Julian DavalosJulian Davalos, bicicleta, 2010

 

En une demi-douzaine d’années, cinq longues nouvelles ou si l’on préfère de courts romans redéfinissent en profondeur la littérature latino-américaine : L’homme à l’affût de Julio Cortázar (1959), Pas de lettre pour le colonel de Gabriel Garcia Marquez (1961),  Aura de Carlos Fuentes (1962) , Ce lieu sans limite de José Donoso (1966) et Les chiots de Mario Vargas Llosa (1967). La même année, avec le succès fulgurant de Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez, c’est l’annonce médiatique de ce « renouveau » estampillé du nom de boom. Ces cinq récits tous parfaits – tant dans leur forme que dans les thèmes ambitieux qu’ils développent – ne sont pas considérés comme les grands œuvres de leurs auteurs (Marelle, Cent ans de solitude, La Mort d’Artemio Cruz, L’obscène oiseau de la nuit et Conversation à la cathédrale) mais ils ont le mérite d’en contenir les germes.

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L’homme à l’affût / El perseguidor

 

Le plus français des écrivains argentins, celui dont l’écriture respirera et jouera le plus avec la langue. Une facilité d’approche qui n’empêche pas L’homme à l’affût de se frotter à une certaine noirceur. Dans cette nouvelle, Julio Cortázar voulait aborder d’une autre façon ses personnages de fiction ; ne plus en faire de ces personnages « à la Thomas Mann » plein d’interrogation métaphysique avec un destin créatif bien en main. Le narrateur est l’ami et le biographe de Johnny Carter, sorte d’astre génial dans le monde du jazz (la figure est directement inspiré de Charlie Parker). En décrivant les virées et les conversations avec Johnny Carter, être frustre et primitif qui ne joue qu’au gré de ses sensations, il essaiera par là-même de capter les mystères de la création. Même s’il  n’est pas le premier à partir vivre à Paris pour écrire, Julio Cortázar reste pour grands nombre de jeunes écrivains latino-américains le symbole lumineux de ce genre d’exil.



 

Heureusement que l’histoire de l’incendie s’est arrangée au poil. Comme il fallait s’y attendre, la marquise y a mis du sien. Dédée et Art Boucaya sont venus me chercher au journal et nous sommes allés tous les trois chez Vix écouter le déjà célèbre mais encore secret enregistrement d’Amorous. Dans le taxi, Dédée m’a raconté du bout des lèvres comment la marquise avait sorti Johnny d’embarras ; mais après tout, l’incendie s’était limité à un matelas roussi et à une frousse terrible de tous les Algériens qui vivent dans l’hôtel de la rue Lagrange. L’amende (payée), un autre hôtel (également payé) et Johnny est maintenant convalescent dans l’immense et très beau lit et il boit tout le lait qu’il veut et il lit Paris-Match et le New Yorker, sans oublier son petit galeux des poèmes de Dylan Thomas, tout gribouillé d’annotations. Munis de ces nouvelles et d’un cognac pris au café du coin, nous nous sommes installés dans la salle d’auditions pour écouter Amorous et Streptomycine. Art a demandé qu’on éteigne les lumières et il s’est couché par terre pour mieux écouter. Alors Johnny est arrivé et il nous a promené sa musique sur la figure, il est entré ici bien qu’il soit au fond de son lit dans son hôtel et il nous a balayés avec sa musique un quart d’heure durant. Je comprends que l’idée qu’on publie Amorous puisse le mettre en fureur, les imperfections sont visibles à l’œil nu, le halètement qui accompagne certaines fin de phrases est parfaitement audible et surtout le terrible couac final, cette note sourde et brève qui m’a fait penser à un cœur qui éclate, à un couteau qui entre dans le pain (et lui qui me parlait de pain il y a quelques jours). Mais ce que Johnny ne percevrait pas et qui est insoutenablement beau, c’est cette angoisse qui cherche une issue dans cette improvisation qui fuit de tous les côtés, qui interroge, qui gesticule désespérément. Johnny ne peut pas comprendre : ce qui lui paraît être un échec est pour nous une voie ou tout du moins l’amorce d’une voie. Amorous restera l’un des plus grands moments du jazz. L’artiste qui est en Johnny sera fou de rage chaque fois qu’il entendra cette caricature de son désir, et tout ce qu’il a voulu dire pendant qu’il luttait, chancelait, pendant que la salive lui échappait de la bouche en même temps que la musique, plus seul que jamais face à ce qu’il poursuit, à ce qui le fuit à mesure qu’il le traque. C’est curieux, il m’a fallu écouter Amorous pour comprendre, bien qu’il y ait déjà eu d’autres indices, que Johnny n’est pas une victime, n’est pas un pauvre persécuté, comme tout le monde le croit, comme je l’ai moi-même laissé entendre dans ma biographie (le livre vient de paraître en français et il se vend comme du Coca-Cola). Je sais maintenant que ce n’est pas vrai. Johnny n’est pas le poursuivi mais le poursuivant, tout ce qui lui arrive dans la vie ce sont des malchances de chasseur et non d’animal traqué. Personne ne peut savoir ce qui poursuit  Johnny mais c’est ainsi, c’est là, dans Amorous, dans la marijuana, dans ses discours absurdes, dans ses rechutes, dans le petit livre de Dylan Thomas, dans cette façon d’être un pauvre diable qui élève Johnny au-dessus de lui-même et en fait une absurdité vivante, un chasseur sans jambes et sans bras, un lièvre qui court derrière un tigre endormi. Et je me vois dans l’obligation de dire qu’au fond Amorous m’a donné envie de vomir, comme pour me délivrer de cette musique, de tout ce qui, dans ce disque, court derrière moi et derrière nous tous, cette masse noire et informe, sans mains et sans pieds, ce chimpanzé affolé qui me passe ses doigts sur la figure et me sourit avec attendrissement.

