Entre deux©Shakir Hassan al-Said

Entre deux fleuves, l’Iraq dans les poèmes de ceux qui l’ont quittée. Les textes des trois auteurs qui suivent sont extraits de deux livres symétriques : Nés à Bagdad (Éd. Stavit) et Bagdad-Jérusalem : à la lisière de l’incendie (Éd. B. Doucey). Deux livres à deux voix, où celle de Ronny Someck, en hébreu, alterne avec les voix de Abd al-Qadir al-Janabi et de Salah al-Hamdani, en arabe.

 

SALAH AL-HAMDANI

Né à Bagdad en 1951, opposant à Saddam Hussein, il est emprisonné avant de s’exiler en France en 1974. Il n’a revu Bagdad et les siens qu’à la chute du régime, trente ans après. Une quinzaine d’ouvrages de lui sont consultables en bibliothèque, traduits de l’arabe ou écrits directement en français. Signalons notamment : Au large de la douleur (L’Harmattan, 2000), Le balayeur du désert (B. Doucey, 2010) et Saisons d’argile (Al-Manar, 2011)

 

دوماً أنتَ

أينَ أَرِثُ المنفى
ثِمارَ الريحِ،
ومن سيتذكرُكَ في أوقاتِ الغِبطَةِ؟

أنتَ، المُبتعِدُ مِثلَ زَخَّةٍ تَضْطرِبُ
لنْ تبكيكَ البلادُ السعيدَةُ
وعلى الطريقِ
أنظرْ
الأعوامُ تَنْسِجُ النسيانَ
مثلَ لبلابٍ،
يَتَناسَلُ فوقَ القُبورْ

 

Toujours toi

Où est l’héritage de l’exille fruit du ventet qui se souviendra de toidans les moments de joie ?

Toi qui t’éloignes comme une averse tourmentée les villes heureuses ne te pleureront pas
et sur le chemin

regarde
les années tissent l’oubli
comme le liseron
se propage sur les tombes

 

غُصَّةُ

 

1

صباحي يتأملُ وجودَهُ في فوضى المدينةِ
كيفَ التعاملُ مع الحنينِ
بين هذا العمرِ المُعلقِ مثلَ السُّترَةِ على حبالِ النَّدَمِ؟
والقتلةِ، هناك
يتقاسمونَ جسدَ الحبيبةِ!

2

في منفاي
كلَّ مساءٍ
أعودُ إلى فراشي
مُحَمّلاً بمدنٍ عجيبةٍ
وأصدافٍ فيها تُسمَعُ وشوشة البحرِ من بعيدٍ
معْ ملابسي الرثّةِ وبعض نِكاتٍ قديمةٍ في عُلبَةِ السجائِرٍ
ثمَّةَ خَوَذٌ لجنودٍ مبتوري الرؤوسِ
رسائلُ لَم تُقْرأْ
حروبٌ، أكوِّمُها عندَ مدخلِ الذاكرةِ
وأبدأُ في تَقْليبِها طِوالَ الليلِ
بحثًا عنكَ
وعندَ اقتراب خُطْواتِ الفجرِ
وكما السنواتِ المتكرراتِ
أضيعُ
ولمْ أصلْ اليكَ

 

Suffocation

1Mon matin contemple son existencedans le vacarme de la villeQue faire de la nostalgiesuspendue à cet âge comme une veste à la corde du regret ?Et ces assassins, là-basQui se partagent le corps de la bien-aimée !

2
Dans mon exil
chaque soir
je retourne vers ce lit
immensité parsemée de villes extraordinaires
de coquillages où le murmure de la mer
se fait encore entendre

Et mes vieux habits
mes plaisanteries restées au fond d’un paquet de cigarettes
les casques des soldats décapités
les lettres jamais lues
les guerres
je les entasse aux portes de la mémoire
je les surveille toute la nuit
pendant que je te cherche

Puis à l’approche de l’aube
comme dans le cercle des années
je me perds
sans jamais réussir à t’atteindre

 

(Salah al-Hamdani, in : Bagdad-Jérusalem : à la lisière de l’incendie, traduit de l’arabe par Isabelle Lagny et Salah al-Hamdani, Paris, B. Doucey, 2012)

 

 

RONNY SOMECK

Né à Bagdad en 1951 (la même année que Salah al-Hamdani), il a dix-huit mois quand ses parents s’installent en Israël. Il est l’un des poètes importants de la poésie israélienne. De lui, on consultera également en bibliothèque : Constat de beauté (PHI, Écrits des forges, 2008).

