2 septembre 2015
Images de Valparaiso
Sergio Larrain, Valparaiso
Si peu à peu le port de Valparaiso a pu perdre de sa superbe suite au percement du canal de Panama, la ville a eu, auparavant, assez de siècles bien à elle pour garder une patine certaine. Une patine faite du soulagement des équipages d’avoir dépassé le terrible Cap Horn, d’une incessante ville-monde goûtant aux marchandises du monde entier et d’écrivains.
Avec ses angles disloqués et ses violents jeux d’ombre et de lumière, le Valparaiso de Sergio Larrain reste l’un des plus beau livre de photographies du XXème. Des ombres que l’on imagine glaciale et une lumière qui réchauffe avec parcimonie les corps – plus par pitié qu’autre chose. On peut aussi y déceler cette dimension dure et fatale que peut avoir l’Amérique latine. Difficile quand on évoque le port chilien de ne pas parler de Pablo Neruda – l’auteur des deux textes accompagnant Valparaiso. Figure titulaire des lieux, il évoque la ville à travers des personnages farfelus qui l’ont peuplée.
Le vagabond de Valparaiso
Dans une rue étroite de Valparaiso, j’ai vécu plusieurs semaines face à la maison de don Zoilo Escobar. Nos balcons se touchaient presque. Mon voisin sortait de bonne heure pour le sien pour s’y livrer à une gymnastique d’anachorète qui faisait saillir la harpe de ses côtes. Toujours vêtu d’un bleu usé ou d’une vareuse râpée, moitié marin, moitié archange, il était depuis longtemps retiré de la navigation, des douanes, des virées de matelots. Tous les jours, avec un sens méticuleux de la perfection, il brossait son uniforme de gala. C’était un superbe costume de drap noir que jamais, au cours de ces années, je ne lui ai vu mettre ; un vêtement toujours rangé dans l’armoire vétuste, parmi ses trésors.
Mais son plus beau, son plus vibrant trésor, c’était un stradivarius. Il l’avait jalousement conservé toute sa vie, sans en jouer ni permettre que personne n’en joue. Don Zoilo parlait de le vendre à New York où on lui offrirait une fortune pour le précieux instrument. Il le sortait quelque fois de l’armoire et nous permettait de le contempler avec une émotion pleine de ferveur. Un jour, lui, don Zoilo Escobar, partirait dans l’hémisphère Nord et reviendrait sans violon mais des bagues fastueuses à tous les doigts et dans la bouche des dents en or qui combleraient les vides creusés au fil des ans.
Un matin, il ne sortit pas sur son balcon faire sa gymnastique. Nous l’avons enterré tout là-haut, au cimetière de la colline, dans son habit noir qui enveloppait pour la première fois sa maigre carcasse d’ermite. Les cordes du stradivarius ne pleurèrent pas son départ. Personne ne savait en jouer. D’ailleurs quand on ouvrit l’armoire, le violon avait disparu. Il s’était peut-être envolé vers la mer, ou vers New-York pour réaliser les rêves de don Zoilo.
Valparaiso est secrète, sinueuse, toute en coudes. Sur les collines, la pauvreté se répand en cascade. C’est le peuple innombrable des collines ; on voit ce qu’il mange, comment il s’habille – et aussi comment il ne mange pas et ne s’habille pas. Le linge qui sèche pavoise chaque maison et la ruche incessante des pieds nus révèle le mouvement perpétuel de l’amour.
Mais près de la mer, dans la plaine, il est des maisons, avec leurs balcons et leurs fenêtres closes, où l’on entend rarement marcher. La demeure de l’explorateur était l’une d’elles. Je frappai des coups répétés avec le marteau de bronze, pour qu’on entende. Des pas ténus finirent par s’approcher et un visage inquisiteur entrouvrit le portail avec méfiance, visiblement désireux de me laisser dehors. C’était la vieille servante de la maison, une ombre vêtue d’un châle et d’un tablier, qui chuchotait ses pas.
L’explorateur aussi était très âgé. Lui et sa servante étaient les deux seuls habitants de la vaste maison aux fenêtres closes. J’étais venu découvrir sa collection d’idoles. Les couloirs et les murs étaient couverts de créatures vermeilles, de masques striés de blanc et de cendre, de statues qui reproduisaient les anatomies disparues de dieux océaniques, de chevelures polynésiennes desséchées, d’hostiles boucliers en bois recouverts de peaux de léopard, de féroces colliers de dents, de rames de pirogues qui avaient peut-être fendu l’écume de flots bénis des dieux. Des couteaux faisaient frémir les murs, leurs lames argentés serpentant dans l’ombre. Je remarquai qu’on avait diminué les divinités masculines en bois : leurs phallus étaient soigneusement recouverts d’un pagne en tissu, le même tissu, c’était facile à vérifier, qui avait servi pour le châle et le tablier de la servante.
Le vieil explorateur se déplaçait discrètement parmi ses trophées. Salle après salle, il me fournit des explications, à la fois péremptoires et ironiques, de qui a beaucoup vécu et continue à vivre à la hauteur de ses images. Sa barbiche blanche semblait un fétiche de Samoa. Il me montra les pétoires et les gros pistolets avec lesquels il avait poursuivi l’ennemi ou terrassé l’antilope ou le tigre. Il racontait ses aventures sans modifier l’intensité de son murmure. C’était comme si le soleil était entré, malgré les persiennes closes, laissant un seul petit rayon, un petit papillon qui voltigeait entre les idoles.
En partant, je lui fis part d’un projet de voyages vers les Iles, de mon désir de partir pour les sables dorés. Alors, après avoir regardé de tous côtés, il approcha de mon oreille sa blanche moustache clairsemée et me glissant en tremblant : « surtout qu’elle n’en sache rien, qu’elle ne l’apprenne pas, mais moi aussi je suis en train de préparer un voyage. » Il resta un moment ainsi, un doigt sur les lèvres, écoutant sans doute le pas d’un tigre dans la jungle. Et puis la porte se referma, obscure et brutale, comme la nuit tombant sur l’Afrique.
Pablo Neruda, J’avoue que j’ai vécu, Paris, Gallimard, 1975
Dans le cadre d’une résidence, la photographe Françoise Nuñez est partie vivre à Valparaiso. Elle signale en exergue qu’elle n’a pas voulu revoir les photographies de Larrain avant de partir. Force est alors de constater à la vue du résultat l’étrange similitude des photographies comme si la ville n’offrait qu’un seul et même visage à ceux qui la sillonnent.
Je voulais, avec le souvenir lointain que j’en avaisdécouvrir cette ville comme une première fois
Yo quería, con mis recuerdos lejanos,descubrir esta ciudad como si fuera la primera vez.
Françoise Nuñez, À Valparaíso, Trézélan, Filigranes, 2012
Le cinéaste engagé Joris Ivens (1898-1989) partit aussi filmer en 1965 les collines de la « fiancée de l’océan ». Le scénario est de Chris Marker.
Une série de deux émissions de « Ville-mondes » produite par France Culture qui permet de plonger dans la ville grâce à des artistes.
Classé dans: 4.89 Littérature chilienne, VARIA
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