24 février 2015
Vanishing Point
Zabriskie Point (Etats-Unis), 2000. Crédits : © Antoine D’Agata / Magnum Photos
Dans son esquisse à un troisième journal, Max Frisch écrivait qu’aux américains leur manquait un rapport au tragique. Joan Didion dans son Année de la pensée magique – essai remarquable et sans détour sur la mort de son mari John Gregory Dunne – n’enlèvera en rien la pertinence de la remarque de l’écrivain zurichois. Pas de tragédie donc, elle attaque le deuil comme elle seule sait le faire. Comme elle l’avait fait pour l’avortement de Maria dans Play It As It Lays : d’une façon clinique, laconique et cruelle. Né dans une vieille famille américaine de souche alsacienne en 1934, elle fourbira sa plume dans les grands magazines de l’époque Vogue ou encore le New York Time avec de longs reportages qui seront regroupés sous le titre Amérique pour l’édition française avant de passer aux romans. Pour Pierre-Yves Pétillon dans son Histoire de la littérature américaine : notre demi-siècle 1939-1989, elle aura été « l’un des meilleurs sismographes des années soixante » de cette tectonique des plaques du Big nowhere califormien. Didion saura mettre à jour cette faille où l’on bascule doucement mais sûrement dans la folie. Bret Easton Elis – qui vénère Didon – apprendra la leçon et s’en inspirera pour son roman Less than zero. Après ces deux-là, nous saurons que dans l’Ouest à « chaque fois qu’on retourne une pierre, il y a un serpent dessous.»
Je n’arrêtais pas de me dire que, toute ma vie, j’avais eu de la chance. Autrement dit, selon moi, je n’avais pas le droit de penser que je n’avais pas de chance en ce moment. C’était censé être un moyen d’ignorer la question de l’apitoiement. Et en plus j’y croyais. Ce n’est que plus tard que j’ai commencé à me demander : au fond, quel rapport avec la « chance » ? J’étais incapable, à bien y réfléchir, de citer le moindre exemple concret de « chance » dans mon histoire. (« Quelle chance », ai-je dit un jour à un médecin quand des tests avaient révélé un problème facile à résoudre qui, sans traitement, l’aurait moins été. « Je n’appellerais pas ça de la chance, non, a-t-elle dit ; j’appellerais ça prendre les choses en main. ») Et je ne pensais pas non plus que c’était de la « malchance » qui avait tué John et frappé Quintana. Un jour, à l’époque où elle était encore à l’école pour filles de Westlake, Quintana a évoqué la façon, apparemment injuste à ses yeux, dont les mauvaises nouvelles étaient réparties. En troisième, à son retour d’une classe verte à Yosemite, elle avait appris que son oncle Stephen s’était suicidé. En première, on l’avait réveillée à six heures du matin pour lui apprendre que Dominique avait été assassinée. « La plupart des gens à l’école ne connaissent même pas une seule personne qui soit morte, a-t-elle dit, et moi, rien que depuis mon entrée à Westlake, j’ai eu un meurtre et un suicide dans ma famille. »« Tout ça se rééquilibre au bout du compte », a dit John, réponse qui m’a sidérée (qu’est-ce qu’il voulait dire, est-ce qu’il ne pouvait pas trouver mieux ?) mais qui a paru la satisfaire, elle. Quelques années plus tard, après la mort de sa mère et de son père, à un ou deux ans d’intervalle, Susan m’a demandé si je me souvenais ce qu’avait dit John à Quintana, que tout ça se rééquilibrait au bout du compte. J’ai dit que je me souvenais. « Il avait raison, a dit Susan. C’est ce qui s’est passé. »Je me rappelle avoir été choquée. Il ne m’était jamais venu à l’idée que ce que John voulait dire, c’est que chacun d’entre nous aura son lot de mauvaises nouvelles. Susan et Quintana, l’une et l’autre, avait dû mal comprendre. J’ai expliqué à Susan que John avait voulu dire tout autre chose : il avait voulu dire que les gens qui reçoivent des mauvaises nouvelles finiront par recevoir leur part de bonnes nouvelles. « Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire », a dit John. « Je sais ce qu’il voulait dire », a dit Susan.Est-ce moi qui n’avais rien compris ?
