Alex Majoli© Alex Majoli, Macau

 

Partons vers l’Orient – « par delà l’aurore et le Gange » – avec Kenneth White, Miguel Torga et Antonio Tabucchi ; trois façons de se désorienter dans l’ancienne cité lusitanienne, Macao.  

Très proche d’un Nicolas Bouvier tant en amitié que par son style d’écriture, l’écossais Kenneth White s’attachera tout au long de son œuvre de poète à retrouver le lien défait entre l’homme et la terre au cours de son histoire. Un courant littéraire  qu’il nommera « géopoétique ». A l’instar d’un Gary Snyder, son nomadisme poétique l’a naturellement mené en Asie pour y approfondir la philosophie orientale et composer avec le monde flottant. Ces jours tranquilles à Macao font partie du recueil Le visage du vent d’Est.

 

Jours tranquilles à Macao

« Un joli petit paradis. »
EZRA POUND

 

1. Typhon

Macao, la plus ancienne colonie européenne d’Asie, est située juste en face de Hong Kong, sur l’autre rive de l’estuaire de la rivière des Perles : l’affaire d’une heure ou deux en bateau. Macao – ce seul nom suffisait, aux alentours de mes quinze ans, à mettre mon esprit en ébullition : un lieu de perdition, un enfer oriental, un paradis perverti. Macao, le mythe… Quand on débarque, le mythe s’évanouit, faisant place à une petite cité endormie de type méditerranéen aux teintes pastel – bleu, rose, jaune -, désuète et d’allure bien inoffensive. J’avais eu, à un moment donné, la vague impression que quelque chose voulait absolument m’empêcherd’aller là-bas. J’avais commencé par prendre mon billet de bateau : aucun problème. Par un matin de pluie – une pluie comme il en tombe à Hong Kong, lourde et chaude, voilant la baie – j’étais descendu au Macao Travel Service dans la Star House à Tsimshatsui et avais pris mon billet à l’Agenda de Companhia de Navegacâo : 40 dollars aller et retour, plus 8 dollars de taxe d’embarquement prélevé par le gouvernement de Hong Kong. J’étais prêt et tout était en ordre. Mais pas le cosmos. On peut même dire qu’il était dans un beau désordre. À l’hôtel, j’avais vaguement entendu dire qu’on avait hissé le signal de cyclone tropical n°1, et même plus tard le soir, qu’on avait mis le n°3 ; mais cela m’avait effleuré l’esprit, sans plus. Si bien que le matin suivant, comme prévu (comme moi je l’avais prévu), alors que l’aube perçait pluvieusement les nuages gris-bleu, j’arpentais sac au dos Connaught Road Central, passais devant Jordan Ferry, puis Yaumati Ferry, pour arriver enfin au Macao Wharf, le quai où je devais embarquer – tout près du marché en plein air que l’on appelle familièrement The poor Man’s Night Club, la boîte de nuit du pauvre. On étalait les journaux, des hommes en short et maillot de corps circulaient sous leur parapluie, quelques uns, sous l’auvent de la jetée, faisaient des exercices de t’ai ki ­– mais aucun bureau n’était encore ouvert. Alors je me suis assis sur un banc pour attendre, à côté des vieux bouddhas balayeurs de rue. J’ai attendu, attendu encore. Aux approches de huit heures, j’ai commencé à me poser des questions. Tout en me posant des questions, j’ai posé un pied devant l’autre, je me suis rendu à un guichet, et j’ai frappé à la vitre en montrant mon billet. Sans un mot, la femme a ouvert la vitre, puis une enveloppe pleine de billet de banque, et a commencé à compter 48 dollars. Il semblait que la traversée était annulée, mais, pour en être absolument sûr (j’avais peut-être frappé au guichet des remboursement), j’ai dis que je ne voulais pas être remboursé, que je voulais faire le voyage. Elle m’apprit que le bateau ne partait pas, qu’un cyclone de force 3 (du nom de Sara) faisait des siennes autour de Hong Kong, et qu’à Macao il atteignait la force 8. Force 8, ça fait beaucoup de vent. Je l’ai compris le jour où j’ai pu enfin mettre les pieds à Macao. Mais je n’y étais pas encore et Dieu seul savait quand j’y serais, s’il fallait tenir compte des caprices de cette chère Sara. En fait, Sara se changea en dépression tropicale le jour suivant avant de se dissiper (la coquine) au-dessus de la Chine continentale. À peine mes pensées s’étaient-elles à nouveau tournées en direction de Macao que ce fut le tour d’Anna. Elle était juste assez fougueuse à Hong Kong (après avoir dansé la sarabande dans toute la mer de Chine continentale) pour interrompre le trafic maritime, mais elle allait semer la panique dans l’archipel des Ryu-Kyu, puis au Japon.C’est alors que j’ai commencé à croire que quelque chose ne voulait pas que j’aille à Macao. Mais j’ai réussi en définitive. Entre deux typhons.

