Maison Porchia© Ángel Ros, La dernière maison d’Antonio Porchia dans le quartier de Los Olivos, Calle Malaver 1647

Nous allions lui rendre visite dans des maisons chaque fois plus petites, après qu’il dut vendre celle qu’il avait héritée de son frère et en acheter une plus modeste et plus éloignée du centre, pour survivre un temps avec la différence. Mais on y voyait toujours les tableaux que lui avaient donnés leurs auteurs, parmi lesquels certains des plus côtés de la peinture argentine de ce siècle (Potorutti, Victorica, Quinquela Martín, Castagnino, Soldi, Butler, Forner etc.). Jamais il ne se sépara d’aucun, même en des moments d’extrême pauvreté, lorsque des familiers ou des amis tentèrent de le persuader d’en vendre un ou deux. Il disait qu’il vivait seul et n’avait presque pas de besoins. En réalité, il ne pouvait vendre ce qui avait été un don. Ce n’est pas pour rien qu’il a écrit : « Tu n’as rien et tu me donnerais un monde. Je te dois un monde. » Autre détail révélateur : son tableau favori était une petite huile de Fortunato Lacámera, qui représentait l’angle solitaire d’un jardin, avec une touffe brève et nue contre un mur. Le peintre le plus humble et l’image la plus humble : le presque inexistant.

C’est d’une bien étrange façon qu’Antonio Porchia (1885-1968) se fit connaître en Argentine et, par la suite, dans le monde entier. Au milieu des années 40, n’arrivant pas écouler ses mille exemplaires de Voces (Voix), Porchia décida d’en faire don à une fondation artistique. Cependant, les amphitryons ne tardèrent pas à se plaindre de la place que ces livres occupait dans leur local; ils décidèrent alors de les distribuer dans le réseau national des bibliothèques populaires. Le calabrais d’origine se retrouva ainsi sur toutes les lèvres du pays et tombera entre les mains de Roger Caillois – alors en exil à Buenos Aires. Directeur des Lettres françaises, Roger Caillois sera le premier à le traduire et à le faire connaître dans le monde francophone. Dans sa première mouture, Voces est un recueil composé de près de 500 aphorismes (ou sentences) assez proches des haïkus. Les années passant, Porchia en rajoutera d’autres centaines mais le titre du recueil ne changera pas.

Les premières « voix » :

1. Situado en alguna nebulosa lejana hago lo que hago, para que el universal equilibrio de que soy parte no pierda el equilibrio.
Situé en quelque nébuleuse lointaine, je fais ce que je fais, pour que l’équilibre universel dont je fais partie ne perde pas l’équilibre.

2. Quien ha visto vaciarse todo, casi sabe de qué se llena todo.
Qui a vu tout se vider, sait presque de quoi tout se remplit.

3. Antes de recorrer mi camino yo era mi camino.
Avant de parcourir mon chemin j’étais mon chemin.

4. Mi primer mundo lo hallé todo en mi escaso pan.
Mon premier monde je l’ai trouvé tout entier dans mon maigre pain.

5. Mi padre, al irse, regaló medio siglo a mi niñez.
Mon père, en s’en allant, fit don d’un demi-siècle à mon enfance.

6. Las pequeñeces son lo eterno,  y lo demàs, todo lo démas, lo breve, lo muy breve.
Les petites choses sont l’éternel, et le reste, le bref, le très bref.

7. Sin esa tonta vanidad que es el mostrarnos y que es de todos y de todo, no veríamos nada y no existiría nada.
Sans cette sotte vanité qui nous fait nous montrer et qui est de tous et tout, nous ne verrions rien et rien n’existerait.

Pour la version originale : Antonio Porchia, Voces, Valencia, Pre-textos, 2006
Pour la traduction française de Roger Munier : Antonio Porchia, Voix, Paris, Fayard, 1979

Le poète vertical argentin Roberto Juarroz fut le grand ami d’Antonio Porchia. Au moment de la publication en français de Voix dans la collection Documents spirituels de Fayard (1979), celui-ci en écrivit une très belle postface d’où sont tirés les citations de cet article. Il est à noter que la préface, quant à elle, fut rédigée par Jorge Luis Borges. On imagine aisément l’attrait que ce genre d’aphorismes pouvait avoir sur lui. 

Sa voix lente et sourdement modulée, avec certain accent étranger, fut enregistrée sur disque peu avant sa mort et utilisée un temps par une station émettrice de Buenos Aires pour clore à minuit son programme, comme un point d’orgue étrange et abismal. Sa voix ne blessait pas le silence. Je ne peux lire aujourd’hui ses textes sans l’entendre à nouveau. Elle ne me blesse pas non plus.