« Ton film aura la beauté ou la tristesse ou etc., que l’on trouve à une ville, à une campagne, à une maison, et non la beauté ou la tristesse etc., que l’on trouve à la photographie d’une ville, d’une campagne, d’une maison. »

(Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1990)

 

Lumière

©Andreï Tarkovski, Lumière instantanée, Paris, P. Rey, 2004

 

La vie touche d’une tout autre manière que le discours qu’on fait sur elle. Quelle que soit la puissance du discours, il en va pour nous comme pour cette femme dont parle Kierkegaard dans son journal :

Une femme aimante se fait expliquer l’amour par un homme. Elle lui répond : « C’est très juste ce que tu dis. Mais je ne comprends pas comment tu peux parler avec tant de froideur et de calme de ce qui m’émeut si à fond. Ce ne doit pas être vraiment tout à fait la même chose, puisque cela produit un effet si différent. »[1]

Quoi de commun en effet entre la vie quand elle vous frappe au coeur et la vie caquetée par un diable d’ergoteur ? Quoi de commun sinon le nom, écrivait Spinoza, entre la Constellation du Chien et le chien qui aboie ?

 

Lumière©Andreï Tarkovski, Lumière instantanée, Paris, P. Rey, 2004

 

Certains pourtant revendiquent la possibilité d’un autre langage qui soit auprès des choses. Gogol disait :

Ma mission n’est point celle d’un prédicateur. L’Art constitue lui-même un enseignement. Mon œuvre est de m’exprimer en images de Vie, et non de faire des dissertations. Je dois évoquer la vie, et non raisonner sur elle.[2]

Citation que commente ainsi Andreï Tarkovski :

Comme l’a écrit Gogol, l’image a pour vocation d’exprimer la vie elle-même, et non des concepts ou des réflexions sur la vie. Elle ne désigne pas la vie, ni ne la symbolise, mais l’incarne, exprime son unicité.[3]

L’image est le vocable de ce langage qui ne serait plus comme pour l’ergoteur « une fuite hors de la réalité vers le monde des illusions »[4] mais une convocation face au réel. L’art parlerait le langage du réel. Il parlerait, non comme un maître de conférence parlerait, non comme la gazette du jour parlerait, mais comme une ville parlerait, comme une campagne parlerait, comme une maison parlerait. Une image véritablement artistique de l’amour aurait pu émouvoir la femme qu’évoque Kierkegaard à la mesure son amour. Car une telle image lui aurait parler le langage de cet amour qui l’émeut « si à fond » et dont elle aurait reconnu la voix, la grammaire.

 

Lumière©Andreï Tarkovski, Lumière instantanée, Paris, P. Rey, 2004

 

Par l’image, l’artiste entend faire plus que discourir sur le monde et le sens des choses. Il entend offrir par elle une expérience du monde et du sens des choses. Dès lors, le destinataire de l’image cesse d’être un simple auditeur ou spectateur d’un discours qui vise à le convaincre :

Au cinéma, le public est davantage un témoin qu’un spectateur. (…) La seule façon d’accepter une image artistique est d’y croire. S’il est possible en science de prouver logiquement à ses contradicteurs que l’on a raison, en art cela est exclu.[5]

L’« image de vie » dont parle Gogol, l’« image artistique » conçue par Tarkovski, n’a plus rien de commun avec le langage rationnel de l’argumentation, de l’intellection. Elle est ce langage qui se refuse à définir, à pointer, à classer et présenter les choses post mortem comme un naturaliste dans son laboratoire. L’image convoque, elle appelle. Elle s’exprime par l’attente de ce qu’elle nomme. Elle appelle les choses par leur nom, ce nom qui dit leur être, ce nom qui les convoque à l’être.

Une image ne peut être créée ou ressentie, acceptée ou rejetée. Elle ne peut pas être comprise dans un sens intellectuel. C’est que les arguments ne peuvent exprimer l’infini. Seul l’art offre cette possibilité, car il le rend tangible.[6]

 

À voir : le film documentaire de Chris Marker consacré à Andréï Tarkovski, Une journée d’Andreï Arsenevitch.

 

 

 


[1] Soeren Kierkegaard, Journal II, 1846-1849, traduit du danois pas Knud Ferlov et Jean-J. Gateau, Paris, Gallimard, 1954 (VII A 182).
[2] Cité dans : Andreï Tarkovski, Le temps scellé, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes, Paris, Cahiers du cinéma, 2004. Nous n’avons pas pu retrouver la citation exacte dans l’œuvre de Gogol. Peut-être, l’un de nos patients lecteurs voudra-t-il bien nous la transmettre…
[3] Le temps scellé
[4] Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes, Paris, Cahiers du cinéma, 2004. La citation in extenso, datée de 1981 : « Car le problème, c’est que la connaissance du monde n’a rien à voir avec une découverte progressive de lois vraies ou objectives. En effet, les chaînes de cette connaissance pseudo réelle entravent notre élan vers la vérité – car c’est un chemin qui va de la vérité vers l’extérieur de la vérité. Plus nous « connaissons » et plus nous nous sentons « fondés » à nous estimer en droit de fixer des lois – lesquelles nous trompent en nous soufflant l’idée que la connaissance est possible. C’est une illusion, car en réalité nous ne pouvons pas approcher l’absolu, le mystère… et toute forme d’« approche » est en fait un « éloignement ». (…) Je suis un agnostique ; plus encore : je crois qu’il est funeste pour l’homme de chercher à connaître (à élargir sa niche écologique), car la connaissance, c’est l’entropie spirituelle, une fuite hors de la réalité vers le monde des illusions. »
[5] Le temps scellé
[6] Le temps scellé