 

2. Eaux troubles

Macao paraissait frappée de stupeur ce matin-là, une stupeur réveillée ça et là par de petites plages de lumière. Le typhon avait soulevé les profondeurs de la mer et les eaux étaient brunes. Elles avaient beau être à présent éclairées par le soleil – qui brillait par intermittence entre les nuages -, elles étaient encore troubles et les vagues roulaient lourdes, opaques, menaçantes. Dans la ville aussi, le typhon avait laissé des traces : arbres mutilés, toits et volets arrachés, rues dépouillées de leur revêtement. Les ravages étaient manifestes, mais tout étaient miraculeusement propre, et les murs chaulés de blanc, de bleu et de rose avaient un éclat qui égayait leur décrépitude maculée. Macao. Matin à Macao.Les rues s’appellent avenida, estrada, rua, calçada, largo, travesso. J’ai commencé par suivre les avenues qui bordent le port, puis, par l’Estrada do Repuso, je me suis enfoncé dans la ville. Ensuite, j’ai marché au hasard, de rue en rue, de patio en patio, dans une sainte atmosphère (Santa Rosa, Santa Maria…) – sur son blason, Macao est désignée comme la cidade do nome de Deus, la cité du nom de Dieu – parmi les boutiques sino-portugaises, telles que Chiu’s Sapatos, Merceneria da Hui Teng, Casa de pasto Cheong Heng, Loja de vinhos chineses Ut Long. Quel méli-mélo ! Et tout cela bariolé comme un paquet de berlingots. Je me suis arrêté à une casa de pasto pour prendre une tasse de thé avec des petits pains (très jaunes, l’un feuilleté et farci de viande, l’autre pâteux et sucré), puis j’ai poursuivi mes pérégrinations, passant devant des corps endormis, des scribes de rue, et des écolières qui se disaient « bye-bye » avec un accent chinois. Mais nom de Dieu, tout cela est-il bien réel ?
Arrivé devant un hôtel – l’hôtel Esmeralda – je me prends une chambre et m’installe. Une demi-heure plus tard, je suis allongé sur mon lit avec un carnet tout neuf, et j’écris sur la première page :

Macao est un vieux banyanet un homme qui dortun mur rose tout moisi un silence chaudun souvenir de mers houleuses

- il faudra que je développe tout ça, sans doute, mais festina lente (mon latin me remonte à la mémoire, et si je nasalise un peu ça pourra passer pour du portugais), hâtons-nous lentement.

 

3. Camoens

Des mers azurines peuplées de monstres marins au regard maléfique, au souffle prodigieux – et une minuscule caravelle voguant joyeusement sous le soleil… Peut-être que le capitaine était borgne et les marins rongés par le scorbut et la gangrène, mais l’histoire semblait commencer une page nouvelle, une page d’océan et d’or (et d’épices et de beautés langoureuses), la conquête était à l’ordre du jour, et les conquistadors, les nouveaux héros… Il nous est difficile de nous transporter dans ces temps-là, et si nous y parvenons, l’idéologie religieuse et la domination politique imposée à coups de tromblon risquent de nous rebuter ; mais l’on trouve dans les cartes une fraicheur nouvelle, et il dut bien y avoir quelques esprits, suffisamment détachés de ce mélange trop humain de gloriole et d’ennui, pour être sensibles à l’espace qui s’ouvrait, au bleu et à l’or, aux feux d’un regard, à la courbe d’un sein, et à celle de la vague qui se gonfle.Tout ce que je connais des Lusiades est une version anglaise en prose, fastidieuse au possible (je suis prêt toutefois à admettre qu’en vers et en portugais il peut en être autrement), mais j’ai mon idée sur Camoens, et je ne pouvais pas faire moins que d’aller à la grotte qui lui est consacrée. Camoens vécut à Macao en 1556-1557. Il y travaillait comme fidéicommissaire des Absents et des Morts, ce qui n’avait probablement rien de bien folichon, mais c’était un emploi (Camoens ne pouvait pas se permettre de cracher là-dessus), et peut-être même un emploi lucratif. Ce qui est sûr, c’est que cela lui attira des ennuis, car il fut promptement réexpédié à Goa, son ancien lieu d’exil, enchaîné, à ce que l’on raconte. Le bateau sombra à l’embouchure du Mékong ; et s’y perdit le pécule qu’il avait vraisemblablement amassé, il eut tout de même la chance de s’en tirer vivant et de sauver avec lui le manuscrit du poème qu’il était en train d’écrire, son épopée à la gloire du Portugal et de la renaissance. Camoens n’est pas pour moi l’homme qui a chanté les louanges d’une nation, la tête pleine de la mythologie de la renaissance, mais celui qui a passé le cap de la Malchance et gardé les yeux ouverts (ou plutôt, le gauche – le droit, il l’avait perdu dans une rixe) sur les vagues et les récifs. Ce Camoens-là ne se trouve guère dans le poème (ce qu’on y trouve, c’est une grande gueule de colonialiste-impérialiste), mais il existait réellement. Il existait à Lisbonne, à Goa, à Macao, dans le Mozambique et ailleurs. Que n’a-t-il tenu un journal ! Mais, à y réfléchir, l’eût-il fait que ce journal aurait été détruit dans un incendie. La vie de Luis Vaz de Camões était ainsi faite.Donc, à Macao, pas loin du front de mer, entre la Rua da Patane et la Rua dos Colonos, s’étend le Jardim de Camões, et dans le jardin il y a une grotte, la Gruta de Camões.La grotte est…grotesque. Si certaines personnes bien intentionnées s’étaient contentées du buste de Camoens et des premiers vers de son problème gravés dans le roc :
As armas e os barôes assinaladosQue da occidental praia lusitanaPor mares nunca de antes navegadospassaram…

le mal aurait été minime. Mais le principe dos poetas portugeses a inspiré d’autres poèmes, confiés eux aussi aux rochers du jardin. En voici un en anglais, de Sir John Machinchouette :