 

בּגדּד،פבּרוּאר 91

בּרחוֹבוֹת המּפגּזים האלּה נדחפה עגלת התּינוֹק שׁלּי.
נערוֹת בּבל צבטוּ בּלחיי ונוֹפפוּ כּפּוֹת תּמרים
מעל פּלוּמת שׂערי הבּלוֹנדּיני.
מה שּׁנּשׁאר מאז השׁחיר מאוֹד،
כּמוֹ בּגדּד
וּכמוֹ עגלת התּינוֹק שׁפּנּינוּ מן המּקלט
בּימי ההמתּנה שׁלּפני מלחמה אחרת.
הוֹ חדּקל הוֹ פּרת،נחשׁי התּפנוּקים בּמּפּה הראשׁוֹנה שׁל חיּי،
איך השּׁלתּם עוֹר והייתם לצפעים

 

Bagdad, février 1991

Dans ces rues bombardées on poussait mon landau,les nymphes de Babylone me pinçaient les joues et agitaient des feuilles de palmiersur le duvet blond de mes cheveux.Ce qui en reste a noirci depuis,comme Bagdadet comme le landau qu’on a sorti de l’abridurant les jours d’attente d’une autre guerre.Ô Tigre ! Ô Euphrate ! serpents d’agréments sur la première carte de ma vie,Comment avez-vous mué en vipères ?

 

(Rony Somek, in : Nés à Bagdad, traduit de l’hébreu par Michel Opatowski, Paris, Éd. Stavit, 1998)

 

בּגדּד

בּאוֹתוֹ גּיר בּוֹ מסמן שׁוֹטר גּוּפה בּזירת הרצח
אני מסמּן את גּבוּלוֹת העיר בּה נוֹרוּ חיּי.
אני חוֹקר עדים, סוֹחט להם מהשּׂפתים
טפוֹת ערק וּמחקּה בּהסּוּס צעדי רקּוּד
שׁל פתּה על קערת חוּמוּס.
כּשׁיתפסוּ אוֹתי ינכּוּ לי שׁלישׁ על התנהגוּת טוֹבה.
ויכלאוּ אוֹתי בּפרוֹזדוֹר גּרוֹנה שׁל סליםה מוּרד.
בּמטבּח הכּלא תּטגּן אמּי את הגּד שׁאמּה
שׁלתה ממּי הנּהר וּתספר על המּלּה « דּגים »
שׁהתנוֹססה על שׁלט ענקי בּפתח מסעדה חדשׁה.
מי שׁאכל שׁם קבּל דּג בּגדל שׁל סכּה עד
שׁאחד הלּקוֹרוֹת בּקּשׁ מבּעל המּקוֹם להקטין
את השּׁלט או להגדּיל את הדּג.
הדּג ידקר בּעצמוֹתיו, יטבּיע את
היּד שׁמּרטה את קשׂקשּׂיו ואפלּו
שׁמן רוֹתח על מחבת החקירה
לא יוֹציא מפיו מלּה מפלילה.
הזּכּרוֹת הוּא צלּחת ריקה, מצלּקת משּׂריטוֹת
סכּין על עוֹרהּ

 

Bagdad

Le policier trace à la craie le contour du cadavreet moi je retrace une ville où ma vie part en fumée.J’interroge les témoins, je dérobe sur leurs lèvresune goutte d’arak, j’imite la dansed’une pita sur un bol de houmous.Quand on m’attrapera, on réduira ma peine d’un tiers pour bonne conduiteon m’enfermera dans l’arrière-gorge de Salima Murad.Dans la cuisine de la prison ma mère fera frire le poissonde sa mère pêché dans le fleuve, elle racontera des histoires de poissonsqui se balancent sur l’enseigne géante à l’entrée d’un nouveau restaurant.On y mangeait un poisson gros comme une épinglejusqu’au jour où un client exigea de réduirela taille de l’enseigne ou d’agrandir celle du poisson.Le poisson pique de ses arêtes, noiela main qui l’écaille, mêmel’huile bouillante sur la poêlene le fait pas parler.La mémoire est une assiette vide, la cicatricelaissée par le couteau sur la peau.

