Anna Puig Rosado, 2000

Le 12 février 2014, le prix Saif Ghobash Banipal Arabic Literary Translation [1] récompensait William Maynard Hutchins pour sa traduction anglaise du roman de Wajdî al-Ahdal, Bilâd bilâ Samâ’, publié à Sanaa en 2008. Après le scandale que causa au Yémen la publication de son premier roman [2], cet « enfant terrible de la littérature yéménite [3] » nous offre une nouvelle satire de la société yéménite sous la forme d’un polar fantastique.

Chacun des personnages du roman livre à tour de rôle son point de vue sur la disparition d’une jeune Balqîs nommée Samâ’ (« Ciel » en arabe, « Jasmine » dans la traduction de W. M. Hutchins). Par la bouche des différents narrateurs, les ressorts de la société yéménite s’éclairent à mesure que les circonstances de la disparition de Samâ’ s’obscurcissent. Le fantastique qui entoure cette disparition n’enlève aucun réalisme à la critique sociale ; il agit bien plutôt comme un révélateur, un maître en maïeutique dont l’ironie renverse la situation des personnages. Avant sa disparition, Samâ’ se sentait poursuivie malgré son voile par la meute des regards des hommes qu’elle ne supportait plus [4] :

أشعر أني محاصرة، المجتمع يحاصرني من كافة الجهات، وكأنني ارتكبت بحقهم جريمة خفية قبل آلاف السنين.. جريمة لم ينتبه أحد لتدوينها، وظل صداها يتردد في لاوعيهم حتى اليوم. عندما تكون البنت في سنوات الشباب، فإنها تُعَدّ من دون شك العدو رقم واحد للمجتمع! (ص. 19)

« I feel that I’m under siege, that my society assails me from every direction and that I must have committed some unknown crime against them thousands of years ago, a crime no one bothered to record, even though it still reverberates in their unconscious. When a girl matures she certainly counts as society’s number one ennemy ! » (p. 8)

Ces mêmes regards, braqués désormais sur le vide que Samâ’ laisse en partant, vide plein d’une présence mystérieuse qui les poursuit, deviennent insupportables aux hommes. Comme ils voudraient qu’un long niqâb recouvre alors le visage innommable du gouffre qui s’est ouvert sous leurs yeux ébaubis :

هناك وميض نور يلاحقني في كل مكان، وكأنما هناك شيء ما يريد أن يتجسد أمامي.. أن يخرج من عالمه الضوئي إلى عالمي المرئي.. أنا لا أحب هذه الظواهر الخارقة للعادة.. أكرهها بشدة.. أخشى أن أفقد اتزاني، أن أجد نفسي أهرول في الشوارع مكشوف العورة وأنا أخطب في الهواء! (ص. 104)

« A glowing light follows me everywhere, almost as if something wanted to materialize before me, to emerge from its numinous world into my visible one. I don’t like these supernatural apparitions. I hate them intensely. I fear that I’ll find myself racing through the streets with my privates uncovered while I preach to the thin air. » (p. 69)

La disparition de Samâ’ reste un mystère. Non de ces soi-disant mystères, simples résolutions d’équations, mais mystère véritable qui se donne comme mystère. Car le mystère n’est pas l’énigme, la devinette, mais ce qu’on ne saurait résoudre ni deviner, ce qui devient plus inconnu à mesure qu’on s’en approche et nous serait définitivement incompréhensible si nous y accédions.

أخذ جسدي يتصبّب عرقاً، وشحب لوني، وهرب الدم من عروقي، وشعرت بجفاف شديد في حلقي.
لم أعد استطيع تحريك أعضائي.. عيناي فقط تدوران مخبولتين في محجريهما.
أحسست بلذة عميقة وأنا أذوب وجداً وحباً في كينونة لا تُسَمَّى، حضورها البهي فوق المعقول.
أصبحت أخفّ وزناً، المساحة التي أشغلها في هذا العالم تتلاشى.
أين أنا؟ لا أدري.
لكنني مبتهجة إلى أقصى حدود البهجة.
كنت ما أزال أملك القدرة على الرؤية.. (ص. 122)

« My body began to perspire, I blanched as blood drained from my veins, and my throat suddenly felt parched.
I lost the ability to move the parts of my body, although my eyes were revolving crazily in their sockets.
I experienced a profound delight as I dissolved through an ecstasy of love into an existence that outstrips words and into a presence that defies logic.
I grew very light as the space I once occupied in this world dwindled away.
Where was I ? I don’t know. But I was boundlessly happy.
I still had the ability to see. » (p. 82)

Samâ’ peut toujours voir – et voir sans être vue. Ce sont les voyeurs d’hier qui aujourd’hui sont épiés du vide rempli du mystère de Samâ’, qui les désarme et les rend vulnérables. Telle est sur nous la force du roman de Wajdî al-Ahdal : en cherchant à résoudre le mystère de Samâ’, c’est nous qui sommes trouvés. C’est le mystère qui nous questionne et qui nous fouille.


[1] Sur ce prix, consulter

[2] Qawârib jabaliyya (Sanaa : Dâr `Ubâlî li-l-dirasât wa-l-nashr, 2002) est immédiatement confisqué, la maison d’édition est fermée, l’auteur doit un temps quitter le Yémen. C’est finalement l’intercession de Gunther Grass auprès du président yéménite qui obtiendra la levée des sanctions contre l’auteur, lui permettant de regagner le Yémen.

[3] Luc-Willy Deheuvels, Violence, écriture et société au Yémen : Qawârib jabaliyya de Wajdî al-Ahdal, Chroniques yéménites [En ligne], 11 (2003).

[4] Toutes les citations du roman de Wajdî al-Ahdal sont tirées respectivement de : pour la version arabe, Bilâd bilâ Samâ’, Bayrût : al-Tanwîr, 2012 ; pour la version anglaise, A land without Jasmine, translated by William Maynard Hutchins, Reading : Garnet Publishing, 2012.