25 mars 2014
Sans plumes
©Renzo Giraldo, versus photo
Figure de la littérature péruvienne, Julio Ramón Ribeyro (1929-1994) a fait le choix – comme beaucoup d’autres auteurs sud-américains dans les années 50-60 – de venir s’installer à Paris pour écrire. Il vivra même un temps dans le même appartement que Mario Vargas Llosa. Ribeyro s’est essayé à de multiples genres littéraires. Ses nouvelles sont d’une grande qualité ; notamment dans les recueils Charognards sans plumes et Silvio et la roseraie. Les deux extraits proposés sont tirés de ses Proses apatrides, spicilège de 200 courts textes, distillant des réflexions sur la vie et la littérature avec tendresse et mélancolie.[1]
1 « Que de livres, mon Dieu, et combien nous manque le temps et parfois l’envie de les lire ! Ma propre bibliothèque, où autrefois pas un livre n’entrait sans avoir au préalable été lu et digéré, s’encombre peu à peu de livres parasites, qui souvent y arrivent sans qu’on sache comment, et qui, par un phénomène d’aimantation et d’agglutination, contribuent à élever la montagne de l’illisible – et, au milieu de ces livres, perdus, ceux que j’ai moi-même écrits. Je ne dis pas dans cent ans, mais dans dix ans, dans vingt ans, que restera-t-il de tout cela ? Peut-être seulement les auteurs qui viennent de très loin, la douzaine de classiques qui traversent les siècles, bien souvent sans être beaucoup lus, mais vaillants et vigoureux, par une sorte d’impulsion élémentaire et de droit acquis. Les livres de Camus, de Gide, qui voilà à peine deux décennies étaient lus avec tant de passion, quel intérêt ont-ils à présent, alors même qu’ils furent écrits avec tant d’amour et d’efforts ? Pourquoi dans cent ans continuera-t-on à lire Quevedo et pas Jean-Paul Sartre ? Pourquoi François Villon et pas Carlos Fuentes ? Que faut-il donc mettre dans une œuvre pour durer ? On dirait que la gloire littéraire est une loterie et la survie artistique une énigme. Et malgré cela on continue à écrire, à publier, à lire, à gloser. Entrer dans une librairie est effrayant et paralysant pour n’importe quel écrivain, comme l’antichambre de l’oubli : dans ses niches de bois, déjà les livres s’apprêtent à sombrer dans un sommeil définitif, souvent sans même avoir vécu. Quel est cet empereur chinois qui détruisit l’alphabet et toute trace d’écriture ? N’est-ce pas Érostrate qui incendia la bibliothèque d’Alexandrie ? Ce qui pourrait peut-être nous redonner goût à la lecture, ce serait de détruire tout ce qui a été écrit et de repartir, innocemment, allégrement, à zéro. »
80 « Arrivés à un certain âge, variable selon les gens mais qui se situe aux alentours de la quarantaine, la vie commence à nous sembler fade, lente, stérile, sans attrait, répétitive, comme si chaque jour n’était qu’une pâle copie du précédent. Quelque chose en nous s’est éteint : enthousiasme, énergie, capacité à nous projeter, esprit d’aventure ou simplement soif de jouissance, d’invention ou de risque. C’est le moment de faire une halte, de reconsidérer notre vie sous toutes les coutures et de tenter de tirer parti de ses faiblesses. Le moment d’un choix suprême, car il s’agit en réalité de choisir entre la sagesse et la bêtise. »
[1] Julio Ramon Ribeyro, Proses apatrides, traduit de l’espagnol sous la direction de François Géal, Le Bouscat, Finitude, 2011.
Classé dans: 4.87 Littérature péruvienne
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