27 mars 2016
On a clothesline
Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme.Arthur Cravan
Mina Loy, Christ on a clothesline
Chevalier d’industrie, marin sur le Pacifique, muletier, cueilleur d’oranges en Californie, neveu d’Oscar Wilde, bûcheron dans les forêts géantes, petit-fils du chancelier de la reine, chauffeur d’automobile à Berlin, cambrioleur, poète et boxeur, Arthur Cravan n’a pas épuisé tous les possibles de ses métamorphoses.
Je voudrais être à Vienne et à Calcutta,Prendre tous les trains et tous les navires,Forniquer toutes les femmes et bâfrer tous les plats.Mondain, chimiste, putain, ivrogne, musicien, ouvrier, peintre, acrobate, acteur ;Vieillard, enfant, escroc, voyou, ange et noceur ; millionnaire, bourgeois, cactus, girafe ou corbeau ;Lâche, héros, nègre, singe, Don Juan, souteneur, lord, paysan, chasseur, industriel,Faune et flore :Je suis toutes les choses, tous les hommes et tous les animaux !
Arthur Cravan, Hie!
C’est par la boxe qu’Arthur Cravan entre en littérature. Il devient champion de France amateur et assomme toute l’intelligentsia parisienne dans les cinq numéros de sa revue Maintenant, qu’il anime seul entre 1912 et 1915, la distribuant dans la rue au moyen d’une petite brouette. Il organise parallèlement des conférences sur l’art moderne où il se met littéralement à nu ou bien menace de se suicider en public :
L’écriture doit servir à rendre plus humain, donner plus de chair, plus de corps, plus d’action. Le langage n’atteint son véritable but – l’incarnation de l’écrivain, maudit par les mots – qu’en devenant lui-même la réalité. Il n’est pas question de réalisme, de naturalisme – peu nous chaut la notion de genre – mais d’honnêteté et de loyauté, de nécessité et de sincérité, d’humilité et de lucidité : langage débarrassée du langage, écriture sauvée par l’écriture. (…)Le peintre Joan Miró note sur un brouillon de dessin : « Très concentré / Esprit pur / Pas de peinture ! » Miró souhaite « détruire » la peinture, l’« assassiner ». La peinture doit se faire sans peindre, et tout aussi bien, l’écriture sans littérature. Tout le secret réside dans la langue de l’artiste. L’esprit contre la fabrication.La poésie de Cravan, qui dit que la littérature « c’est ta ta ta tata », est un chant, une vibration, un rythme, l’expression vitale, du sens, de l’inspiration, et non un concept, une théorie, une invention.
Bertrand Lacarelle, Arthur Cravan, précipité, Paris, Grasset, 2010
Au début de la guerre, il organise un combat resté célèbre contre la légende vivante de la boxe, Jack Johnson, le redoutable champion du monde des poids-lourds. Dans son passionnant essai sur Cravan (dont un chapitre est repris dans la monographie Very Boxe, avec les photographies du combat, disponible au 4ème étage de la bibliothèque), Bertrand Lacarelle considère ce combat comme « le premier happening, la première performance de l’histoire de l’art ».
Josep Maria Co I de Triola, Cravan vs Johnson, in : Very Boxe, Paris, Atelier de bibliophilie populaire, 2014
Avec la recette du combat, Arthur Cravan gagne New-York (il arrive par le même bateau que Trotski) où il passe un temps dans l’entourage mondain de Marcel Duchamp et des artistes exilés. C’est là qu’au cours d’un bal costumé, il fait la connaissance de Mina Loy, qu’il épouse à Mexico où il s’est réfugié à la fin 1917. Arthur Cravan disparaît en 1918, au large du Mexique, probablement noyé dans les eaux du Pacifique. Mais « corps sans tombe n’est jamais mort », il réapparaît fréquemment sous une forme ou une autre, à tous ceux qui furent marqués par sa rencontre ou par sa poésie, comme quarante ans après, sous les traits du Christ on a clothesline, collage de Mina Loy.
Les grands draps de la mer s’étendent sur le sommeil de Cravan, hypnotique, où déferlent les vagues de rêves, où s’échouent les cadavres aux grèves. Les noyés sont des prophètes qui parlent la langue des signes dans des gestes si lents qu’ils balaient notre mémoire. Paroles sans oxygène, asphyxie des songes. Les sphinx et les pythonisses ondulent sous les trois-mâts, les steamers, les paquebots de la peur ; nous autres de la surface n’osons plus les plongeons à la verticale, les sauts de l’ange au fond de l’étrange. Eléphants de mer, oiseaux cravans, qui chargez depuis les abysses, les promontoires, à notre rencontre, nous les étalés sans étendards : prenez patience. Nous nous lasserons bientôt, bientôt nous nous laisserons aller aux aléas, là où les machines ne peuvent plus suivre l’esprit.
Bertrand Lacarelle, Arthur Cravan, précipité, Paris, Grasset, 2010
Merci à Thierry pour ses recommandations.
Classé dans: 2.10 Littérature française, VARIA
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