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Marina Abramovic, 1974

En 1974, dans une galerie de Naples, une jeune femme d’origine yougoslave décrète qu’elle se tiendra, six heures durant, à la disposition du public, acceptant passivement tout ce qu’on jugera bon de lui faire subir. Pour encourager la participation des visiteurs, elle dispose sur une table différents objets parmi lesquels des chaînes, des fouets, une ceinture en cuir, des lames de rasoir, une fleur, des plumes, une lotion pour le corps.Pendant les premières heures, les visiteurs se contentent de tourner autour de l’artiste, effleurant, ou tâtant, délicatement certaines parties de son corps. Cependant, la nature des interventions évolue et, aux environs de la quatrième heure, tous les vêtements de l’artiste ont été lacérés, et elle est, elle-même, l’objet d’actes de plus en plus violents. Un petit homme âgé tire le visage de l’artiste à lui et l’embrasse longuement sur la bouche. Le corps nu est étreint, pincé, fouetté. Quelqu’un entreprend même de pratiquer des incisions à l’aide des lames de rasoir et de sucer le sang des blessures. Aux environs de la cinquième heure, le public réalisant que l’artiste, décidément, n’offrira aucune résistance, quoi que l’on entreprenne sur son corps, il devient clair que la jeune femme, désormais, a toutes les chances d’être agressée plus violemment encore et violée avant la fin de l’action. La situation semble même prendre un tour si incontrôlable qu’un groupe de protecteurs se forme peu à peu. Quand, aux environs de la sixième heure, un individu particulièrement diabolique place un revolver chargé dans la main de l’artiste, dispose le doigt de celle-ci autour de la détente et tente de pointer le canon vers sa tempe, les protecteurs s’interposent pour écarter définitivement tout danger.

Critique d’art et collaborateur régulier à Art in America, Raphaël Rubinstein recense dans En quête de miracle en cinquante courts textes la genèse du processus créatif d’artistes d’avant-garde contemporains. Il en ressort une fresque hallucinée et proprement jouissive de l’acte créatif. Son côté subversif, dadaïste la plupart du temps, revigore et donne à penser en décalque sur nos sociétés occidentales. Nous y retrouverons les premiers pas de Cindy Sherman, Damien Hirst, Joseph Beuys, Yoko Ono… et d’autres moins connus.

Sourd depuis l’enfance, un artiste décide de conserver les notes qu’il demande à ses interlocuteurs de griffonner lorsqu’il ne parvient pas à lire sur leurs lèvres. Nombreuses sont celles qui comportent des noms propres – le type d’énonciation qu’il a le plus de difficultés à saisir – mais aussi toutes sortes de phrases étranges qu’il est, pour une raison ou pour une autre, incapable de saisir visuellement sur les lèvres. Souvent ses interlocuteurs se lassent de devoir se répéter de la sorte. Ces traductions de l’oral au visuel sont exténuantes pour tous. Les notes provenant de ces « conversations avec l’entendant », comme il les appellera ultérieurement, sont rédigées sur toute sorte de papier, y compris des serviettes en papier, des boîtes d’allumettes, des reçus de caisse, des invitations à des vernissages, des pages arrachées à des carnets, des cartes de visite professionnelles, des bouts de papier kraft, des cartes postales, des post-it. Un jour, l’homme, qui avait jusque-là tenté de s’exprimer par la peinture, décide d’exposer aussi quelques unes de ces notes et de les mettre en relation avec ses toiles. Pour en restituer le contexte à l’intention des visiteurs, il rédige quelques courts paragraphes qu’il fait imprimer et accroche dans des cadres noirs à côté de la note (ou des notes) ainsi commentée. Tout en recréant les conditions dans lesquelles la note fut rédigée, les textes d’accompagnement attirent aussi l’attention sur les implications sociolinguistiques et psychologiques de ces conversations. Lors des expositions, le public, ou du moins une partie de celui-ci, se montre aussi fasciné que l’artiste lui-même par ces lambeaux de conversation entre sourd et entendant. Très vite, l’artiste cesse de peindre pour se consacrer totalement à cette nouvelle forme d’art. Tandis que sa carrière connaît un nouvel essor, et que s’élargit aussi le cercle de ses relations, l’artiste accumule un nombre de notes de plus en plus important. Dès lors, il entreprend de les classer, tantôt en fonction du contenu du message, tantôt de sa provenance, tantôt encore de la couleur ou de la forme du papier. Dans certains cas, un simple mot s’accompagne d’une longue narration. Dans l’une des œuvres, par exemple, un mot de trois lettres est flanqué d’un récit expliquant les circonstances d’une rencontre chez un marchand de vin et spiritueux. Alors qu’il achetait une bouteille, l’artiste avait remarqué deux employées engagées dans une conversation animée. Il n’avait pu s’empêcher de leur demander de quoi elles discutaient ainsi, question à laquelle l’une d’elles répondit en griffonnant à son intention le mot « sex ». Explorant plus profondément la seconde vie de ses conversations quotidiennes, l’artiste choisit, et de plus en plus fréquemment, de ne plus montrer que des ensembles de notes sans aucun texte explicatif. Bientôt, il en arrive même à ne plus s’intéresser qu’aux circonstances dans lesquelles les notes furent griffonnées : à table, par exemple, dans un restaurant parisien, ou encore en Italie, dans une chambre d’hôtel (d’exposition en exposition, il s’est mis à parcourir le monde). Bien qu’il n’ait pas une très haute opinion de ses précédentes tentatives picturales, il est évident que les reconstitutions auxquelles il procède de la sorte sont clairement liées à l’histoire de la nature morte.