Gem of the orient earth and open seaMacao – that in thy lap and on thy breastHast gathered beauties all the loveliestWhich the sun shines on in his majesty

The very clouds that top each moutain crest
Seem to repose there, lingering lovingly,
How full of grâce the green cathayan treeBends to the breeze…

Vous en avez assez ? Pas étonnant. Mais attendez, j’en ai un autre, en français celui-ci. Un certain Louis de Rienzi (« Français d’origine romaine voyageur religieux soldat et poète inspiré ») date ce qui suit du 30 mars 1837 :

Patane lieu charmant et si cher au poèteJe n’oublierai jamais ton illustre retraiteIci Camoens au bruit du flot retentissantMêla l’accord plaintif de son luth gémissantAu flambeau d’Apollon allumant son génieIl chanta les héros de la Lusitanie

La grotte de Camões, croyez-moi, mieux vaut l’oublier.Quand au jardin lui-même, il est agréable, non pas propret, bien dessiné et bien ratissé, mais sombre et chtonien, plus bois que jardin, rempli de gros banyans aux énormes racines, noueuses et torturées, au tronc comme une peau d’éléphant. Les citoyens de Macao – les citoyens « sans importance » – savent en faire bon usage. Du lieu où je me tiens en ce moment, sous un « vert arbre de Cathay », je peux en compter quinze, quinze gaillards de Macao, tous dans les bras de Morphée.Je crois que je vais suivre leur exemple.Le souvenir de mers houleuses…

 

4. Le sanctuaire de la déesse de la mer

Si le surnom de Macao est « la Cité du Nom de Dieu », la ville tire son nom de la déesse de la mer : A Ma. Quand les Européens firent leur apparition sur la scène, la péninsule de Macao était pour les Chinois « la péninsule des Nénuphars », mais le premier édifice que les Portugais rencontrèrent en entrant dans le port fut le sanctuaire d’A Ma ; ils nommèrent donc le lieu qui allait devenir leur colonie : A-Ma-gao (la baie d’A Ma). Les réalités de leur vie de marin comptaient manifestement plus pour ces premiers colons que l’idéologie qu’ils véhiculaient, sinon ils auraient baptisé l’endroit « le mont Saint-Joseph, ou l’auraient patriotisé en « Villeroi » ou quelque chose dans le genre. On ne peut que leur en être reconnaissant. Nénuphar convient à merveille au calme rose de Macao, mais, à défaut, « la baie d’A Ma » était même bien trouvée.Si l’on en croit la légende chinoise, A Ma naquit de parents pauvres, dans la province du Fou-kien. Son père, Lin Wei-Kieou, avait eu de sa femme un fils et cinq filles, mais le fils étant de santé délicate, ils prièrent la déesse Kouan Yin de leur envoyer un successeur plus vigoureux. Le 23 mars de la première année de Kien Long (dynsatie Song), une autre fille vint au monde. La famille fut désappointée. Mais dès son plus jeune âge, cette fille fit preuve de dons exceptionnels. À huit ans elle étudiait le bouddhisme, et lorsqu’elle eut treize ans, un vieux prêtre taoïste l’initia aux mystères. À l’âge de vingt-huit ans, elle brûla quelques bâtonnets d’encens, récita un sutra et partit pour un long voyage en mer. La côte chinoise méridionale est jalonnée d’endroits où la tradition veut qu’elle ait accosté. À Macao, on raconte qu’A Ma, alors qu’elle essayait de se rendre à Canton, se vit, en raison de sa pauvreté, refuser le passage par tous, excepté le plus humble des pêcheurs. Pendant la traversée, une tempête s’éleva et tous les bateaux des riches firent naufrage – un seul put se mettre à l’abri dans le port de Macao, celui dans lequel se trouvait A Ma. On ne sait où elle accosta en définitive, mais partout on dit qu’aussitôt à terre elle gravit la colline la plus proche et disparut dans le ciel, accompagnée d’une étrange musique.Cependant elle continua à faire des apparitions ici et là, pour sauver les bonnes gens des dangers de la mer. De sorte que, l’un après l’autre, des sanctuaires lui furent élevés. L’empereur Kouang Tsong lui accorda celui de « Concubine » ; tandis que l’empereur Cheng Tsou la faisait « Reine » : Reine du Ciel, Reine de la mer, Maîtresse des Elements. Elle a deux acolytes : Kiang Li Yen (Les-yeux-qui-voient-à-mille-lieues) et Chouen Fong Eul (Les-Oreilles-qui-entendent-les-bons-vents). Ceux-ci, dit encore la légende, étaient frères et généraux du Roi Tchéousin de la dynastie Yin – l’un réputé pour sa vue perçante, l’autre pour son ouïe remarquable. Tous deux furent tués en se battant contre le roi Wou des Tcheou, mais leurs âmes, même une fois arrivées au mont Fleur de Pêcher, ne trouvèrent pas le repos et continuèrent à faire des apparitions inquiétantes sur la terre. Un jour qu’A Ma passait près du mont Fleur du Pêcher, les deux frères lui sautèrent dessus, la voulant pour épouse. A Ma les persuada que seule une lutte déciderait de l’affaire. S’ils gagnaient, elle serait leur épouse ; s’ils perdaient, ils deviendraient ses serviteurs. Elle gagna. Et les deux frères non seulement devinrent ses serviteurs, mais furent changés en femmes. Traduisez ceci en termes moins pittoresques, et vous comprendrez que si vous voulez vous débrouiller en mer, vous avez intérêt à emporter un télescope et un appareil radio.Des temples dédiés à A Ma s’égrène tout le long de la côte. Chaque jonque possède son image laquelle brûle une flamme éternelle, chaque pêcheur lui consacre ses filets et lui rend un culte quotidien. Mais sa grande fête est célébrée le vingt-troisième anniversaire. On allume des cierges dans les temples, on brûle l’encens et des papiers dorés, et on lui apporte des poulets et du rôti de porc en offrande.La première chose qui frappe le visiteur lorsqu’il entre dans le temple d’A Ma à Macao est un bas-relief sculpté dans le roc, représentant la jonque sur laquelle A Ma arriva du Fou Kien – il est peint de plusieurs couleurs et la peinture en est ravivée une fois l’an. A mon sens, ce rocher avec la jonque serait un sanctuaire bien suffisant – mais il y a plus, bien plus. A quelques pas de là se dresse un mur peint en rouge, avec une porte en forme de lune ouvrant sur une vaste salle qui contient une maquette en bois de la jonque et, dedans, la déesse. A l’arrière de ce premier niveau, des sentiers montent en lacets entre les rochers et les banyans. Les rochers sont barbouillés de rouge (des vers écrits en l’honneur de la déesse) et entourés d’une petite forêt rouge sombre de bâtonnets d’encens consumés. Tous les dix pas on rencontre un petit pavillon – le gardien en pantalon et maillot de corps somnole dans la chaleur de l’après-midi – dédié à A Ma ou à KunIam (que j’ai déjà citée plus haut, dans une forme plus mandarine, sous le nom de Kouan Yin) ou bien à d’autres dieux ou déesses.Du haut de la colline, à l’ombre d’un banyan (pas assez extraordinaire celui-là pour devenir un dieu, mais offrant néanmoins une ombre agréable), vous avez une belle vue sur le port intérieur et les eaux couvertes de jonques : rivage et monts bleus de brume, voiles multicolores (beaucoup d’entre elles rapiécées, rapetissées – on dirait que les gens de l’eau sont plus pauvres ici qu’à Hong Kong), et, plus près de vous, en laissant glisser votre regard d’un quai à un autre, les larges ponts festonnés de linge mis à sécher. Si vous prêtez l’oreille, vous entendrez peut-être le faible clap-clapotis des calmes eaux de Macao.

