3 février 2015
Paradjanov, visions littéraires
Sise sur une colline d’Erevan surplombant le canal Nizhne-Razdanskiy se trouve la dernière demeure de l’excentrique cinéaste Sergueï Paradjanov (1924-1990). C’est aujourd’hui un musée où sont exposées des œuvres surprenantes faites de collages, de chapeaux, poupées surréalistes et de peintures folles. Force est de constater l’auteur des Chevaux de Feux n’a donc pas seulement officié avec brio dans le monde du cinéma mais également dans d’autres domaines.
Paradjanov est né en 1924 à Tbilissi en Géorgie de parents arméniens. Avec Kiev, c’est dans cette ville qu’il vécut la plus grande partie de sa vie avant de la terminer en Arménie sous le regard du Mont Ararat.
Début janvier est sorti un film de retraçant sa vie tumultueuse de cinéaste en URSS. « Je suis le seul cinéaste soviétique à avoir été emprisonné sous Staline, sous Brejnev, sous Andropov » disait-il. Le film revient sur ses emprisonnements et les difficultés qu’il rencontra avec les autorités pour tourner. Force aussi de constater l’incroyable vitalité qu’il mit en œuvre pour surmonter ses épreuves.
À écouter : l’émission de France culture Qui était Sergei Paradjanov ?
Œuvre cinématographique unique en son genre qui fascinait Godard, Tarkovski ou encore Antonioni, le film le plus emblématique de sa cinématographie reste Sayat-Nova, La couleur de la grenade. Le film sorti en 1968 est une succession de miniatures retraçant la vie du poète et barde arménien Harutyun Sayatyan dit Sayat-Nova (1712-1795).
Le film est visible ici dans son intégralité et sous-titré en anglais.
Malheureusement épuisé depuis longtemps, le livre de Sergueï Paradjanov Sept visions reprend des scenarii que la censure soviétique lui a empêchés de tourner. Le scénario original de Sayat-Nova s’y trouve aussi. Ce sont plus des visions littéraires que des scenarii faits dans les règles de l’art.
Je suis celui dont la vie et l’âmesont faites de souffrances.
Miniature où l’on joue les lamentations des peuples de Transcaucasie, en mémoire de Sayat-Nova
Matagh (sacrifice)
Sur fond de montagnes blanches, une femme vêtue de noir. Pourquoi la femme pleure-t-elle ? Pourquoi ? La femme en noir arrache ses habits de deuil et, dansant frénétiquement, avance… Et de nouveau, elle est en noir. Elle pleure…Pourquoi l’arménienne pleure-t-elle ?Sur fond de rochers gris, une femme en noir. Elle pleure, elle aussi. Pourquoi ? Pourquoi arrache-t-elle ses habits de deuil et se met-elle à chanter ? Elle sur fond de rochers… et les rochers s’en font l’écho… Et de nouveau, elle est en noir… Pourquoi ? Pourquoi la Géorgienne est-elle en noir ?Pourquoi la femme en noir s’éloigne-t-elle de la mer en marchant dans la steppe ? Pourquoi est-elle en noir ? Pourquoi pleure-t-elle, elle aussi ? Pourquoi arrache-t-elle, elle aussi, ses habits de deuil et tend-elle les mains vers le ciel ? Elle pleure et chante…Elles se rapprochent, se dévisagent mutuellement, pleurent et chantent et se pétrifient, ici et maintenant…Vous voyez ?Regardez… Elles ont disparu… Il ne reste que…Khatchkar ! (cf. monuments arméniens du Moyen-Âge, stèle en pierre sculptée)Kva ! (La pierre en georgien)Stèle !Ici, à leur point de rencontre ! Trois femmes en noir ! Trois éternités de chagrin.
Mais pourquoi le jeune Arménien qui porte un mouton pleure-t-il ?Et le Géorgien qui porte un mouton ?Et ce jeune homme qui s’éloigne de la mer avec un mouton ?Pourquoi les roses blanches perdent-elles leurs pétales ?Pourquoi les fiancées arrachent-elles leurs voiles de mariée ?Pourquoi près des Pierres sacrées, près de l’éternité de pierre, trois jeunes gens répandent-ils le sang des moutons ?Pourquoi, inopinément, le moine Sayat-Nova apparaît-il à côté pour pleurer, lui aussi ? Et, de sous sa soutane noire, le petit Aroutine, en tunique blanche, regarde avec horreur le sacrifice et pleure, lui aussi.Pleure le moine Sayat-Nova !Et pleure son enfance, le petit Aroutine…Et pleurent les roses blanches, pendant des années, en perdant leurs pétales.
Miniature où l’on montre comment mourut le poète
La ville brûlait… L’ennemi était déchaîné. Il ne lui suffisait pas de piller. Il exigeait la reconnaissance… Il versait le sang… Il imposait sa foi…Ces jours-là, à Sion, à Saint-Guevork, à la synagogue, à la mosquée, chez les grecs : partout le chagrin et la tristesse.Mais Sayat-Nova chante à Saint-Guevork… Soudain, le chant s’interrompt…Un poignard dans le dos de Sayat-Nova…Il fait chaud… chaud… chaud… Sayat-Nova arrache sa robe… Il est en blanc. Saint Guevork est en blanc… Et un jeune homme en blanc surgit, comme un mirage…Le jeune homme est entouré d’un sarment de vigne…Et une couronne de grappes de raisin ceint son front…Mais il n’y a pas de raisin sur les grappes et un oiseau angoissé vole en pépiant et cherche des grains… Le jeune homme soulève un vase et verse le vin sur la poitrine de Sayat-Nova.Il fait froid… froid… froid… Sayat-Nova avait peur des pierres froides de Saint-Guevork.L’ennemi hurlait derrière les murs de la cathédrale. Mais tout était calme dans l’église… Sayat-Nova regardait la coupole blanche…Sur la coupole blanche, l’oreille jaune, les lèvres grises, l’œil bleu du Sauveur, rien d’autre… Et le peintre, toujours à sa création, est suspendu sous la coupole, suspendu à un pinceau qui touche l’œil du seigneur.Sayat-Nova tourna son regard vers le bas.Dans un coin, un simple maçon emmurait des vases-résonateurs.Le maçon vit Sayat-Nova qui gisait sur le pierres et lui ordonna :« Sayat-Nova, ierkir »Et Sayat-Nova obéit au maçon… Il chanta…
Je suis devenu chanson, Sayat-Nova !Je suis devenu blessure, Sayat-Nova !y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-ye-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e
Le maçon corrigea le vase-résonateur, et, dirigeant son col vers Sayat-Nova…« Sayat-Nova, ierkir »Et Sayat-Nova chanta de nouveau.
Je suis devenu chanson, Sayat-Nova !Je suis devenu blessure, Sayat-Nova !y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-y-ye-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e-e
Les résonateurs répondirent en déformant les mots…Le maçon tourna brusquement le vase, et dit :« Sayat-Nova, merir ! »Et Sayat-Nova mourut…En expirant, il entendit crier, en se dépassant, les vases qui avaient conservé sa voix…
Ta chanson ! … Tu ! … Jardin ! … Blessure !…Tu es devenu !!! Tu es devenu ! … Sayat !…Sayat-Nova !!! Sayat Nova ! … Sayat !…Sayat !… Sayat-Nova !… Sayat !… Nova !…Sayat-Nova !… Sayat-Nova ! … a-a-a-a-a !!!
Sergueï Paradjanov, Sept visions, Paris, Editions du Seuil, 1992
Tourné à la fin de sa vie, le documentaire Paradjanov un requiem.
Classé dans: 1.70 Littérature caucasienne, VARIA
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