24 décembre 2014
La porte étroite
Plus tu es grand, plus il faut t’abaisser.
(Si 3,18)
© Gilles Delmas, Jérusalem & l’air, Paris : Geuthner, 2004
Il y avait à l’époque romaine, lit-on, une porte de la ville de Jérusalem si étroite que les chameaux devaient être délestés de tout leur paquetage et si basse qu’ils ne pouvaient la franchir sans mettre genou à terre. Elle se serait nommée la Porte de l’aiguille et aurait inspiré au Christ la parole : « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille… » (Mc 10,25). C’est pourquoi comme le roi David en son temps, c’est pauvre et monté sur un âne que lui-même y entrera.
D’une époque plus tardive, une autre porte étroite donnerait matière à parabole : c’est la dite Porte de l’humilité qu’on ne peut franchir sans courber l’échine et qui permet d’accéder à l’intérieur de la Basilique de la Nativité à Bethléem. On justifie généralement les dimensions de cette porte comme une Défense d’entrer à cheval dans cette enceinte sacrée!
© Christopher Anderson, Bethléem 2007 / Magnum photos
Dans le récit (Chrétiens, P.O.L, 2003) qu’il fait de son séjour à Bethléem en décembre 2002 (c’est la seconde intifada, la ville est alors sous couvre-feu), Jean Rolin ne manque pas de remarquer… cette porte si petite que les nouveaux venus peinent pour la trouver, et si basse que même un homme de taille médiocre ne peut la franchir que plié en deux (petitesse et bassesse ajustées à l’idée que les Mamelouks, maîtres de la Palestine à l’époque où elle fut percée, se faisaient de la condition des chrétiens, et qui contrastent avec les vastes proportions du porche constantinien d’origine, dont le dessin est encore clairement lisible sur la façade).
Quelles que soient les causes qui décidèrent de sa taille ridicule, la porte étroite n’est pas seulement celle que nous ne franchissons nous-mêmes qu’incommodément (la porte devrait s’appeler dans ce cas la Porte des humiliés) : elle peut bien être aussi celle par laquelle on vient à nous – bien qu’incommodément. La Porte de l’humilité serait alors la Porte de l’Humble, de celui dont la joie n’est pas de venir dans sa gloire par le porche impérial mais comme un voleur dans la nuit, par quelque porte dérobée que par mégarde nous aurions manqué de fermer.
Le soir du Noël que Jean Rolin passe à Bethléem, les festivités, du fait de la situation, sont limitées. Mais voici qu’on se tient à la porte étroite et qu’on frappe :
Tandis qu’à l’intérieur de l’église Sainte-Catherine se déroule l’interminable messe de minuit, présidée par le patriarche latin de Jérusalem et retransmise dans le monde entier, en exclusivité, par la chaîne Al Jezira, je vais me promener dans les rues de Bethléem sur lesquelles s’abat en fin de soirée un véritable déluge. Pendant longtemps, je ne rencontre que de rares automobiles soulevant au passage des gerbes d’eau. Puis en revenant vers le couvent des franciscaines, à l’intersection de la rue Paul-VI et de la rue de l’Étoile, j’aperçois dans l’obscurité une petite famille qui dîne tranquillement, comme en plein soleil, sur une terrasse abritée du déluge par un dais de toile imperméable. Quelle que soit l’origine, peut-être surhumaine, de la force capable d’inspirer un tel défi, la petite famille y puise encore pour me saluer avec de grands gestes et de bruyants souhaits de « Bonne fête » et de « Bienvenue ». J’ignore quelle était la religion de cette famille, mais je ne doute pas que si Dieu, ce soir-là, avait été de passage à Bethléem, c’est chez elle qu’il aurait choisi de s’abriter.
De bonnes fêtes de fin d’année à tous nos lecteurs!
Classé dans: 2.10 Littérature française
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