Tôchun
Tôchun, Paysage. Encre sur papier, Musée Masaki, Osaka

 

C’est dans l’un de ces villages japonais perdu au milieu des montagnes de la région centrale, le Shinshu, que se déroule l’action de Etude à propos des chansons de Narayama de Shichiro Fukazawa. Publié en 1956, ce récit fait penser par sa fausse simplicité au Pedro Páramo de Juan Rulfo et pour son allégorie au Vieil homme et la mer d’Ernest Hemingway. Le genre de récit cristallisant autour d’une culture profondément locale et qui par alchimie s’arrime à l’universel.
Donc : au milieu du XIXe siècle, O Rin, une vieille dame et sa montagne aux chênes (Narayama). À l’approche de ses 70 ans « l’âge-limite » ; elle se doit de partir vers la montagne sacrée pour y rencontrer dieu et s’y laisser mourir. Mais avant d’entamer cette pérégrination finale, O’Rin, qui est l’abnégation même, devra régler les dernières anicroches au sein de sa famille et par là-même dévoilera le fonctionnement d’un village perpétuellement tiraillé par la faim. L’avancée du récit se fait grâce à de petites analyses de refrain de chansons populaires. Se dévoilerait ainsi une sorte d’archéologie primitive de l’âme de ce village… Sauf que Fukazawa n’a fait qu’inventer : des chansons qui égrènent le livre jusqu’au tricotage autour de vieilles légendes.

Le succès publique fulgurant de Narayama et une reconnaissance des plus grands dont Tanazaki, Mishima ou Hakucho le mettront sur le devant de la scène jusqu’au moment où il rencontrera de sérieux problèmes politiques en 1969. En effet, dans la nouvelle Furyu mutan, il raconta un de ses rêves : son attaque contre le palais impérial, la décapitation devant une foule en délire du prince et de la princesse en place. Il disparaît alors de la circulation et finira comme un prospère commerçant de gâteaux fourrés à Tokyo. Il meurt en 1987.

Ce court récit a fait l’objet de deux adaptations cinématographiques, l’une en 1958 par Keisuke Kinoshita et une seconde plus connue par Shōhei Imamura qui reçut pour celle-ci la palme d’or à Cannes en 1983.

 

 

 

Le mortier de pierre de Tama-yan émettait son bruit de moulinet. Il résonnait comme un orage qui gronde au loin. Comme tout le monde s’était tu, Kesakichi se mit à chanter d’une voix forte. Son vêtement relevé par-derrière, ses jambes croisées en tailleur et ses manches relevées jusqu’aux épaules, il chanta :

Petit père sors voir les arbres secs foisonnent
Il faut aller mets sur ton dos la planche

Ces temps-ci, était devenu bien habile dans ses intonations. O Rin jugeait vraiment excellentes les intonations de Kesakichi. Mais, pour la chanson qu’il avait chantée maintenant, c’était un vrai gâchis de chanson. On la chantait autrefois, mais elle s’était embrouillée de plus en plus. « C’est bien désolant » , pensa O Rin :

-Kesa ! n’existe point une chanson comme ça. C’est : « La montagne est en feu, les arbres secs foisonnent », enseigna-t-elle.

-Ha ! Mais… Le vieux de la Maison au sou l’a chantée comme ça.

-Idiot que tu es ! Autrefois, y a eu le feu dans la montagne. A ce moment-là, tout le monde est allé à la montagne, à ce qu’on dit. C’est une chanson là-dessus, hein, Tappei ?

Ce disant, elle regarda Tappei.
Tappei était étendu, le visage tourné vers le plafond, un linge appliqué sur le front. Le linge lui descendait jusqu’aux yeux.
O Rin jeta un regard en coulisse sur la figure de Tappei. Tout d’un coup, elle fut prise d’un sentiment de pitié pour lui. Passer l’hiver est une chose pénible et puis, accompagner au pèlerinage de Narayama est aussi une chose difficile. Tout à l’heure, Tappei avait dit : « L’année prochaine, tu vas à la montagne, hein ? »… Il n’avait cessé de s’en préoccuper jusqu’à maintenant. A y penser, elle était prise de pitié pour lui.

(p 101.)

 

 

La nuit était bien avancée. Il pouvait être vers les trois heures du matin. O Rin entendit quelqu’un gémir au-dehors. C’était une voix s’homme qui geignait. La voix se rapprocha de plus de plus, elle vint jusque devant la maison d’O Rin. Mais, alors, comme pour couvrir cette voix gémissante, la chanson du ballottement du sourd s’éleva :

Six racines, six racines, ô racines
Accompagner semble facile et ne l’est point
Sur les épaules c’est lourd le fardeau est pénible
Ah ! purifions les six racines, purifions les six racines

O Rin dressa la tête hors de sa couche et tendit l’oreille. Elle reconnut que cette voix était la voix gémissante du Mata-yan de la Maison au sou.
« L’imbécile ! » pensa-t-elle une fois de plus. Peu après, elle eut l’impression d’un bruit de pas qui se rapprochait. Puis il y eut un bruit d’ongles qui raclèrent la porte de la maison d’O Rin.
« Qu’est-ce que ça peut bien être ? »
Elle se leva et sortit de la véranda. Elle ouvrit un vantail du côté où se produisait ce raclement. Le dehors était éclairé par la lumière de la lune. Mata-yan était là, accroupi, le visage caché, et tremblant de tout son corps.
A ce moment-là, quelqu’un arriva en trombe. C’était le fils de Mata-yan. Il tenait à la main une corde de paille et regardait durement Mata-yan.
O Rin appela :

-Tappei, Tappei !

Tappei qui ne semblait pas, lui non plus, avoir dormi, sortit aussitôt. Il se tourna vers le fils de la Maison au sou, aperçut la corde de paille que celui-ci tenait à la main.

-Qu’est-ce qui se passe donc ? demanda-t-il.

-L’a coupé la corde avec ses dents et y s’est sauvé !

(p 117.)

Shichirô Fukazawa, Étude à propos des chansons de Narayama, Paris, Gallimard, Folio, 1959