 

5. Les absents et les morts

Au-dessus de l’entrée, une plaque de marbre blanc informe le visiteur sans gaspiller les mots :

EAST INDIA COMPANYOLD PROTESTANT CEMETERY1814

Avant cette date (ou plutôt avant l’ouverture officielle du cimetière quelques années plus tard), les protestants qui trouvaient la mort à Macao étaient enterrés, avec d’autres non-catholiques, sur des les collines qui entourent la ville, étant bien entendu que Macao la Catholique n’avait pas de place pour les cadavres mécréants à l’intérieur de ses saints murs. Cependant, après l’achat du site et la mise en service du cimetière, un grand nombre de tombes plus anciennes qui se trouvaient à l’extérieur de la ville furent transférées dans ce nouveau havre, ce qui explique pourquoi certaines sépultures portent des dates antérieures à 1814.Il faut sonner à la porte pour entrer. Une chinoise vint m’ouvrir, puis retourner s’occuper de ses fleurs, tandis que j’allais jeter un coup d’œil à la chapelle ; ceci plus par volonté de « tout voir pendant que j’y étais » que par un quelconque sentiment de révérence, car si j’éprouve une attirance impie pour les cimetières, je ne suis nullement porté sur les églises et les chapelles. On peut trouver une densité existentielle dans un cimetière, alliée à toutes sortes de grotesqueries, alors qu’églises et chapelles ont rarement autre chose à offrir qu’une fade odeur de bigoterie. L’odeur y était, comme à l’accoutumée, mais l’exiguïté de la chapelle était un bon point en sa faveur, et mes yeux furent attirés par deux plaques : l’une à la mémoire d’un certain Henry Davies Margesson, noyé lors du naufrage du steamer Hayomaro au large de Yokohama ; l’autre à celle de M.James B. Hendicott : « American. Buried in Hong Kong ».De la chapelle, un sentier descend au cimetière, et l’on découvre un jardin encaissé, bien protégé, mais situé haut sur cette colline, qui domine la mer ; partout des arbres en fleurs – frangipaniers, bauhinies et certains autres dont j’ignore le nom. Je me suis assis quelques instants sous un arbre pour jouir du silence, puis j’ai déambulé parmi les tombes en lisant les inscriptions. Il contient des tombes illustres, ce cimetière. Celle, par exemple, de Robert Morrison, le premier missionnaire protestant en Chine, qui compila le premier dictionnaire anglo-chinois et traduisit la Bible en chinois ; celle de George Chinnery, l’artiste qui peignit tant de scènes de la côte chinoise ; celle aussi d’un ancêtre de Sir Winston Churchill, « The Right Honourable Lord Henry Spencer Churchill, 5th Duke of Marlborough, Capitain of Her Britannic Majesty’s ship Druid, and senior officier in the Canton Seas, Departed this life in the Macau Roads, 2nd June, 1840 ». Mais mon attention est beaucoup moins retenue par ces tombes que par celles de figures obscures, tel ce Samuel Proctor (d. Macao 1792), dont la pierre porte ces quelques mots simples et austères :

Under thislieth the bodyof M. Samuel Proctorof Boston

ou bien celle du Hollandais Pieter Kinstius :

