planFréderic Metz, Büchner  biographie générale, tome central : Le scalpel, le sang, Nantes, Pontcerq, 2012

 

Après la publication de son brûlot clandestin Le Messager hessois en 1834, Georg Büchner se retrouve sous le coup d’un mandat d’arrêt du gouvernement de la Haute-Hesse. Il se refugie dans un premier temps à Strasbourg – ville qu’il connaît bien grâce à ses années d’études – puis dans un second à Zurich après avoir été nommé comme enseignant libre à l’Université de la ville. 
Il s’y installe en octobre 1834 au numéro 12 de la Spiegelgasse. Il a alors 23 ans et durant son dernier hiver, il met la patte à sa dernière grande pièce qui restera inachevée Woyzeck. En effet au mois de février, il contracte le typhus et meurt le 19 février 1837. Büchner repose sur les hauteurs de Zurich près du théâtre Rigiblick.

 

maison

 

A sa fiancée

 

Zurich, le 13 janvier 1837

 

Ma chère enfant… Je compte sur les doigts les semaines qui nous séparent de Pâques. La monotonie gagne toujours d’avantage. Au début cela allait : l’environnement, les hommes, la situation, les occupations étaient nouveaux – mais maintenant que je suis habitué à tout, et que tout se déroule avec régularité, il n’est plus possible de s’oublier. Le mieux dans tout cela, c’est que mon imagination est active, et que l’occupation mécanique des préparations lui laisse de l’espace. Ainsi je t’entrevois entre des queues de poisson et des cuisses de grenouille. N’est-ce pas plus émouvant que l’histoire d’Abélard pour qui Héloïse se presse toujours entre ses lèvres et la prière ? Oh, je deviens chaque jour de plus en plus poète, toutes mes pensées nagent dans l’esprit-de-vin. Dieu merci, je rêve à nouveau beaucoup la nuit, mon sommeil n’est plus si lourd. (…)

 

Zurich, le 20 janvier 1837

 

(…) J’ai attrapé froid et je me suis alité. Mais cela va mieux maintenant. Quand on se sent un peu mal comme ça, on a si grande envie de paresser ; mais la roue du moulin continue, elle, de tourner sans répit… Aujourd’hui et hier je me suis malgré tout même accordé un peu de repos et je n’ai pas lu ; demain le train-train reprendra, tu ne peux pas croire quelle vie régulière et rangée. Je suis presque aussi bien réglé qu’une horloge de la forêt noire. Pourtant c’est bien ainsi : le repos pour la vie cérébrale agitée, et en même temps la joie de créer mes œuvres poétiques. Le pauvre Shakespeare était secrétaire le jour et ne pouvait écrire que la nuit, et moi qui ne suis pas digne de défaire les lacets de ses souliers, je suis bien mieux loti… Tu apprendras d’ici à Pâques à chanter les Chansons populaires, tu veux bien ? On n’entend pas chanter ici ; le peuple ne chante pas et tu sais combien j’aime les femmes qui écorchent ou pleurnichent quelques notes lors d’une soirée ou d’un concert. Je me sens toujours plus proche du peuple et du Moyen-Âge, je deviens chaque jour plus lucide – tu chanteras ces chansons, n’est-ce pas ? Pour un peu je deviens nostalgique quand je fredonne une mélodie… Je passe tous les soirs une ou deux heures au cercle ; tu connais ma prédilection pour les belles salles, les lumières et les gens autour de moi. (…)

 

Zurich, le 27 janvier 1837

 

Ma chère enfant, tu es pleine de tendresse inquiète et ton angoisse va te rendre malade ; je crois même que tu meurs – mais moi, je n’ai aucune envie de mourir et je suis mieux portant que jamais. Je crois que la crainte d’être soigné ici m’a rendu la santé ; à Strasbourg cela aurait été tout à fait agréable et c’est avec le plus grand plaisir que je me serais mis au lit quinze jours, au 66 rue St. Guillaume, premier étage à gauche dans une chambre un peu en biais, tapissée de vert. Y aurais-je sonné en vain ?Dans une certaine mesure je vais bien aujourd’hui, intérieurement, je vis encore sur la journée d’hier, le soleil était grand et chaud dans un ciel parfaitement pur – et puis j’ai éteint ma lanterne et j’ai pressé sur mon cœur un homme d’une grande noblesse, un petit hôtelier qui a l’air d’un lapin ivre, et qui m’a loué une grande chambre élégante dans sa splendide maison située hors de la ville. Le digne homme ! La maison n’est pas loin du lac, de mes fenêtres je vois l’étendue d’eau et de toutes parts les Alpes comme des nuages illuminés de soleil. Tu viens bientôt ? C’en est fait de l’ardeur de la jeunesse, j’aurai bientôt des cheveux gris ; il faut que je me fortifie bientôt au contact de ta félicité intérieure, de ta divine candeur, de ton aimable insouciance et de toutes tes mauvaises qualités, méchantes fille. Addio, piccola mia !

 

Georg Büchner, Lenz, le messager hessois, caton d’utique, correspondance, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2014