10 décembre 2015
Les murs noircissent
© Corentin Parent, inspiré de l’œuvre poétique Slogans !
Etrange rencontre à Macau dans les années quatre-vingt dix entre l’écrivain français Antoine Volodine et une poétesse russe anarchiste. Rencontre qui plus tard constituera la trame cachée du roman Le port intérieur d’Antoine Volodine et sauvera de l’oubli Slogans, l’œuvre poétique de Maria Soudaïeva…
« ENFANTS DE LA LUNE NON ETEINTE, REGROUPEZ-VOUS » est l’un des multiples slogans que Gloria Vancouver crie depuis un asile psychiatrique de Taïpa, l’une des trois îles qui composent le territoire chinois de Macau. Breughel le fugitif les écoute et les recopie pour « broder autour, les inclure dans ses histoires ». Son histoire, c’est ce que narre le roman d’Antoine Volodine Le port intérieur paru aux éditions de Minuit en 1996. Inclassable récit où d’étranges fugitifs jouent au chat et à la souris dans les venelles du vieux Macau. En effet, Kotter le tueur et émissaire du Parti, séquestre Breughel pour savoir où se cache son amante folle. Des pages de transpiration, où la chaleur et la fatigue coupent la prose. Et où d’étonnants slogans martèlent le roman en une valse étouffante.
DIALOGUE
La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. On aimerait rejoindre l’ombre et ne pas avoir à décrire l’ombre. Le mieux serait de s’allonger dans l’amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos, et d’être ainsi jusqu’au dernier souffle, momifié sous une pellicule trouble de conscience trouble et de silence.
Mais malheureusement, on ne réussit pas à se taire.
Un homme est là, très près, attentif à ce qui émerge. Il menace, il écoute. Il menace à nouveau, il écoute. On essaie d’éviter son regard. Toutefois, si les lèvres tremblent, ce n’est pas la crainte de la douleur et de la mort. C’est plutôt le vieil instinct du bavardage qui les agite. On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper et se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre, On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent.
Venons-en au fait, dit Klotter.
Quoi, dit Breughel.
Arrêtez de marmonner, dit Klotter. Racontez ce que vous avez à dire. Qu’on en finisse.
Oui dit Breughel
Antoine Volodine, Le port intérieur, Paris, Les éditions de Minuit, 1995
Sans ancre, Volodine navigue à part dans les eaux littéraires françaises, composant au fur et à mesure de ses romans une œuvre singulière et définitivement originale. Né en 1950, Volodine est également traducteur, de russe et de portugais. Celui-ci passe deux années à Macau au début des années quatre-vingt dix. C’est là-bas qu’il fait la connaissance d’une femme étrange : Maria Soudaïeva. Née en 1954 à Vladivostok d’un père russe et d’une mère coréenne, elle vit son enfance en Chine et au Vietnam, ballotée au gré des déplacements de son père géologue. D’une nature « malade, secrète et imprévisible », elle est fréquemment internée pour troubles psychiques. Dégoûtée de l’exposition de l’URSS en 1991, elle fonda un éphémère groupe anarchiste mais sentant l’inexorable ascension des nationalismes, des mafias et la perspective d’une société entièrement marchande, elle part sillonner l’Asie du Sud-Est. Alternant petits boulots et séjours en hôpitaux psychiatriques, sa route croisera celle d’Antoine Volodine, nouvellement installé dans l’encore colonie portugaise. Assistée de son frère Ivan, un homme « sombre et efficace », elle se bat aussi pour les centaines de prostituées russes exploitées par les mafias de l’île.
Une activité de sauvetage dangereuse qui fascine l’auteur de Bardo or not bardo. Il va aussi en elle un personnage type de ses romans passés « d’origine russe, mais de culture apatride, révoltée, psychiquement instable, tenant des discours prophétiques et hallucinés ». En effet dans ses rechutes, elle note sur un cahier de courtes phrases dictées par sa vision d’« écroulement général de l’humanité » :
« DESTRUCTION IMMEDIATE DES CHAMBRES GRISÂTRES ! / ABOLITION IMMEDIATE DES LOIS GRISES ! / AUCUNE PAUSE DANS LES COMBATS AU SOL !/ NETTOYAGE DES SITES GRANDIOSES !/ ABOLITION DES HERBES ARCHAÏQUES ! / DESTRUCTION DES RUCHERS ETRANGES ! / EXTINCTION IMMEDIATE DES LAMPES BOSSUES ! / »
« SI TU PERDS L’USAGE DE LA PAROLE, RAMPE VERS LES REINES GUEUSES ! / RESTE MENUE DANS LA NUIT PÂLE ! / SI TU RESSEMBLES A UNE REINE GUEUSE, APPELLE-LA MONIALE DOUZE ! / SI TU CROIS ÊTRE LA MONIALE DOUZE, REPANDS-TOI D’URGENCE DANS LA FLAMME ! »
Maria Soudaïeva, Slogans, Paris, L’Olivier, 2004
Antoine Volodine en insérera donc quelques-unes dans Le port intérieur, tout en promettant à Maria de ne pas la faire apparaître directement dans le roman. Dix années passent sans nouvelles jusqu’au moment où il apprend le suicide en février 2003 à Vladivostok de Maria Soudaïeva. Ivan lui envoie les brouillons de sa sœur. Volodine lui traduit du russe, quitte à les arranger à sa manière, porté par un sentiment d’osmose avec son ancienne amie « ce qui s’est produit tient du miracle : j’ai immédiatement trouvé le ton, la bonne structure, les bonnes transpositions, et au lieu de peiner, j’ai travaillé avec une très grande rapidité et un sentiment d’exaltation, d’extase, presque. »
Recueil sorti en 2004 aux éditions de l’Olivier sous le titre Slogans, cet ovni se divise en trois parties : Programme minimum, Programme maximum, Instructions aux combattantes. Chacune des parties est composée de 343 slogans et se finissent toutes par LES MAUVAIS JOURS FINIRONT. On peut voir ces incantations comme les feux follets de l’île de Taïpa.
En 2009, Antoine Volodine replonge dans la même ambiance que Le port intérieur dans une courte histoire illustrée de superbes photos en noir et blanc d’Olivier Aubert. Ce recueil sobrement nommé Macau est disponible au quatrième étage de la bibliothèque au rayon Ecriture & photographie.
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