26 mars 2015
Un cinéma en vers libre
« Qu’aimeriez-vous le plus faire, connaître, être au cas où vous ne seriez pas satisfait ? »
En ce moment même, je suis impliquée dans le cinéma. Nous avons presque terminé un court drame à tendance lyrique de quatre bobines, réalisé dans ce village-ci et dans les environs avec quelques personnes du cru et des amis anglais. Le travail m’a enchantée, je ne me suis jamais tant amusée et j’ai appris moi-même à utiliser le petit projecteur ; j’ai ainsi passé littéralement des heures seules dans mon appartement à faire défiler des montagnes, les rues du village et mes propres connaissances à travers la lumière, la lumière et la lumière. En ce moment, je veux continuer à travailler dans ce support avec et autour de purs types, de purs artistes, de purs gens, je veux continuer à expérimenter avec les visages, les ombres et les angles. Toute cette lumière à l’intérieur de la lumière me fascine, me « satisfait » pleinement. J’ai l’impression d’être un chat qui joue avec des écheveaux et des écheveaux d’argent. J’aimerais pour le moment être la personne que je suis, connaître bien mieux le travail de la caméra et avoir un peu plus de force pour hisser le matériel en haut des collines. Oui, j’aimerais plus que tout disposer d’une petite voiture fonctionnelle que je pourrais moi-même utiliser et partir çà et là, de mon propre chef, plus ou moins en Italie et ainsi errer dans les reliefs italiens et suisses et tout autour, en façonnant à ma guise la lumière. J’aimerais travailler avec la caméra Debrie, ce que je ne suis pas en mesure de faire. Je peux faire quelques prises avec la petite caméra et une partie sera intégrée au grand film qui nous occupe.
Cette réponse à la question posée par Margaret Anderson en 1929 reflète bien l’intérêt grandissant de la poétesse Hilda Doolittle (plus connue sous ses initiales asexuées H.D.) pour la pratique filmique en cette fin des années vingt. Avant de revenir à la création de Borderline le « grand film » qui l’occupe et à l’environnement qui l’a vu naître, revenons sur quelques lignes aux origines de la poétesse H.D. Née en 1886 en Pennsylvanie dans une famille d’origine morave, H.D. aura pour compagnons universitaires William Carlos Williams et Marianne Moore. Elle sera aussi l’amante d’Ezra Pound. Ses premiers poèmes s’inscrivent dans le courant imagiste avecune forte inspiration helléniste – fruit de ses études de grec ancien. Serge Fauchereau dans sa Poésie américaine note à ce propos : « elle élabora toute une mystique culminant dans des séquences de poèmes qu’elle écrivit durant et après la dernière guerre mondiale, mélange de christianisme, de panthéisme, de paganisme où interviennent aussi bien l’alchimie que les mythologies ». Comme de nombreux écrivains américains de l’entre-deux-guerres, elle partira vers l’Europe. C’est à Paris que H.D. et Annie Winifred Ellermann s’éprennent l’une de l’autre et partent ensemble vers la Suisse avec le mari de cette dernière, le cinéaste Kenneth MacPherson.
Dès juillet 1927, ce ménage à trois s’auto-appelant le groupe Pool lance une revue consacrée au cinéma : Close up. C’est la première revue de l’histoire qui envisage le cinéma comme un art. La revue ne se cantonne pas seulement à écrire sur les films faits à la marge mais passe aussi au crible les sorties hollywoodiennes. Close-up sera éditée jusqu’en décembre 1933.
En 1930, pour abriter et poursuivre ses activités de création, le groupe se fait construire une villa qu’il nomme Kenwin à la Tour-de-Peilz. C’est l’architecte Hermann Henselmann qui s’acquitte de la tâche dans une construction de facture très Bauhaus. C’est aussi à cette époque que Kenneth MacPherson se lance dans son projet cinématographique le plus abouti : le film Borderline.
Paul Robeson sur le tournage de Borderline
Le film Borderline décrit les turpitudes de deux couples perclus dans un petit village. Les deux couples sont des cas sociaux « limite » comme le titre du film l’indique. Le premier couple est interprété par H.D et Gavin Arthur, un couple de nantis en déshérence très fitzgéraldiens plongé dans le ressentiment et les crises nerveuses. Le second est un couple de noirs interprété par le célèbre activiste et chanteur des années vingt Paul Robeson et sa femme Eslanda. Eux aussi à la marge mais d’une autre manière ; à travers l’exclusion des habitants du petit village. La narration alterne des séquences très électriques, des contrastes violents et des symboliques fortes. Le montage s’inspire directement des techniques du cinéma soviétique et particulièrement de celui de Serguei Eisenstein, l’auteur de Potemkine. Une autre influence forte : G.W Pabst. Le cinéaste allemand qualifia d’ailleurs ce film de « seul véritable film d’avant-garde ».
Pour rentrer dans les détails, nous pouvons vous suggérer la lecture de l’article de François Bovier qui montre très bien l’influence qu’a pu avoir l’aventure du groupe Pool et ce film sur d’autres destinées éditoriales ou cinématographiques.
H.D. suivra dans le courant des années trente une psychanalyse avec Sigmund Freud et témoignera de cette expérience dans Visage de Freud et Pour l’amour de Freud. Ses grandes œuvres sont Trilogie (1945) et Hélène en Egypte . Elle mourra d’une crise cardiaque en 1961 à Zurich.
Classé dans: 8.20 Littérature américaine, VARIA
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