Ter gedagtenissevan derWeleden HeerPieter KintsiusEerste super carga opperhoofdder Nederlandsche Oost-IndischeCompagnie int Ryk van Chinagebooren te Amsterdamenoverleeden te Macaoden 25 juny 1786in den Ouderdom van 53 Iaaren

on voit un Yankee maigre et sec au nez pincé, et un gros bonhomme d’Amsterdam imbibé de gin.Après le cimetière protestant, je n’étais pas encore rassasié de pierres, alors j’ai continué jusqu’au cimetière parsi, dans l’Estrada dos Parses, sur la colline de Guia. Là, les dates sont indiquées à la fois à l’occidentale et selon le vieux calendrier persan, ce qui donne : « Here lies the remains of Dhunjee Bhoy Framjee Cassna, a parsee and Merchant and Inhabitant of Bombay, who quitted this world on the 2nd day of September, 1848. Corresponding to the 11th Day of the 12th Month in the Year of Yazdegerd 1217. Aged 40 years. »Beaucoup de ces gens sont morts jeunes. Les tropiques en ces temps-là levaient un lourd tribut sur les marchands étrangers et les colons, qui tombaient comme des mouches dans le Ryk van China. Et s’ils amassaient des fortunes avec leur commerce de thé, d’opium, de coton, de tabac, de soie, c’est probablement avec la présence de la mort dans les entrailles qu’ils vécurent La plus ancienne tombe du cimetière parsi, sacred to the Memory of the late Cursetjee Framjee (native of Bombay), porte ce texte gravé dans la pierre :

The light is sweet, and a pleasant thing it isFor the eyes to behold the Sun ; but if a man liveMany years, and rejoice in them all,Yet let him remember the days of darknessFor the shall be many ; all that cometh is vanity.

 

6. Venceslau de Moraes

Si l’on jette un coup d’œil sur la carte de Macao, ers la partie nord de la ville, on peut y voir une rue qui va approximativement du temple Lin Fong au temple Kun Iam, dénommé Avenida de Venceslau de Moraes. Venceslau de Moraes n’est pas le plus célèbre des citoyens de marque de Macao – camoens et Sun Yat Sen (qui y a exercé la médecine) prennent le pas sur lui, bien entendu -, mais il est à mes yeux le plus intéressant. C’est l’homme qui, dans son livre Bon Odori em Tokushima, écrit au Japon dans le style du nikki japonais (fragments, notes éparses), affirma : « En tant qu’élément d’activité sociale je représente ceci : zéro ! »Il n’en avait pas toujours été ainsi. Né à Lisbonne en 1854, au sein d’une bonne famille bourgeoise, Moraes devint officier de marine et arriva un jour à Macao pour y assumer les fonctions de Maître de Port. Là, il épousa une chinoise, Atchan, dont il eut deux fils. Cependant, vers la fin des années 1880-1890, il accomplit de fréquentes visites officielles au Japon et fut fasciné par le pays : « A mon arrivée au Japon, je me suis pris à l’aimer d’un amour débordant, j’absorbais sa beauté comme je l’aurais d’un nectar. » Au cours des quelques années qui suivirent, il comprit que son désir était d’aller s’installer au Japon, et, fort de son influence, se fit nommer, en 1899, consul du Portugal à Kobé. Un an plus tard il épousait, selon les rites shintoïstes, une geisha de vingt-cinq ans, O-Yone Fukumoto, qui mourut en 1912. Alors Moraes abandonna ses fonctions consulaires démissionna de la Marine et se retira dans la petite ville de Tokushima. Là, il écrivit ses livres sur le Japon, des œuvres générales sur l’histoire et la culture japonaise (Relance da Alma japonesa, Relance da Historia od Japao, Cartas do Japao), mais aussi des œuvres plus impressionnistes, voire intimistes : O Bon-Odori em Tokushima, déjà cité, et O-Yon e Ko-Haru.A Tokushima, Moraes vivait dans une maison de bois, définitivement seul après 1916 (il avait vécu quelque temps avec une nièce d’O-Yone), faisant l’expérience de la solitude, de la pauvreté, et s’efforçant d’atteindre la simplicité. « Je vis pauvrement mais je n’ai besoin de rien. » Les rapports avec ses voisins n’allaient pas sans difficultés. La civilisation  japonaise, il devait bientôt le découvrir, connaissait aussi ses moments d’agressivité. Pendant la première guerre mondiale, les enfants lui jetaient des pierres, l’appelant « Monsieur Sauvage à la longue barbe », et la police se sentait le droit de l’insulter et de la traiter en espion. Mais son idée du Japon ne fut pas ébranlée par ces manifestations, et, dépouillé de son « petit égo », il n’en souffrit pas outre mesure. La vie continua : il cassait son charbon, allumait son feu, faisait cuire son repas de riz et de poisson, et écrivait son livre. A un missionnaire qui lui apportait un peu de pain et de beurre, il répliqua « Je suis japonais, je ne mange pas de pain. » Et alors qu’un ami voulait lui faire cadeau d’une chaise, il répondit qu’il vivrait et mourrait sur le tatami, comme un japonais ».Il y a là, dans la figure de ce vieil épouvantail européen essayant de se faire japonais, une sorte de pathétique désespéré. Mais une fois dépassé le conflit des civilisations et des cultures, une fois pénétré l’esprit de ce vieil épouvantail, il n’y a rien de pathétique dans son sens de la vie et dans la jouissance qu’il éprouvait au contact des choses qui l’entouraient : les pierres, l’eau, le point du jour, la brume hivernale, la pluie de juin. Il semble avoir accompli sa vie, et c’est pour cela qu’il est beau, ce vieil épouvantail.

