21 octobre 2015
Lenz aux éditions Grèges
Une série d’articles autour de Lenz à l’occasion de l’exposition Waldersbach de Sylvain Maestraggi à partir du 20 janvier 2016 à la bibliothèque.
©Alex Webb, Lorraine
Avant qu’il ne devienne le personnage principal de la nouvelle Lenz que Georg Büchner écrivit dans les dernières années de sa vie, le dramaturge et poète de langue allemande Jakob Michael Reinhold Lenz était plongé dans un relatif oubli après sa mort à Moscou en 1792.
En 1778, Jakob Lenz est chassé de Weimar par Goethe en raison de son comportement déplacé à la Cour. Il se réfugie alors chez le célèbre physionomiste Gaspard Lavater en Suisse. C’est ce dernier qui lui suggère d’aller se faire soigner de ses troubles psychiques auprès du pasteur Oberlin, esprit éclairé vivant à Waldersbach. Lenz se rend à pied chez le pasteur et séjournera près de trois semaines dans ce petit village au cœur des Vosges alsaciennes. Quelques décennies plus tard en 1835, Büchner s’inspirera du journal laissé par le religieux alsacien sur ce séjour pour composer sa nouvelle. Lenz marque une rupture dans l’histoire de la littérature, par sa fulgurance de style et ses thématiques qui ne cesseront d’être reprises durant les siècles suivants.
Fondée en 2000 par Emmanuelle Dufossez et Lambert Barthélemy, les remarquables éditions Grèges ont intégrées en 2002 une collection intitulée Lenz. Nous avons posé quelques questions à Lambert Barthélemy pour connaître ses motivations quant à sa collection et son ressenti sur la nouvelle de Büchner.
Pouvez-vous nous expliquer le concept de cette collection, ce qui a présidé à sa création ?
Le concept de la collection Lenz est plutôt simple : il s’agissait d’accueillir des textes allemands, parus entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe – entre le commencement de l’activité littéraire de Lenz (1770) et son entrée en fiction chez Büchner (1835) –, textes qui étaient jusque là, pour la plupart, inaccessibles en français.
Enfin, techniquement, le déclencheur, ce fut la découverte du petit récit-essai de Friedrich Schlegel, Voyage en France (1802). Et la volonté de faire circuler, de ce côté-ci du Rhin, cette réflexion sur l’association nécessaire de la France et de l’Allemagne, ainsi que sur la nature (le destin ?) de l’Europe. C’est une réflexion toujours stimulante !
Quel lien unit les différents auteurs de cette collection ? et pourquoi les avoir réunis sous le nom de Lenz ?
Le lien est essentiellement de nature contextuelle, historique et esthétique. Nous avons placé la collection sous le « patronage » de Lenz pour deux raisons principales : l’une est de nature affective (une attraction pour les textes, une amitié pour le destin si singulier de Lenz), l’autre plus « culturelle ». En effet, le mot « (der) Lenz » signifie « printemps » en allemand : et il devenait ainsi possible, par la grâce du lexique en somme, de désigner l’une des périodes les plus fleurissantes de la culture allemande moderne (la séquence idéalisme-romantisme-réalisme) par le nom même de l’un de ses acteurs essentiels, mais resté longtemps, trop longtemps, dans l’ombre d’autres personnages plus, comment dire : imposants ? ou plus idéologiquement stables, rassurants ? Lenz, c’est un peu le lien entre les deux pôles de cette séquence : ancrée dans l’idéalisme, son œuvre en dépasse les difficultés par une forme de matérialisme radical – ce que Büchner ne manquera pas de repérer ! Enfin, l’image est donc celle d’un printemps de l’esprit – d’une floraison à la fois désordonnée et cohérente, de pensées, d’idées, d’œuvres, d’une « reverdie » déterminante pour la culture moderne.
En quoi est-ce une période particulière pour la littérature allemande ? Que représente Jakob Lenz dans l’histoire de cette littérature ?
C’est une période d’une fécondité remarquable, tant au plan des œuvres qu’elle nous a léguées, qu’au plan des théories esthétiques qu’elle a vu éclore. Avec le moment idéaliste et romantique, ce sont les conditions même de notre modernité littéraire qui sont posées : l’idée de son absolu (clôture), celle encore de la subversion ou du décloisonnement des genres littéraires, celle de l’inachèvement de l’œuvre, celle de la nature indifférenciée du littéraire (poétique) et du théorique (la littérature se pensant comme sa propre théorie et la théorie se concevant comme poésie) : autant de propositions, ou d’équations dont nous ne sommes pas encore sortis !
Dans l’histoire de la littérature allemande de la fin du XVIII, Lenz occupe une place particulière : il incarne une rébellion permanente et inaltérée, un individualisme sans concession, une sensibilité exacerbée virant à l’inadaptation sociale – caractère qui allait être appelé à constituer durablement la marque de l’artiste moderne. Son théâtre exprime ainsi une critique sociale radicale et ses personnages, par la violence toute shakeaspearienne de leurs passions (Lenz fut l’un des propagateurs des œuvres de Shakespeare en Europe continentale), protestent contre l’ordre du monde, cherchant désespérément à lui opposer d’autres agencements d’affects, de positions, de relations. Cette puissance de révolte, ce désir extrêmement moderne d’émancipation sociale et sentimentale, nous impressionne encore, plus de deux siècles après leur entrée sur la scène.
Quel est votre rapport avec la nouvelle de Büchner ?
Une immense admiration. C’est un des très grands textes de la littérature européenne, même s’il est inachevé… ! Büchner fait un travail captivant. À partir d’une base documentaire (les journaux du pasteur Oberlin), qu’il va profondément retravailler, et même augmenter, notamment en développant les questions religieuses et artistiques, Büchner est parvenu à saisir le désordre de la maladie de Lenz, sa « folie », ses accès de panique incontrôlables, avec une précision remarquable, mais aussi, et peut-être surtout, dans une langue dont l’étrangeté et la force de déplacement sont extraordinaires. Une langue toute en sensorialité, en expérience brute. Il y a dans ce texte de Büchner une forme d’anticipation intuitive de ce que va devenir l’écriture moderne, de plus en plus percutante dans son immédiateté, de plus en plus offensive dans sa tendance à l’agrammaticalité, de plus en plus réfutante. Ce n’est sans doute pas pour rien que Paul Celan a consacré deux textes au « Lenz » de Büchner
N’avez-vous jamais envisagé de faire une nouvelle traduction ?
Il en est régulièrement question. Mais comme il en existe déjà plusieurs, que je ne connais d’ailleurs pas toutes, nous avons, à chaque fois, remis le projet « à demain » ! Mais oui, je pense qu’à terme nous sortirons « notre » Lenz ! Nous le lâcherons dans la montagne… Et qu’il y courre encore longtemps !
Propos recueillis par Guillaume Dollmann
Tous les ouvrages de la collection Lenz sont disponibles dans notre collection de littérature allemande. Ils seront également mis en vente à l’accueil de la Fondation le temps de l’exposition (du 20 janvier au 21 mars 2016).
Classé dans: 7.10 Littérature allemande
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