 

(Ronny Someck, in : Bagdad-Jérusalem : à la lisière de l’incendie, traduit de l’hébreu par Michel Eckhard Elial, Paris, B. Doucey, 2012)

 

 

ABD AL-QADIR AL-JANABI

Né à Bagdad en 1944, il quitte son pays en 1970 pour Londres, Vienne puis Paris où il édite un certain nombre de revues surréalistes : Le désir libertaire, Faradis, An-Noqta. Traducteur en arabe de poètes européens dont Paul Celan, René Daumal, Joyce Mansour et Max Jacob, il est l’auteur de recueils de poèmes et d’essais critiques. Outre les anthologies de poèmes arabes qu’il a réalisées, on consultera en bibliothèque son essai Horizon vertical (Sindbad, 1998) ainsi que ses recueils Ce qui fut et jamais plus ne sera (Paris-Méditerranée, 2002) et Reflets dans le miroir des sables (L’Escampette, 2003).

 

جولان

إلى بول تسيلان

في خرائب الصورة أصولُ وأجول
أنظر في تلك الجهات :
افجارٌ تتفتحُ
على قمم الليل
ممراتٌ تفضي
حتى بياض الأرض

الصمتُ
يبلغُ صراخُه
جرمَ المرآة

ذا أنا شاخصٌ
إلى جبالٍ دون وديان
يطوفُ الكلمُ بأعلاها
قاصداً اشجاراً تلدُها ثمار

هنا
في خرائب الصورة
ما إن يَشبثَ الإنسانُ
بالحركة،
حتى يتشقّق الظلّ

 

ERRANCE

    à Paul Celan

Dans la débâcle des imagesexplorant ces contrées, mes yeux découvrentdes aubes à l’écoute de la nuit hautejuchées sur ses échafaudages ;des chemins d’escapade,excavés jusqu’à la pulpe de la terre.

Le silence ondoiedans l’amplitude de ses crispour atteindre le miroir.

Me voici en partancepour les crêtes des montagnes sans valléesle Verbe, flamme tournoyante,gravite maintenant vers des arbres engendrés par des fruits.

Ici,dans la débâcle des images,quand, ferme, l’hommese cramponne au mouvement,c’est l’ombre qui se fend.

 

اطيافُنا الترابية

هناكَ
سنختارُ ابديتَنا
سيكونُ لنا
عسلٌ
نتقاسمُه والعشائرَ الأولى
عند مصبّ النهار

سنطلبُ المساواةَ
للمساواة
سنفرشُ الخيامَ
في نقط الذهن
فاطمينَ اطفالَنا
للمرّة الأخيرة.

سيكونُ لنا نساء
بريقُ اعينهنَّ
يَثقبُ أجفنَ الكبريت
نساءُ الصدمة اللواتي سيُعدن إلى أفقِنا
المحورَ والمدارْ.

هناكَ
حيثُ تُهيّأ أزهارُنا المتجلّطةُ بالدموع
سيكونُ لنا المسكُ والعنبر
والكواكبُ السبعة
كاسرينَ الوردة
في فم الملاكْ

 

NOS IMAGES DE POUSSIÈRE

Là-basnous choisironsnotre éterniténous partageronsle miel avec les tribus initialesdans le lit des fleuves.

Nous chercherons l’égalitépour l’égaliténous dresserons les tentessur les points de la mémoiresevrant nos enfants pour la dernière fois.

Nous prendrons femmesdont l’éclair des yeuxallume les paupières de soufrefemmes d’impacts qui ramènent l’axeà notre horizon.

Là-basoù s’élaborent nos fleurs figées de larmesnous aurons musc et ambreainsi que les sept astreset briserons la rosedans la bouche de l’ange.

 

(A.K. El Janabi, in : Nés à Bagdad, traduit de l’arabe par Farid Larriby (Errance) et l’auteur (Nos images de poussière), Paris, Éd. Stavit, 1998)