 

Julio Cortázar, Nouvelles, histoire et autres contes, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Guille-Bataillon, Paris, Gallimard, 2008 (Quarto)

 

Les chiots / Los cachorros

 

Les chiots sont un trait d’union d’une cinquantaine de pages entre l’immense La ville et les chiens et le chef d’œuvre de Mario Vargas Llosa (né en 1936), Conversation à la cathédrale. Lors d’un match de football, Cuéllar se fait émasculer par un chien appelé Judas ; dès lors sa vie ne sera plus qu’une longue et pénible descente en enfer. Allégorie sur la virilité et de sa perte mais aussi de la dés-intégration progressive d’un individu face au groupe qui s’appuie pour cela sur un procédé stylique rarement utilisé. En effet Mario Vargas Llosa use d’un mélange de « nous » et de « il » faisant ainsi alterner l’objectivité et la subjectivité d’un narrateur multiple. Roberto Bolaño parlera aussi de cette nouvelle comme d’une « fête du mouvement » où la « vitesse de ces pages était jusqu’alors inédite dans la littérature de langue espagnole. »

 

Il ne retourna au collège qu’après la Fête nationale et, chose étrange, au lieu d’être dégoûté du football (n’était-ce pas à cause du football d’une certaine manière, que Judas l’avait mordu ?) il devint plus sportif que jamais. En revanche, il commença à attacher moins d’importance aux études. Et ça se comprenait, même s’il avait été idiot, il n’avait plus besoin de bûcher : il se présentait aux examens avec des moyennes très basses et les Frères le laissaient passer, mauvais exercices et très bien, devoirs exécrables et reçu. Depuis l’accident ils te chouchoutent, lui disions-nous, tu connaissais que dalle aux fractions et c’est un comble, ils t’ont collé seize. De plus, ils lui faisaient servir la messe, Cuéllar lisez le catéchisme, porter le fanion de la classe aux processions, effacez le tableau, chanter au chœur, distribuez les livrets, et chaque premier vendredi du mois il avait droit au petit déjeuner même s’il ne communiait pas. Qui mieux que toi, disait Fufu, c’est la bonne vie, dommage que Judas ne nous ait pas mordus nous aussi, et lui ce n’était pas à cause de ça : les Frères le chouchoutaient par peur de son vieux. Bandits, qu’avez-vous fait à mon fils, je fais fermer votre collège, je vous envoie en prison, vous ne savez pas qui je suis, il allait tuer cette maudite bête et le Frère Directeur, du calme, calmez-vous monsieur, il le secouait par le rabat. Ça s’est passé comme ça, ma parole, disait Cuéllar, son vieux l’avait raconté à sa vieille et bien qu’ils parlassent à voix basse lui, de mon lit d’hôpital, il les avait entendus : c’est pour ça qu’ils le chouchoutaient, voilà tout. Par le rabat ? C’te blague, disait Lalo, et Ouistiti c’est peut-être vrai après tout, le maudit animal avait bel et bien disparu. Ils ont dû le vendre, disions-nous, il a dû s’échapper, ils l’ont peut-être donné à quelqu’un, et Cuéllar non, non, son vieux était sûrement venu et l’avait tué, il n’avait qu’une parole. Car un matin on trouva la cage vide et une semaine après, à la place de Judas, quatre petits lapins blancs ! Cuéllar, apportez-leur la laitue, hein petite tête, donnez-leur les carottes, comme ils te chouchoutaient, changez-leur l’eau et lui heureux.