 

7. Le livre d’heures de Macao

Il est des instants où être simplement étendu le dos en soleil nous suffit, nous ravit, nous comble. Voilà bien ce que j’éprouve en ce moment, allongé sur un quai de Macao. J’ai fait un excellent repas dans un restaurantbaptisé Le Bouddha Gras, un repas agrémenté d’un délicieux vin rosé, et il me reste encore dans la tête un peu de sa douce chaleur, ici, au milieu des poissons qui sèchent au soleil. Oui, tout au long des quais, des poissons sont mis à sécher, et je suis étalé à côté d’eux, et l’odeur de ma sueur se mêle à leurs exhalaisons marines. Une jonque sort lentement du port, l’avant plongé dans un tintamarre d’éclairs et d’étincelles. On fait exploser des pétards pour se porter bonheur – crépitements, bouffées de fumée et éclaboussements de lumière dans la chaleur bleue. Puis c’est fini, le calme revient, et, de ma position allongée, je peux tout juste voir la jonque disparaître dans le détroit, la poupe haute et puissante, comme une armoire de château.

*

Je flâne dans le musée, une vieille demeure coloniale fleurant la cire et la naphtaline, écrasée sous le silence : des poteries sans-de-bœuf, une collection d’éventails, des rouleaux empilés dans une vitrine, une mitraillette belge datant de 1872.

*

Nous n’étions que deux à vouloir partir pour l’île de Taipa dans la brume bleue du soir ; c’est pour quoi on nous avait transférés du bateau habituel, où nous avions attendu, dans un autre beaucoup plus petit. L’autre passager était une jeune fille habillée d’une veste à col haut et d’un pantalon bouffant ; elle portait un panier de légumes – pas jolie, mais ferme et agréable à regarder. Le bateau avançait en ahanant, j’échangeai un sourire avec elle, et il passa entre nous une sorte de communication tranquille. Une fois de l’autre côté, la jeune fille retrouva sa mère venue à sa rencontre, je marchai dans l’île un moment, puis revint à Macao sur le pont.

*

Assis sur un banc rouge à regarder un bassin de lotus ; rayons du soleil à travers les bambous verts ; les rochers rocailleux à souhait : après-midi dans un jardin chinois.

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Là-haut dans le bosquet de bambous, derrière le temple Kouan Yin, quatre hommes jouent aux cartes et un vieillard ramasse du bois pour faire son feu : le sol en est jonché après le passage du typhon.

*

Toutes les collines autour de Macao sont rouges. Les pêcheurs de Macao ont beau adresser des prières à A Ma, leurs informations météorologiques leur viennent de la Chine rouge. A Macao même, on ne peut pas manquer de voir la banque de la Chine rouge, l’hôpital de la Chine rouge et des slogans rouges peints sur les murs. Si l’on suit la route qui mène à l’extrémité nord de l’Istmo Ferreira de Amaral jusqu’à l’endroit nommé Porta do Cerco (la porte de la frontière), la Chine rouge n’est plus qu’à quelques mètres. Il y a là, ou plutôt il y avait un marché où l’on vendait des marchandises chinoises aux commerçants de Macao ; maintenant on n’y trouve guère que de la bimbeloterie. Néanmoins , j’ai flâné entre les étals ; un jeune vendeur m’a fait l’article pour « le livre de Mao » (je lui ai dit que je préférais le Tao). Au-delà de ce bazar s’étend, sur une centaine de mètres, un no man’s land où circulent des camions (avec deux plaques d’immatriculation : l’une noire et blanche pour Macao, l’autre jaune et noir pour la Chine) mais pas les piétons. Si vous lorgnez un peu dans cette direction vous pourrez peut-être apercevoir la minuscule silhouette d’un garde de l’Armée de libération du peuple chinois. Et qui sait, il sera peut-être en train de lorgner dans votre direction à vous.

*

Un féroce dragon bleu bondit dans les nuages du temple du Lotus, Avenida do Almirante Lacerda, Ce qu’ « est » un dragon dépend du système de représentation de chacun. Pour ma part, j’y vois la puissance cosmique, remontant jusqu’aux marées de feu de la naissance de l’Univers. Confucius, qui appréciait la puissance de Lao-Tseu, l’aurait qualifié de dragon. Pour d’autres esprits, toutefois, cela ne représente rien d’autre que religion et impérialisme (depuis le règne de Kao Tseu sous la dynastie Han, le dragon est devenu l’emblème du pouvoir impérial), et quand un dragon a cette signification, il est facile de comprendre pourquoi on a envie de s’en débarrasser… Ceci pourrait nous entraîner dans une longue discussion, mais il fait trop chaud pour la dialectique. De toute façon, le vieux dragon s’en fout.

*

Masse jaune baroque de l’hôtel Lisboa. Je descends à la salle de jeu, et bois un café au bar : « Jouez pour le plaisir. Ne pariez pas plus que vous ne pouvez perdre. Personne ne peut gagner toujours. » Je change une pataca contre deux pièces de cinquante cents, les joue dans la machine à sous, et perds.Sauvé !

