Herzog

Image extraite de Lenz élégie de Christophe Bisson (2015)

Le cinéaste Werner Herzog a toujours été fasciné par les personnages à la marge qui forcent – avec grandeur ou tout en déchéance – leur destin. Ses deux films les plus célèbres Fitzcarraldo et Aguirre, la colère de Dieu en sont les meilleures illustrations. Aussi était-il normal qu’un personnage tel que Woyzeck ait attiré l’attention du réalisateur allemand pour se l’accaparer. En effet, la pièce Woyzeck – qui reste à l’état fragmentaire – écrite en 1837 par Georg Büchner raconte les humiliations sans fin du jeune soldat Woyzeck. Ce dernier basculera peu à peu dans la folie et commettra le meurtre de sa femme Marie. Werner Herzog choisira son acteur fétiche Klaus Kinski pour camper le soldat brimé dans son adaptation cinématographique de 1979. Première scène de la pièce de Büchner :

I,1

Baraques. Peuple

FORAIN devant une baraque.    Messieurs ! Messieurs ! Voyez la créature, telle que Dieu l’a faite, rien, absolument rien. Maintenant voyez l’Art, on marche debout, on a veste et culotte, on a un sabre ! Hop ! Fais ton compliment ! Comme ça tu es sage ! Donne un baiser ! Il souffle dans une trompette. Michel est musicien. Messieurs ici on peut voir le Cheval Astronomique et les petits oiseaux des Canailleries. Le <chéri> favori de toutes les têtes couronnées. Que la représentation commence ! On fait le début du début. Ça va être tout de suite le commencement du commencement.
WOYZECK.    Tu veux ?
MARIE.    D’accord. Ça doit être une belle chose. L’homme il a des pompons et la femme a des culottes.

Georg Büchner, Woyzeck, Paris, L’Arche, 1993

 

Si ce sont ces films qui font la renommée de Werner Herzog, il ne faudrait pas faire l’impasse sur sa trajectoire d’écriture et notamment sur un petit récit sorti en 1978 Sur les chemins des glaces qui rappelle sans cesse le Lenz de Büchner. À l’automne 1974, Lotte Eisner, la critique et amie de Werner Herzog se meurt dans un hôpital parisien. Werner Herzog se persuade alors que s’il vient la rejoindre à pied de Munich à Paris, elle sera sauvée. Sur les chemins des glaces est le récit de cette marche, de cette traversée d’Est en Ouest sans boussole. Même si dans le fond, les paysages importent peu à Herzog – se transformant vite en paysages intérieurs. En miroir à l’incroyable ouverture de la nouvelle de Büchner, voici le passage racontant sa propre ascension des montagnes vosgiennes – la géographie de Lenz.

L’ascension continue, bientôt la première barrière neigeuse, à huit cents mètres environ, et, toujours plus haut, la première barrière nuageuse. Voilà qu’il bruine, que cela s’assombrit et que le chemin s’arrête là. Je demande ma route dans une ferme. Oui, me dit le paysan, je n’avais qu’à monter à travers neige, puis à travers le bois de hêtres, après je retombais fatalement sur la route du Champ-de-Feu. La neige est à moitié fondue, peu de traces de pas, et bientôt plus rien. La forêt est humide de brouillard, d’ores et déjà, je sais que sur l’autre flanc, ce ne sera pas une partie de plaisir. La ferme s’appelait : « La Cabane à veaux. » Silence de mort dans les nuages de brouillard. Impossible d’apprécier où je suis, je ne peux qu’apprécier une direction. Comme je ne trouve pas la bonne route, alors que manifestement j’ai gagné le sommet, je m’arrête dans une forêt très dense qui finit en pins, ce qui m’a stupéfié, un brouillard à couper au couteau m’est tombé dessus. J’essaie de comprendre où j’ai bien pu me tromper ? La seule solution est de poursuivre vers l’ouest. En rangeant ma carte, je m’aperçois qu’il y a des détritus dans la forêt : un bidon d’huile de moteur, et tout ce qu’on jette par les fenêtres de voitures. En fait, la route serpente à trente mètres de là à peine, mais le brouillard m’empêche de voir à plus de vingt mètres, et je ne distingue vraiment bien qu’à quelques pas. Sur la route, au nord, dans le plus épais des brouillards, je tombe sur un curieux rond-point, avec au centre une tour panoramique, genre phare. Vent de tempête, brouillard humide, je sors mon heaume-tempête, et parle tout haut, tant cela paraît invraisemblable après une si belle matinée. De temps à autre, je vois trois pointillés blancs sur la route devant moi, jamais au-delà, et parfois je n’aperçois que le plus proche. Dilemme : prendre vers le nord, ou vers le sud ? Par la suite, il s’est révélé que les deux solutions auraient été bonnes, car je suis sorti entre les deux petites routes, vers l’ouest. L’une mène à Fouday par Bellefosse, l’autre descend, en passant par Belmont. Pentes abruptes, vents coupants, téléskis vides. Je vois à peine ma main devant mon visage, et quand je dis à peine, c’est à peine. Vous, nœud de vipères, comment pouvez-vous dire la bonne parole, vous qui n’êtes que mal ? Je voulais allumer un feu, j’aurais encore plus ardemment voulu qu’il brûlât déjà. J’ai si peur que vous n’ayez point de sel sur vous. Entre-temps, la tempête s’est levée, des lambeaux de brouillard encore plus dense se pourchassent au-dessus du chemin. Dans une buvette pour estivants, tout en verre, trois êtres sont assis entre nuages, protégés de tous côtés par le verre. Je ne vois pas de serveuse, aussi suis-je foudroyé par l’idée que ce sont des morts, certainement là depuis des semaines, immobiles. À cette époque de l’année, il est bien évident que la buvette est fermée. Depuis combien de temps sont-ils donc figés sur leur chaise ? Belmont, un de ces néants de province. À onze cent mètres d’altitude, la route descend en lacets, plus bas, un ruisseau en suit les méandres. Encore des bûcherons, encore des feux qui fument, puis, à sept cent mètres, d’un seul coup, les nuages font place à bruine sans joie. Tout est gris, déserté par l’homme, une forêt mouillée accompagne ma descente. À Waldersbach, les possibilités de m’introduire dans une maison étant réduites à néant, je presse le pas pour trouver un gîte à Fouday avant la nuit. Là aussi, peu de possibilités s’offrent à moi, tant et si bien que je me suis décidé à me glisser dans une auberge fermée de toutes parts, en plein village, entre des maisons habitées. Une femme est passée sans rien dire, m’a regardé, et je ne suis pas allé plus avant.

Werner Herzog, Sur les chemins des glaces, Paris, Payot & Rivages, 2009 (Petite bibliothèque Payot)

 

On s’étonnera d’ailleurs que Werner Herzog ne se soit pas emparé de la nouvelle de Büchner pour en faire un film. Quelques autres s’y sont cependant attelés ces dernières années, le cinéaste zurichois Thomas Imbach en 2006 avec Lenz et un court métrage de Christophe Bisson Lenz élegie (2015), tous deux très librement inspirés de la nouvelle de Büchner. Plus conventionnel, un documentaire d’Isabelle Krötsch (2015) Büchner.lenz.Leben : poestische reise in einen text. Notons aussi le projet inachevé d’un scénario de Philippe Lacoue-Labarthe ainsi qu’une chorégraphie de Mathilde Monnier dont la genèse est expliquée ici.