 

Mario Vargas Llosa, Les chiots, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan, Paris, Gallimard, 1991 (Folio)

 

Pas de lettres pour le colonel / El coronel no tiene quien le escriba

 

Publié en 1961 mais écrit en 1957 par Gabriel García Márquez (1927-2014) dans la misère parisienne, Pas de lettre pour le Colonel est une ode à la dignité humaine. Un vieux colonel d’une guerre civile tombée aux oubliettes attend à chaque arrivée hebdomadaire de gabare sa pension.  La réponse est invariablement la même « Rien pour vous, Colonel ». Cette pension et un coq de combat laissé par son fils assassiné pour des activités subversives sont pourtant ses derniers espoirs pour se remettre à flot. L’attente du combat fait penser à un désert des tartares tropical ; le colonel happé par la faim, la maladie de sa femme et les sacrifices pour la nourriture du coq mais qui, jusqu’au substantif final, ne lâchera rien. Roman universel et merveilleusement humain, il est nettement plus digeste que Cent ans de solitude.

 

- Nous allons faire une chose, l’interrompit le colonel. -  La seule chose qu’il y ait à faire, c’est de vendre le coq, coupa la femme. -  On peut vendre aussi la pendule. -  Demain, j’essaierai d’obtenir d’Alvaro qu’il m’en donne quarante pesos. -  Il ne te les donnera pas. Quand la femme se remit à parler, elle était à nouveau hors de la moustiquaire. Le colonel perçut sa respiration imprégnée d’herbes médicinales. -  On ne te l’achètera pas, dit-elle.-  Nous verrons bien, dit doucement le colonel, sans une trace d’altération dans sa voix. Maintenant, dors. Si demain, on ne peut rien vendre, on pensera à autre chose. Il essaya de garder les yeux ouverts, mais le sommeil le terrassa. Il tomba tout au fond d’une substance où le temps ni l’espace n’avaient cours et où les paroles de sa femme revêtaient un sens différent. Mais, peu après, il se sentit secoué par l’épaule. -  Réponds-moi. Le colonel ne sut pas s’il avait entendu ces mots avant ou après avoir rêvé. Le jour commençait à poindre. La fenêtre se découpait dans la verte clarté du dimanche. Il se dit qu’il avait de la fièvre. Ses yeux le brûlaient, il dut faire grand effort pour retrouver sa lucidité. -  Qu’est-ce qu’on va faire si on ne peut rien vendre, répéta la femme. -  A ce moment-là, on sera le 20 janvier, dit le colonel, parfaitement conscient. Les vingt pour cent, ils les paient l’après-midi même.-  Si le coq gagne, dit la femme. Mais s’il perd. Il ne t’est pas venu à l’idée que le coq pouvait perdre. -  C’est un coq qui ne peut pas perdre. -  Mais suppose qu’il perde -  On a encore quarante-cinq jours devant nous avant de commencer d’y penser, dit le colonel.La femme perdit espoir. « Et pendant ce temps-là, qu’est-ce qu’on mangera », demande-t’-elle en agrippant le colonel par le col de sa chemise. Elle le secoua avec énergie. -  Dis-moi, qu’est-ce qu’on va manger. Il avait fallu soixante-quinze ans au colonel – les soixante-quinze de sa vie, minute par minute – pour en arriver à cet instant. C’est avec un sentiment de pureté, de limpidité, d’invincibilité qu’il répondit : -  De la merde.

