Il nous faut être seul et abandonné de tous,
si nous voulons aborder un travail de l’esprit. (Béton)

J’étais absolument impossible à atteindre,
barricadé dans ma maison, dans mon cachot de travail (Oui)

 

Réclusion

 

Dès sa première visite en 1965, Thomas Bernhard est conquis par la ferme « fortifiée » d’Ohlsdorf. Il conclut l’affaire aussitôt et fait de cette bâtisse délabrée du XIVème siècle sa résidence principale. L’entreprise, ambitieuse, est bien illustrée par ces paroles du narrateur dans le récit Oui :

En vérité, ma maison, dans l’état où je l’ai achetée, n’était rien d’autre qu’un toit troué, presque entièrement pourri, posé sur des murs croulants, bien qu’énormes. Mais j’étais assez jeune pour rendre cette ruine habitable, je m’étais fixé pour but de faire de cette ruine une maison d’habitation, en l’espace d’un an[1], de mes propres mains. Je n’avais pour ainsi dire pas d’argent, j’ai fait autant de dettes qu’on peut en faire, sans savoir quand ni comment je pourrais rembourser ces dettes, mais cette pensée ne m’avait pas arrêté, ce qui comptait, c’est que j’avais dans l’univers un endroit pour moi seul, qu’il avait fallu délimiter et enclore, et où je pouvais me concentrer entièrement sur mes travaux scientifiques.

 

L’auteur aime séjourner à la ferme dans une sorte de « réclusion volontaire », ne recevant que de rares invités, n’entretenant guère de relation avec le voisinage[2]. L’expérience de la vie recluse qu’il y mène est capitale :

Moi, ce qui me fait avancer, ce n’est rien d’autre que d’être le plus seul possible, quelles qu’en soient les conséquences, et ce ne sont au fond que des désagréments mais je les aime, je suis amoureux de ce dont les autres ne se chargeraient pas. Mettez Handke ici trois jours, il va s’enfuir en criant pour aller retrouver sa fille. C’est un brave petit fiston, tendre et faible, mais il parle sans arrêt de solitude. Ce sont justement ceux-là qui ne peuvent pas rester seuls, parce que pour ça il faut faire un bel effort. Si on ne peut pas faire ça, on ne peut pas écrire non plus à la manière dont je le fais, que ça ait une importance ou non, on s’en fiche.

 

On sait que Bernhard n’a quasiment jamais écrit dans sa ferme mais lors de voyages à l’étranger. Et l’on songe aussitôt à tous les personnages de ses romans qui, comme lui, se retirent en un lieu pour se consacrer tout entier à l’œuvre de leur vie, mais qui s’enferment ensuite dans ce lieu au point qu’il leur devient une prison ou un tombeau : car le travail est impossible !

À la longue, je me suis complètement fourvoyé dans cette tombe qu’est ma maison. Je me lève le matin dans la tombe et, toute la journée, je cours de-ci de-là dans la tombe et, tard dans la nuit, je me couche dans cette tombe.

 

On songe aussi au fait qu’aucun de ces personnages ne s’arrache à temps d’une solitude qui se referme sur eux :

Quand on ne part pas à temps, disait Karrer, il est soudain trop tard et on ne peut plus partir. Tout d’un coup on voit clairement qu’on a beau faire tout ce qu’on veut, on ne peut plus partir. Ce problème, le fait de ne plus pouvoir partir, vous préoccupe toute la vie, aurait dit Karrer, et on ne s’occupe de plus rien d’autre. Alors on se désespère de plus en plus, on s’affaiblit de plus en plus et on passe son temps à se dire qu’on aurait dû partir à temps, et on se demande pourquoi on n’est pas parti à temps.

 

On songe enfin qu’au contraire de tous les reclus volontaires de ses livres, de tous ces affamés de solitude devenus malades à force de solitude, Bernhard, peut-être, savait partir à temps. Ailleurs, à l’étranger, loin de la ferme, loin (comme il l’écrit dans La Plâtrière) de ces « murs nus », de « ce qui peut blesser », de ce qui « commande les catastrophes de l’intelligence », ailleurs mais sur les ruines des autres une œuvre se construit, malgré tout, une œuvre faite de la défaite de toutes les autres, une œuvre qui ressemble à une ferme, à « ces murs nus », à « ce qui peut blesser », à « ce qui commande les catastrophes de l’intelligence ».

Ce qui me convient le mieux, c’est d’être seul.
Je tiens en fait cet état pour idéal.
Ma maison est à vrai dire une prison géante.
J’aime beaucoup cela ; autant que possible, des murs nus. Nus et froids. C’est d’un très bon effet sur mon travail ; mes livres ou les choses que j’écris sont ainsi, pareils à mes logis.
Il me semble souvent que les chapitres d’un livre sont comme les pièces de ma maison. Les murs vivent, n’est-il pas vrai ? Et les pages, comme les murs. Cela suffit. Il faut les regarder intensément. Si l’on regarde un mur blanc, on s’aperçoit qu’il n’est ni blanc ni froid. Lorsque l’on demeure longtemps seul et que l’habitude est acquise, que l’on s’est exercé à la solitude, qu’on s’y est installé, on découvre toujours plus là où, pour n’importe qui, il n’y a rien. Sur le mur, on aperçoit de minuscules fissures, de petits rebords, des inégalités, de la vermine. Il y a une monstrueuse activité sur les murs.
En fait, murs et pages sont parfaitement semblables.

Trois jours, in : Ténèbres : textes, discours, entretien, publié sous la direction de Claude Porcell, Paris, M. Nadeau, impr. 1990, p. 64.

 

 N.B. Trois jours est une « auto-interview » qui s’est déroulée en 1970 dans un parc de la banlieue de Hambourg. Bernhard y monologuait face la caméra de Ferry Radax.


[1] En réalité, les travaux de restauration entrepris par Bernhard durent jusqu’en 1975.

[2] Voisinage assez hostile, du reste, à l’idée de voir cet « oisif » ou ce « fou » s’installer dans la région. La seule personne qu’il côtoie semble être l’agent immobilier qui lui vendit la ferme (cf. le personnage de Moritz dans Oui).