Difficile, à première vue, de savoir quelle est la part de la création artistique dans la vie de cet homme. Il passe, apparemment, le plus clair de son temps à déambuler dans la ville qu’il n’a pas quittée depuis qu’il est adulte. (Quand bien même il lui viendrait l’envie de voyager, ses possibilités seraient limitées, les autorités lui ayant confisqué son passeport pour non-paiement de l’impôt sur le revenu). De temps à autre, il s’arrête pour photographier une façade, un panneau de signalisation, un chantier de construction. Il regarde aussi les vitrines, entre dans une librairie, ou chez un épicier, fait quelques achats. Il rapporte le tout dans sa chambre d’hôtel (il y a des décennies qu’il vit dans les hôtels afin, notamment, d’échapper aux inspecteurs des impôts) et change d’établissement selon son humeur, ou des possibilités de son portefeuille. Dans sa chambre d’hôtel, les objets s’accumulent. Il les étudie. Certaines caractéristiques l’incitent à entreprendre des recherches sur leur histoire. Il prend des notes, fréquente les bibliothèques, réfléchit, se lance dans de nouvelles expéditions photographiques, de nouvelles séances de lèche-vitrines. Lorsque vient le moment d’exposer – notre flâneur, bien entendu, est un artiste, et c’est même un artiste connu – il expédie à la galerie, ou au musée, une sélection de ses achats, ainsi que quelques photographies, et choisit un titre couvrant l’ensemble. (Lorsque la taille de l’exposition le permet, il incorpore un échantillon du paysage urbain, un panneau de signalisation par exemple, ou un morceau de palissade). Les objets et les images qu’il expose, explique-t-il, sont liés par tout un faisceau de références croisées, d’homonymies, d’associations verbales, ou visuelles, qui recoupent l’histoire, la géographie, la culture locale, et témoignent de la même errance obsessionnelle que ses propres déambulations urbaines. Les titres des œuvres comportent donc plusieurs niveaux de sens et, s’ils mettent sur la voie (mais sans plus), ils laissent aussi entrevoir toute la complexité des significations, celles-ci associant illuminations soudaines et jeux de mots, exactement comme un liant agrège les pigments du peintre.

Un artiste d’une trentaine d’années décide que sa prochaine œuvre consistera en une traversée de l’Atlantique en solitaire sur un voilier. Né et élevé en Hollande, il a passé ses dernières années à Los Angeles où l’une de ses œuvres se réduisait à une photographie le montrant, en larmes et se tordant de douleur, accompagnée de la légende « Je suis trop triste pour vous raconter ». L’artiste n’a qu’une faible expérience de la voile et choisit pour embarcation un dangereux petit bateau (4 mètres) sans moteur auxiliaire. Un matin de juillet, en 1975, il prend la mer à Cape Cod. Il a de l’eau douce et de la nourriture pour 180 jours, mais a bon espoir d’effectuer la traversée en moins de 90 jours. Il emporte aussi un appareil photo et un magnétophone afin de garder une trace de sa traversée. Quatre-vingt dix jours plus tard, on est toujours sans nouvelle de l’artiste. Au bout de 150 jours, des recherches sont entreprises. Des mois se sont écoulés lorsque l’épave du bateau est repérée par l’équipage d’un chalutier espagnol à environ 150 miles à l’ouest de l’Irlande. L’œuvre devait s’intituler En quête de miracle. L’année suivante, dans une interview, la veuve de l’artiste insiste, à propos de son mari, sur le fait que le suicide « n’avait aucune place dans sa conscience ».

