestiques et les animaux sauvages ; car on ne doit pas mettre au nombre des domestiques des voisins incommodes tels que les souris, les rats, les taupes, qui, quoiqu’habitants de nos maisons ou de nos jardins, n’en sont pas moins libres et sauvages, puisqu’au lieu d’être attachés et soumis à l’homme ils le fuient, et que dans leurs retraites obscures ils conservent leurs mœurs, leurs habitudes et leur liberté toute entière. On a vu dans l’histoire de chaque animal domestique, combien l’éducation, l’abri, le soin, la main de l’homme influent sur le naturel, sur les mœurs, et même sur la forme des animaux. On a vu que ces causes, jointes à l’influence du climat, modifient, altèrent et changent les espèces au point d’être différentes de ce qu’elles étaient originairement, et rendent les individus si différents entre eux, dans le même temps et dans la même espèce, qu’on aurait raison de les regarder comme des animaux différents, s’ils ne conservaient pas la faculté de produire ensemble des individus féconds, ce qui fait le caractère essentiel et unique de l’espèce.
On a vu que les différentes races de ces animaux domestiques suivent dans les différents climats le même ordre à peu-près que les races humaines ; qu’ils sont, comme les hommes, plus forts, plus grands et plus courageux dans les pays froids, plus civilisés, plus doux dans le climat tempéré, plus lâches, plus faibles et plus laids dans les climats trop chauds ; que c’est encore dans les climats tempérés et chez les peuples les plus policés que se trouvent la plus grande diversité, le plus grand mélange et les plus nombreuses variétés dans chaque espèce ; et ce qui n’est pas moins digne de remarque, c’est qu’il y a dans les animaux plusieurs signes évidents de l’ancienneté de leur esclavage : les oreilles pendantes, les couleurs variées, les poils longs et fins, sont autant d’effets produits par le temps, ou plutôt par la longue durée de leur domesticité. Presque tous les animaux libres et sauvages ont les oreilles droites ; le sanglier les a droites et roides, le cochon domestique les a inclinées et demi-pendantes. Chez les Lapons, chez les Sauvages de l’Amérique, chez les Hottentots, chez les Nègres et les autres peuples non policés, tous les chiens ont les oreilles droites ; au lieu qu’en Espagne, en France, en Angleterre, en Turquie, en Perse, à la Chine et dans tous les pays civilisés, la plupart les ont molles et pendantes.
Les chats domestiques n’ont pas les oreilles si raides que les chats sauvages, l’on voit qu’à la Chine, qui est un empire très-anciennement policé et où le climat est fort doux, il y a des chats domestiques à oreilles pendantes. C’est par cette même raison que la chèvre d’Angora, qui a les oreilles pendantes, doit être regardée entre toutes les chèvres comme celle qui s’éloigne le plus de l’état de nature : l’influence si générale et si marquée du climat de Syrie, jointe à la domesticité de ces animaux chez un peuple très-anciennement policé, aura produit avec le temps cette variété, qui ne se maintiendrait pas dans un autre climat. Les chèvres d’Angora nées en France n’ont pas les oreilles aussi longues ni aussi pendantes qu’en Syrie, et reprendraient vraisemblablement les oreilles et le poil de nos chèvres après un certain nombre de générations.
Buffon, Œuvres, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007
Du coq à l’âne… Jean-Christophe Bailly sur « L’immédiatement vivant, suivre les voies du monde animal » :
L’œuvre complète ici
Classé dans: 2.10 Littérature française
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