 

Gabriel García Márquez, Pas de lettres pour le colonel, traduit de l’espagnol (Colombie) par Daniel Verdier, Paris, Grasset, 1980

 

Ce lieu sans limite / El lugar sin limites

 

Le chilien José Donoso (1924-1996) est celui qui connut la moins grande fortune des cinq auteurs cités. Par son côté ardu et opaque, son chef d’œuvre L’obscène oiseau de la nuit (on peut lui préférer Le jardin d’à côté, un grand roman sur l’exil politique) y est probablement pour quelque chose ; il peut facilement rebuter. En revanche Ce Lieu sans limite est d’une facture classique et accessible. Reprenant les obsessions de José Donoso, l’histoire vire vite au cauchemar. Dans un village perdu du Chili, Petite japonaise et son père travesti Manuela tiennent un bordel sordide pour pauvres hères. Entre le Cha-cha-cha et les bagarres, Manuela est continuellement agressée par un routier, Pancho, qui vit mal son attraction pour un travesti et qui finira par trancher ce nœud gordien par une violence inouïe. En quelque sorte un Pedro Paramo de Lupanar si on part du principe que les morts sont plus vivants que les vivants… Un très beau texte qui fut excellemment mis en bobine par le mexicain Arturo Ripstein en 1977, il est visible ici en version originale.

 

La Manuela décolla avec difficulté ses paupières chassieuses, s’étira péniblement, puis, tournant le dos à la Petite Japonaise qui dormait encore, allongea le bras pour prendre le réveil. Dix heures moins cinq. À onze heures, la messe. Ses yeux pleins de chassie se recollèrent dès qu’elle eut posé le réveil sur la caisse à côté du lit. Une bonne demi-heure avant que sa fille ne lui réclame son petit déjeuner. Elle frotta sa langue contre ses gencives dégarnies : comme de la sciures chaudes, et une haleine d’œuf pourri. À force de boire du picrate pour les hommes se décident et qu’on ferme de bonne heure. Elle sursauta – c’est vrai ! – ouvrit les yeux et s’assit sur le lit. Pancho Vega était dans le village. Elle couvrit ses épaules du châle rose roulé aux pieds de sa fille. Oui, on était venu lui raconter ça hier soir. Qu’elle fasse attention, on avait vu le camion dans les parages, son camion rouge au nez plat, avec un double train de pneus arrière. Au début, la Manuela n’y avait pas cru : Dieu merci, elle savait que Pancho avait maintenant un autre port d’attache, pas loin de Pelarco, où il faisait du transport de marc qui lui rapportait gros. Un peu plus tard cependant, alors qu’elle avait presque oublié l’histoire du camion, elle avait entendu le klaxon dans la rue en face de la poste, rauque et insistant. Il avait dû klaxonner pendant cinq minutes d’affilée, de quoi vous rendre folle – ça lui prenait quand il était soûl. Il trouvait ça drôle, l’imbécile. Alors la Manuela était allée prévenir sa fille qu’il valait mieux fermer de bonne heure, à quoi s’exposer, elle avait peur que ça recommence comme la dernière fois. La Petite Japonaise avait dit aux filles de s’arranger rapidement avec les clients ou de les envoyer promener : qu’elles se souviennent, l’année dernière, quand Pancho était venu pour les vendanges, et qu’il s’était présenté chez elles avec une bande de copains complètement imbibés qui la ramenaient – sûr que ça aurait saigné si là-dessus l’arrivée de Don Alejandro Cruz ne les avait pas obligés à se tenir correctement – et comme ils s’ennuyaient, ils était repartis. Paraît-il qu’après ça Pancho Vega furieux n’arrêtait pas de dire : « Je vais me les envoyer toutes les deux, l’une après l’autre, la Petite Japonaise et sa tapette de père… »