Un artiste italien de vingt-huit ans remplit des petites boîtes de conserve avec des échantillons de ses selles. Il produit ainsi 90 boîtes sur lesquelles il colle une étiquette comportant le titre, ainsi qu’une description de l’œuvre en plusieurs langues. Comme c’est la règle pour les emballages de produits alimentaires, l’étiquette indique aussi le poids du contenu (30 grammes) ainsi que le mois et l’année de production (mai 1961).Deux ans plus tard, l’artiste meurt. Peu après, des rumeurs commencent à circuler selon lesquelles le marché de l’art serait saturé de fausses boîtes de Merde d’artiste, selon le titre choisi pour cette édition. D’autres rumeurs, il est vrai, affirment que l’artiste a seulement prétendu avoir mis sa propre merde en boîte. En dépit des rumeurs d’escroquerie, les boîtes de 5 x 6,5 cm atteignent désormais des prix tels, comme certains très vieux grands crus classés de vin, que personne n’a la moindre intention de les ouvrir.

Débarquant à l’aéroport J. F. K. de New York, un beau jour de printemps, en 1974, un homme de cinquante-trois ans s’enveloppe de feutre de la tête aux pieds. On l’installe alors sur un brancard et le conduit à une ambulance, laquelle le transporte vers une galerie de SoHo. Là, un coyote vivant l’attend dans une large enceinte grillagée. L’homme est installé dans la cage, en compagnie du coyote et y demeure une semaine. Chaque jour, l’homme se livre à des actes rituels, utilisant à cet effet un long bâton de marche, et aussi le feutre l’ayant enveloppé pendant son trajet depuis l’aéroport. Une sorte de relation semble rapidement s’établir entre le coyote et l’homme. Chaque jour, une pile d’exemplaires du Wall Street Journal est déposée dans la cage. Le coyote réagit violemment, déchirant les journaux avec ses griffes, les mâchant, après quoi il urine et défèque sur le tas de papier. Sept jours plus tard, l’homme étreint affectueusement le coyote et quitte la cage. Il est, une fois encore, enveloppé dans le feutre et transporté jusqu’à l’aéroport où il prend place dans un avion en partance pour l’Allemagne, son pays natal. Sa visite aux États-Unis s’est donc limitée à son séjour dans la cage en compagnie du coyote. On raconte que l’animal réagit très mal au départ de l’homme, prenant pour la première fois des airs de prisonnier craintif. L’œuvre résultant de cette suite d’actions porte le titre de I like America and America likes me (J’aime l’Amérique et l’Amérique m’aime).

Huit ans après la chute du mur de Berlin, et vingt-trois ans après qu’un célèbre artiste allemand ait passé une semaine enfermé dans une cage en compagnie d’un coyote, un jeune artiste russe installe une cage à barreaux dans une galerie de SoHo et y passe trois semaines en prétendant être un chien. Une tenue de protection est fournie aux visiteurs désireux d’entrer dans la cage tandis que le frêle jeune homme va et vient, à quatre pattes, et ne portant, pour tout vêtement, qu’un collier de chien. Chaque jour, des groupes de visiteurs se pressent pour l’observer. Il est tantôt chaleureux, et tantôt pas du tout. Comme tout chien, il aboie, halète et regarde avec intérêt les gens à travers les barreaux de sa cage. Un critique d’art du New York Times écrit un texte élogieux sur le spectacle, appréciant particulièrement l’aptitude de l’artiste à imiter le chien. En hommage à son prédécesseur allemand, dont le semaine passée avec le coyote s’intitulait I like America and America likes me (J’aime l’Amérique et l’Amérique m’aime), l’artiste russe donne pour titre à son action I Bite America, America Bites Me (Je mords l’Amérique, l’Amérique me mord).

Raphaël Rubinstein, En quête de miracle, cinquante extraits des annales de l’art contemporain, Montpellier, Ed. Grèges, 2004