Au Mali

Pour une fois la sempiternelle estampille du « réalisme magique » pourrait signifier quelque chose avec les récits du nicaraguayen Rodrigo Rey Rosa. Une magie, certes, mais particulière : celle à coup de pilules artificielles comme dans son dernier roman, Les sourds. Pour le réel, c’est celui du Guatemala, devenu au fil des années l’un des pays les plus violents du monde. Une élite corrompue (à tel point que lors d’un enterrement on ne sait même plus si le défunt était un narco ou un homme politique) qui se lance à corps perdu dans les paradis artificiels, les habitacles fumés de leur voiture tout terrain ou encore dans la vacuité de bordels rococo flambants neufs. Sauf que le réel finit par les rattraper à un moment ou à un autre : une mort violente, un enlèvement, un accident de la route ou la justice indigène. C’est là que Rey Rosa place son curseur souvent d’une façon elliptique : ce moment où le basculement se fait entre cet onirisme artificiel et la réalité abrupte du monde. D’où des romans très proches de la science-fiction. Mine de rien, au milieu de ce foisonnement qu’est actuellement la littérature latino-américaine (et particulièrement celui de la littérature mexicaine), Rodrigo Rey Rosa apparaît comme l’une de ses voix les plus subtiles et originales.

Rodrigo Rey Rosa est né en 1958 à Ciudad de Guatemala. Pris par la wanderlust, il passera du temps à New York, Paris, Londres et surtout Tanger où il rencontrera Paul Bowles – qui traduira ses premières nouvelles en anglais. L’influence de ce dernier est marquante (« une inquiétante étrangeté, une inquiétante familiarité »), tout comme celle de Borges. Le chilien Roberto Bolaño a consacré deux courts textes à Rey Rosa dans son recueil d’interventions, d’articles et d’entretiens, édité à titre posthume sous le titre Entre parenthèses.

 

Le stylet de Rodrigo Rey Rosa

Je suis un lecteur assidu des livres de Rey Rosa, écrivain guatémaltèque né en 1958 et voyageur infatigable à travers les déserts africains et les villages d’Inde, quand ce n’est pas à travers des appartements étranges, liquides, familiers. Il y a peu j’ai relu Ningún lugar sagrado, son dernier recueil de récits, la plupart situés à New York, ville au Rey Rosa a vécu à différentes périodes de sa vie. Le livre est composé de nouvelles courtes, distance dans laquelle Rey Rosa est un maître consommé, le meilleur de ma génération, une génération qui, par ailleurs, a donné d’excellents nouvellistes.
La prose de Rey Rosa est méthodique et savante. Il ne dédaigne pas, à certains moments, le fouet – ou, plutôt : le claquement lointain d’un fouet que nous ne voyons jamais – ni le camouflage. Ce n’est pas un maître de la résistance, mais une ombre, un éclair qui traverse l’espace de la normalité. Son élégance ne prend jamais le dessus sur la précision. Le lire, c’est apprendre à écrire, une invitation aussi au pur plaisir de se laisser entraîner par des histoires sinistres ou fantastiques. Il y a peu, il vivait au Guatemala et il n’avait pas de maison propre : un jour, il logeait chez sa mère, le jour suivant, chez sa sœur, le reste du temps chez des amis. Un soir, nous avons parlé au téléphone durant presque deux heures : il venait d’arriver du Mali. Maintenant, il est en Inde, en train d’écrire un livre dont il ne sait pas s’il va le finir ou pas. J’aime l’imaginer comme ça : sans domicile fixe, sans peur, client d’hôtels de passe, dans des stations de cars des tropiques ou dans les aéroports chaotiques, avec son ordinateur ou un carnet à couverture bleue, où la curiosité de Ray Rosa, son intrépidité d’entomologiste se déploient sans hâte.
Certains trouvent cette prose, surtout celle des récits de Ningún lugar sagrado, froide et elle l’est probablement : une énorme chambre froide où les paroles sautent, vivantes, ressuscitées. Et alors nous ne pouvons penser à rien d’autre qu’à l’horreur qui s’est vidée sur le Guatemala, l’abjection et le sang. Et nous pensons aussi à Miguel Ángel Ásturias, à Augusto Monterroso comme maintenant à Rodrigo Rey Rosa, trois écrivains énormes, issus de ce pays, petit et malheureux. Et l’image qui subsiste dans le miroir est terrible et elle vivante.