 

José Donoso, Ce lieu sans limite, Paris, Le Serpent à plumes, 1999

 

Aura / Aura

 

Carlos Fuentes (1928-2013) c’est tout d’abord l’écrivain d’une imposante et riche production difficilement résumable. C’est aussi, par son parcours de diplomate, d’écrivain mappemonde (aussi à l’aise avec l’anglais, le français que l’espagnol) le symbole de l’ouverture des écrivains sud-américain vers le monde globalisé. On peut y ajouter une absorbation de la littérature étrangère tout azimut :  Dos Passos, Faulkner, Joyce, Broch, Gide ou encore Yañez. Ce sera, avec Vargas Llosa,  celui qui aura le plus innové techniquement et qui cherchera sans cesse à créer tout au long de sa carrière des formes nouvelles de narration. Ses constructions littéraires deviendront ainsi de plus en plus complexes. Issue d’un recueil de nouvelles le Chant des aveugles, Aura est une longue nouvelle assez proche du nouveau roman français ou d’une nouvelle d’Edgar Alan Poe mais la patine reste définitivement sud-américaine.

 

Tu lis cette annonce : une proposition de ce genre ne revient pas tous les jours. Tu la lis et relis. Elle paraît n’être adressée à personne d’autre que toi. Distrait, tu laisses tomber la cendre du cigare à l’intérieur de la tasse thé que tu étais en train de boire dans ce petit café malpropre et pas cher. Tu reliras. On demande jeune historien. Ordonné. Scrupuleux. Familier de la langue française. Connaissance parfaite, courante. Capable d’accomplir des fonctions de secrétaire. Jeunesse, connaissance du français, de préférence ayant vécu quelque temps en France. Trois mille pesos par mois, nourri, chambre confortable, ensoleillé, propice à l’étude. Il ne manque que ton nom. Il  manque seul que les lettres les plus noires et les plus criardes de l’annonce proclament : Philippe Montero, ancien boursier de la Sorbonne, historien encombré de connaissances inutiles, rompu à la mise à jour de papiers jaunâtres, professeur adjoint dans l’enseignement libre, neuf cent pesos par mois. Mais si tu lisais cela, tu te méfierais, tu croirais à une blague. Rue Donceles, n°815. Se présenter. Il n’y a pas de téléphone.Tu ramasses ta serviette et tu laisses le pourboire. Tu penses à un autre jeune historien, dans la même situation que toi, a déjà lu cet avis-là, pris les devants, occupé la place. Tu essaies d’oublier pendant que tu marches vers l’angle de la rue. Tu attends l’autobus, tu allumes une cigarette, tu répètes en silence les dates dont tu dois te rappeler afin que ces enfants assoupis te respectent. Tu dois te préparer. L’autobus approche et tu es en train d’observer le bout de tes souliers noirs. Il faut que tu te prépares. Tu mets la main dans ta poche, tu joues avec les pièces en cuivre, enfin tu choisis trente centimes, tu les serres dans ton poing et tu allonges le bras pour saisir fermement la barre de fer de l’autobus qui ne s’arrête jamais, sauter, t’ouvrir un passage, payer trente centimes, difficilement trouver ta place entre les passagers debout et qui s’étouffent, appuyer ta main droite à la rampe, presser la serviette contre toi et placer distraitement la main gauche sur la poche arrière du pantalon où tu gardes les coupures. Tu vivras cette journée, pareille aux autres, et tu ne t’en souviendras plus jusqu’au lendemain, quand tu retourneras t’asseoir à la table du bistrot, que tu demanderas le petit déjeuner et que tu ouvriras le journal. À la page des annonces il y aura encore, ces lettres qui se détachent : jeune historien. Personne ne s’est présenté, hier. Tu liras l’annonce. Tu t’arrêteras à la dernière ligne : quatre mille pesos.

 

Carlos Fuentes, Le chant des aveugles, traduit de l’espagnol (Mexique) par Jean-Claude Andro, Paris, Gallimard, 1968 (Du monde entier).