Kenneth White, Le visage du vent d’est, traduit de l’anglais (Ecosse) par Marie-Claude White, Albin Michel, Paris, 2007

 

Man

Sun

 

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Auteur de la célèbre phrase « l’universel, c’est le local moins les murs », Miguel Torga (1907-1995) est considéré comme l’un des plus grands écrivains portugais du XXème siècle au côté de Fernando Pessoa. Torga avait d’ailleurs rencontré ce dernier à la fin des années 20 autour de la revue Presença – fer de lance du modernisme portugais. Par la suite, son intransigeance face au régime salazariste lui valut un séjour en prison, ses livres seront régulièrement saisis. Avec pugnacité il continuera bon gré, mal gré à publier.  L’extrait qui suit est tiré du second volume de son journal En chair vive, journal 1977-1993.
Puisqu’en 1987, Macao est encore une colonie portugaise, on pourrait reprendre l’un de ses leitmotiv pour l’illustrer : « Je me suis perdu au Portugal et c’est là que je me cherche ».

 

Macao, 6 juin 1987
Me voici, Portugais jusqu’aux confins du Portugal.

Macao, 7 juin 1987Dans un temple bouddhiste – c’est toujours par les églises que je commence l’inventaire des pays où j’arrive – pour voir la foule prier, allumer des cierges et brûler de l’encens. Les dieux changent dans l’espace et le temps. La foi qui les vénère est toujours la même. Toujours absurde.

Macao, 8 juin 1987Je traverse la ville en tous sens, visite des forts, des églises, des casinos, monte dans une barque et explore le port, débarque sur des îles, les parcours et rentre étourdi à l’hôtel. Jamais je n’avais eu cette expérience de cheminer tant d’heures en état de lévitation. Tout dans ce pays est à la fois naturel et magique, concret et abstrait, immobile et fugitif. Hier j’ai pénétré dans un jardin privé. Des arbres nains pot, à côté d’autres d’un port superbe, semblaient enchantés par le jardinier et arrêtés dans le temps. Transformés en des sortes de gnomes végétaux, au lieu de réjouir les yeux ils mettaient mal à l’aise, comme toutes les aberrations. Pendant un banquet auquel j’ai assisté, il y a eu un spectacle de groupes folkloriques. J’ai vu la danse du dragon et le vira du Minho se donnant la main sur la même scène, la conciliation insolite de la profondeur mythique et de la superficialité chorégraphique. Des salles de jeux, riches et pauvres, transfigurés, nous donnent l’impression de risquer leur vie à chaque coup. Des devins à tous les coins de rue en savent plus sur nous que nous-mêmes. Même l’air qu’on respire ici a quelque chose de troublant, d’opiacé. Il ne stimule pas, il alanguit. Mirage tangible, défi à notre raison, à notre sensibilité et à notre sens commun, Macao n’est pas une réalité qu’on puisse appréhender avec netteté. C’est comme un rêve confus du Portugal.

Macao, 9 juin 1987Il fallait un poète portugais pour venir parler à l’heure finale, justement pour qu’elle n’ait pas de fin. Et je suis venu.

Macao, 10 juin 1987Dîner typiquement chinois, accompagné du rituel adéquat. Manger est un acte de culture. Le civilisé s’alimente ; le sauvage se rassasie. Et j’ai aimé être assis, pour la première fois de ma vie, à une table où j’ai absorbé chaque mets comme si j’avalais une hostie. En communiant. Encore avec la nature, évidemment, mais une nature transfigurée par l’exigence du corps et de l’esprit. Des mets aussi raffinés que les manières. Au lieu du succulent filet de requin, une décoction alchimique de ses ailerons. Au lieu d’une fourchette agressive, maladroit souvenir de la main troglodyte, de parcimonieuses et magiques baguettes de prestidigitateur. La nécessité nutritive devenue l’occasion de plaisir. Chaque assaisonnement surprenant le palais et sollicitant tous les sens.

Macao, 11 juin 1987Je fais ce que je peux pour comprendre ce pays, mais je n’y parviens pas. Tout est si énigmatique, si mouvant, si labyrinthique, qu’on en perd le sens à chaque pas, bien que les rues portent les noms de figures nationales et que la statue de Vasco de Gama se dresse à deux pas de l’hôtel. Personne ne parle portugais, la population est chinoise, dans les temples on prie des dieux qui ne figurent pas au catéchisme. Un esprit qui nous est étranger commande les gestes et motive les sourires. Au milieu de l’uniformité jaune, c’est nous qui sommes exotiques. Et, pourtant, nous sommes ici depuis 400 ans. Pour y faire quoi ? Construire le phare de Nossa Senhora da Guia, le plus ancien des côtes de Chine qui, depuis 1865, « éclaire de son feu les mer environnantes », sculpter la façade de l’église Sao Paulo, le plus extraordinaire monument syncrétique du génie portugais, et nous obstiner dans une vocation œcuménique qui ne sut jamais être impériale. Nous avons la fièvre de l’espace, mais le mirage de la réalité nous suffit. Nous courons le monde fantasmagoriquement, en y laissant des traces somnambules.

Miguel Torga, En chair vive : pages du journal, 1977-1993 , traduit du portugais (Portugal) par Claire Cyron, José Corti, Paris, 1997

 

Alex Majoli© Alex Majoli, Macau, 1998

 

Amoureux du Portugal et de sa culture grâce à une lecture de hasard de Fernando Pessoa et de son bureau de tabac, le romancier Antonio Tabucchi (1943-2012) déroulera souvent le fil rouge des dormances lusitaniennes à travers le monde (par exemple le Goa de son récit Nocturne Indien). Macao ne pouvait donc pas le laisser indifférent. Quant au poète cité, Camilo Pessanha, on peut lire ses poèmes avec le titre Clepsydre aux éditions de la Découverte dans la très belle collection Orphée (1991).