 

Rodrigo Rey Rosa au Mali, je crois

Il conviendrait peut-être de parler des derniers livres de Rey Rosa, du livre sur l’Inde et de son dernier roman, un bijou de peu de pages, qui jette un regard différent sur le roman noir, un genre dans lequel tous se lancent et bien peu se sortent honorablement. Dire que Rodrigo Rey Rosa est l’écrivain le plus rigoureux de ma génération et en même temps le plus transparent, celui qui tisse le mieux ses histoires et le plus lumineux de tous, c’est rien dire de nouveau.
Aujourd’hui, je préfère rappeler une histoire qu’il m’a racontée. Il est question dans cette histoire d’un voyage dans un pays africain, je crois que c’était le Mali, je ne suis pas capable de le préciser. En tous les cas, Rey Rosa arrive en avion dans la capitale, une ville chaotique et proche de la côte. Après avoir passé quelques jours là, il se transporte en autobus vers une ville de l’intérieur. C’est là que la route finit, ou bien, c’est une possibilité, la route devient incertaine, comme une piste dans le désert que n’importe quel coup de vent défait. La ville se trouve sur les rives d’un fleuve et Rey Rosa prend une embarcation qui navigue  vers l’amont interminablement. Ils arrivent finalement dans un hameau et, après avoir cheminé et posé des questions aux gens, il parvient à une maison de brique, d’une seule pièce, qui est l’endroit vers lequel il se dirigeait. La maison, qui appartient à un peintre majorquin , probablement l’un des plus grands peintres contemporains, est vide. Il y a quelque part un coffre imposant à l’intérieur duquel, à l’abri des termites, se trouve la bibliothèque du peintre. Cette nuit-là, Rey Rosa lit jusque tard, éclairé par une bougie, car là-bas, cela va sans dire, il n’y a pas de lumière électrique. Ensuite, il s’enveloppe dans une couverture et se met à dormir.
Il reste quelques jours dans le hameau, qui a à peine assez de cabanes pour mériter ce nom. Il achète de quoi manger aux gens du coin, boit du thé sur les rives du fleuve, fait de longues promenades jusqu’aux abords du désert. Un jour, il finit de lire le livre qu’il a pris dans le déjà légendaire coffre et alors il le remet à sa place, ferme la maison et s’en va. N’importe qui d’autre aurait immédiatement emprunté le chemin du retour. Rey Rosa, cependant, quitte le hameau, non du côté du fleuve, mais par derrière. Comme on dit, et se dirige vers des montagnes. J’ai oublié leur nom, Je sais seulement qu’à la tombée de la nuit elles acquièrent une teinte bleue qui passe, peu à peu, du bleu pastel au bleu métallique. L’obscurité, cela va de soi, le surprend marchant dans le désert, et cette nuit-là, il dort au milieu des bêtes nuisibles.
Le lendemain, il reprend son chemin. Et comme ça, jusqu’à atteindre les montagnes, qui renferment de petites vallées stériles, où la mer de sable use petit à petit les rochers. Il passe là encore une nuit. Ensuite, il retourne au hameau, au fleuve, à la ville, à l’autobus et à l’avion qui l’emmène jusqu’à Paris, où il habitait à l’époque.
Lorsqu’il m’a raconté cette histoire, je lui ai dit qu’un voyage pareil me tuerait. Rodrigo Rey Rosa, qui croit en la vie comme seuls y croient les enfants et ceux qui n’ont pas senti la présence de la mort, m’a répondu que ce n’est pas si terrible.