Comme le votre© Gueorgui Pinkhassov, Baku, 2009

Celui qui voulut être marin toute sa vie, Alexandre Grine (1880-1932), a toujours été un écrivain naviguant au large de la littérature russe des années vingt. Pour tracer des accointances littéraires, on pourrait rapprocher L’attrapeur de rats aux nouvelles de l’uruguayen Horacio Quiroga pour leur caractère enfiévré et cette lente macération des êtres dans les jungles. Le chef-d’œuvre de Grine se déroule dans une autre jungle – urbaine et administrative – celle du bâtiment désaffecté de la Banque Centrale de Petrograd. Un affamé en déshérence (Grine, lui-même ?) se perd dans les dédales de montagnes de papier, de rats fuyants sans que l’on arrive à trancher vraiment la part d’hallucination dans tout ça. Comme son roman le plus connu Celle qui court sur les vagues,chez Alexandre Grine, c’est la rencontre avec une femme qui fera basculer le récit dans le fantastique. Voici les premières lignes de L’attrapeur de rats.

 

IAu cœur des eaux est sis Chillon Là, dans un souterrain, sept piliers Vêtus de la sombre mousse des années…

 

Au printemps 1920, précisément en mars, précisément le 22 du mois (sacrifions ainsi à l’exactitude pour payer notre droit d’admission dans le sanctuaire des documentalistes patentés, faute de quoi, le lecteur, si tatillon de nos jours, ira sûrement enquêter dans les salles de rédaction), je me rendis au marché. Je me rendis au marché le 22 mars, et, je le répète, de l’année 1920. C’était le marché du foin. Mais je ne puis indiquer dans quel coin je stationnais de même j’ai oublié ce que l’on racontait ce jour-là dans les journaux. Je ne stationnais pas dans un coin, puisque je faisais les cent pas sur la chaussée, le long des ruines du marché couvert. Je vendais quelques livres, le dernier bien qui me restât. Le froid et la neige fondante qui tournoyait au-dessus de la foule, formant au loin des nuages de blanches étincelles donnaient au tableau un aspect détestable. L’épuisement et les morsures du froid irradiaient chaque visage. La chance ne me souriait pas. Je traînais depuis plus de deux heures, et trois personnes seulement m’avaient demandé mon prix pour les bouquins, et encore avaient-elles trouvé qu’il était exorbitant d’exiger en échange cinq livres de pain. Cependant la nuit commençait à tomber – circonstance au plus haut point défavorable à la vente des livres. Je montai sur le trottoir et m’adossai au mur. A ma droite se tenait une vieille femme en burnous, coiffé d’un antique chapeau noir orné de perles de verroterie. Branlant du chef d’un mouvement mécanique, elle tendait aux passants de ses doigts noueux une paire de bonnets d’enfants, des rubans et un petit paquet de cols jaunis. A ma gauche, une jeune femme, de sa main restée libre, serrait sous son menton un douillet fichu gris. D’une allure assez dégagée elle proposait la même marchandise que moi, des livres. Ses petits escarpins, tout à fait présentables, sa jupe tombant tranquillement sur ses pieds (si différentes en cela de ces frivoles cotillons coupés au genou, dont s’affublaient à l’époque jusqu’aux vieilles dames), sa jaquette en drap, ses mitaines confortables à l’ancienne mode, laissant apparaître par les trous le potelé de ses doigts nus ; sa manière de lever les yeux sur les passants sans sourire ni imploration et d’abaisser parfois d’un air pensif ses longs cils vers les livres ; sa façon de les tenir, ces livres, et de gémir avec un soupir contenu lorsqu’un passant, après un coup d’œil sur ses mains puis sur son visage, s’éloignait d’un air interloqué, en fourrant des graines de tournesol dans sa bouche – tout cela me séduisit à l’extrême et j’eus comme l’impression que le marché s’était même quelque peu réchauffé. Nous portons de l’intérêt à ceux qui répondent à notre conception de l’homme dans une circonstance donnée ; c’est pourquoi je demandai à la jeune fille comment marchait son petit commerce. Elle toussota puis tourna la tête de mon côté et posa sur moi le regard attentif de ses yeux gris-bleu.
- Comme le vôtre, répondit-elle.

(…)

Alexandre Grine, L’Attrapeur de rats, Lausanne, L’Âge d’homme, 1972