 

Les archives de Macao

« Ecoutez, cher monsieur, votre père a un carcinome au pharynx, il m’est impossible d’abandonner le congrès pour l’opérer demain, j’ai invité la moitié de l’Italie, comprenez-vous ? D’ailleurs, avec ce qu’il a, il n’en est pas à une semaine près. »
« Mais notre médecin soutient qu’il faut intervenir tout de suite, parce qu’il s’agit d’un carcinome à évolution très rapide. »
« Ah oui, tout de suite, pardi ! Et que vais-je dire aux congressistes, que demain je suis pris par une opération et que le congrès est ajourné ? Ecoutez votre père fera comme les autres, il attendra la fin du congrès. »
« C’est à vous de m’écouter, professeur Piragine. Votre congrès moi, je m’en fiche, je veux que mon père soit opéré immédiatement, et les autres aussi, les cas urgents. » 
« Je n’ai pas la moindre intention de discuter avec vous du calendrier de ma salle opératoire. Vous êtes ici à l’université de Pise, et il se trouve que j’ai à remplir des obligations d’enseignement très précises, je ne tolère pas que vous me disiez ce que je dois faire. Je ne serai pas en mesure d’opérer votre père que la semaine prochaine. Si vous n’êtes pas d’accord, faites sortir le patient et trouvez un autre hôpital. Il va de soi que vous prenez l’entière responsabilité. Au revoir, monsieur. »
La voix de l’hôtesse a prié les passagers d’attacher leurs ceintures et d’éteindre leurs cigarettes, une escale de quarante minutes environ, le temps du ravitaillement et du nettoyage. Et tandis qu’à travers le hublot les lumières de Bombay ont commencé d’apparaître, puis bientôt les balises bleues de la piste, peut-être à cause de la légère secousse du choc de l’atterrissage – les associations d’idées se produisent parfois pour des raisons de ce genre -, je me suis trouvé sur ton scooter. Tu conduisais avec les bras écartés, parce que les scooters de cette époque avaient le guidon  large, je regardais ton écharpe qui flottait dans le vent et me chatouillait de sa frange, j’aurais voulu me gratter le nez mais j’avais peur de la chute, c’était en 1956, la chose est sûre, parce qu’on avait acheté le scooter pour mon treizième anniversaire ; du bout des doigts j’ai tapoté ton épaule comme pour te prier de rouler plus doucement, alors tu t’es retourné avec un sourire et l’écharpe a glissé sur ton cou, mais avec lenteur, comme si chaque mouvement des objets dans l’espace était ralenti, et j’ai vu que sous ton écharpe une plaie horrible te déchirait le cou de part en part, elle était si large et si profonde qu’elle lassait à vif les tissus musculaires, les vaisseaux sanguins, la carotide, le pharynx, mais tu ne savais rien de cette blessure et l’ignorant tu souriais, en fait tu ne l’avais pas, c’est moi qui la voyais, c’est étrange comme parfois il nous arrive de superposer deux souvenirs et d’en faire un unique souvenir, c’est justement ce qui m’arrivait, je me souvenais de ton image de 1956 et simultanément je la mélangeais avec celle que tu devais ensuite me laisser pour toujours, presque trente ans plus tard.
Je me rends compte que l’on ne doit pas écrire aux morts, mais tu sais pertinemment que dans certains cas écrire aux morts est une excuse, un acte freudien élémentaire, parce que c’est la façon la plus rapide d’écrire à soi-même, aussi pardonne-moi, c’est à moi que j’écris, même s’il se peut que je sois au contraire en train d’écrire à ton souvenir qui est en moi, à la trace qui est tienne et que tu as laissée en moi, et que d’une certaine manière ce soit donc à toi que je m’adresse – mais non, il doit encore s’agir d’une excuse, en réalité je n’écris à nul autre qu’à moi : ton souvenir, ta trace, eux aussi ne sont que miens, tu en es absent, il n’y a que moi, ici, assis sur le fauteuil de ce jumbo pour Hong Kong, et je crois être sur un scooter, j’ai pensé que je roulais en scooter, je savais très bien être à bord d’un avion volant vers Hong Kong d’où je devais prendre ensuite le bac pour Macao, sauf que je voyageais en scooter, c’était le jour de mes treize ans, tu conduisais avec ton écharpe et j’allais à Macao en scooter. Et toi, sans te retourner, avec ton écharpe voltigeante qui me chatouillait de sa frange, tu t’es exclamé : à Macao ? mais que vas-tu faire à Macao ? Alors je t’ai dit : je vais chercher des documents dans les archives, il y des archives municipales, et même celle d’un vieux lycée, je vais chercher des papiers, une correspondance peut-être, je ne sais pas,  des manuscrits en somme, ceux d’un poète symboliste, un type étrange qui a vécu trente cinq ans à Macao, opiomane, mort en 1926, c’est un Portugais, il s’appelait Camilo Pessanha et descendait d’un ancêtre génois, un certain Pezagno qui au XIVème siècle  fut au service d’un roi portugais, c’était un poète, il n’a écrit qu’un seul livre de poème, Clepsydre, écoute ce vers : « Les roses sauvages ont fleuri par erreur. » et toi tu m’as demandé : crois-tu que ça ait un sens ?

Antonio Tabucchi, Les oiseaux de Fra Angelico (traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para), 10/18, Paris, 2002

 

Macao