Joan Didion, L’année de la pensée sauvage, Paris, Grasset & Fasquelle, 2007
Le mari de Joan Didion, John Gregory Dunne (1932-2003) est l’auteur d’une multitude de scénarii pour le grand écran et d’une dizaine de romans. L’un d’eux Sanglantes confessions s’inspire du célèbre meurtre d’Elizabeth Short en 1947 à Los Angeles – que les journalistes ont appelé le Dalhia Noir. L’intrigue tourne autour de deux frères, l’un, prêtre ambitieux et le second, policier. Un roman noir dans la belle veine hard-boiled chère aux Hammett et Chandler. Malheureusement méconnu, un film noir du même titre en a été tiré, avec Robert De Niro et Robert Duvall comme acteurs. Ce meurtre est aussi celui qui inspirera James Ellroy Le Dalhia Noir – un des grands romans noirs américains de la fin du XXème siècle.
Il n’y a plus un seul manège qui marche encore, on dirait. On a construit un Holiday Inn en face de la morgue. Et Lorenzo Jones est notre maire.
« Un moricaud pour maire, on aura tout vu, Frank Crotty a fait comme ça. Mon fils est mon-cul-ma-chamise avec lui. » Il a fait passer un cachet de digitaline avec un peu d’eau. « Et s’envante. »« Ton gars, je vois souvent sa photo dans le journal », j’ai avancé sans trop me mouiller. « Son Honneur le Juge », qu’il a fait, Crotty. Sans prendre la peine de déguiser son dégoût. « Le défenseur des pauvres. »Crotty est resté un moment à digérer celle-là. « C’est ça que j’ai toujours voulu pour mon fils », qu’il a lâché finalement. « Des bonnes dents. Il a des bonnes chaussures aussi. Toute une flopée. Quarante-deux paires, je crois qu’il a. Paré pour mâcher, paré pour marcher. Pas à s’inquiéter d’user les semelles ni rien. Rends-toi compte, quarante-deux jours et jamais la même paire de chaussures au pieds. Et les dents bien blanches, sans trous dedans non plus, là où la bouffe va se nicher et cause les caries. Oui, c’est ce que j’ai toujours voulu pour fils. Un bon marcheur, et un bon mâcheur. « Il se sert un peu de café. » Avec un maire banania pour meilleur pote. J’ai fait semblant de vouloir prendre l’addition, mais pas avec suffisamment de conviction pour qu’il soit dupe : c’était lui qui était en visite après tout. Le visiteur du désert. Moi, je m’en tire pas mal – la retraite de la police, la sécurité sociale, un peu d’argent de côté – je peux certainement me permettre un déjeuner dans un chinois. Mais Crotty, lui, il avait l’air de pouvoir se le permettre encore plus. Il a toujours aimé les restaurants chinois. Ils sont pas chers, qu’ils disait toujours, Ce qui voulait dire qu’il bouffait aux frais de la princesse. Une habitude qui remonte à l’époque où il faisait les Mœurs à Chinatown. Un repas à l’œil, un billet de vingt dans le fortune cookie, et Franck il laissait continuer les parties de majong dans l’arrière-salle pour un mois. Vivre et laisser vivre. Il était pareil avec ses costards, frank. En cheville avec le chef de la sécurité chez Warner Brothers, alors comme ça Crotty rachetait les vieux costumes de Sidney Greenstreet après chaque film, un dollar pièce. Ce qui explique pourquoi frank était toujours en blanc. « En parlant du maire », a dit Crotty. « Bingo McInerney est mort. »
John Gregory Dunne, Sanglantes confessions, Paris, 1980, Gallimard, Série Noire.
Classé dans: 8.20 Littérature américaine
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