Indiens© Guy le Querrec, Sur la piste de Big Foot

Avec son visage émacié et sa fine barbe, on pourrait le prendre facilement pour le frère jumeau d’Ezra Pound – lequel qualifiait Jaime de Angulo d’ « Ovide américain ». Jaime de Angulo est un drôle de personnage comme seuls les Etats-Unis savent en accoucher. Né en 1887 à Paris dans une famille d’aristocrates espagnols, il part vers les Etats-Unis au début du XXème siècle et c’est là-bas que Jaime de Angulo devient cow-boy et s’éprend des cultures indiennes en train de péricliter dans le Nord de la Californie. Il se fait anthropologue en roulant « dans les fossés avec les chamans », devient un linguiste et professeur reconnu à Berkeley – il maîtrisera jusqu’à dix-sept langues amérindiennes. C’est au début des années 40 qu’il repartira vivre en ermite à Big Sur où il possédait une cabane. Voisin d’Henry Miller ; celui-ci dresse un beau portrait (qui suit) de lui dans son récit Un diable au paradis. De cette existence mouvementée, il ne faudrait cependant pas le voir comme une sorte d’anthropologue gonzo ainsi que pourrait le laisser entendre l’extrait de Miller. La sortie ce mois-ci d’Indiens en bleu de travail aux Editions Héros-Limite le prouve d’ailleurs avec délicatesse. Jaime Angulo y conte son approche linguistique et humaine auprès des indiens de la tribu des Pit Rivers. Beau texte, avec une pointe de comique, qui cache une immense mélancolie à voir un monde disparaître. Il dédie ce livre à Blaise Cendrars – le ton est proche – et on pourrait aussi le rapprocher à ce que fera quelques décennies plus tard un Bruce Chatwin dans son ultime récit Le chant des pistes. Jaime de Angulo meurt en 1950.

 

Dans l’ensemble ce fut pour Téricand une journée remarquable. Moins remarquable, cependant, que celle où Jaime de Angulo, descendant de sa montagne, vint nous faire une visite. Il vint exprès pour faire la connaissance de Téricand. Celui-ci, bien entendu, était au courant de l’existence de Jaime, mais nous ne nous étions jamais souciés de les mettre en présence. À vrai dire, ils paraissaient avoir si peu de choses en commun que j’étais persuadé qu’ils ne s’entendraient pas. De plus, on ne savait jamais comment les choses tourneraient lorsque Jaime avait quelques verres derrière la cravate. Les occasions où il venait nous voir et repartait sans avoir agoni tout le monde de sottises et de jurons étaient fort rares et espacées.Un jour, peu de temps après le déjeuner, Jaime arriva donc sur son cheval. Il l’attacha au chêne par la bride, lui donna une bourrade dans les côtes et descendit les marches. C’était par une belle journée pleine de soleil, plutôt chaude pour un mois de février. Comme d’habitude, Jaime portait autour du front un tissu de couleur éclatante, son tire-jus crasseux probablement. Brun comme une châtaigne, sec comme un coup de trique, les jambes légèrement arquées, il était encore très beau, encore très espagnol… et toujours aussi déroutant. Avec une plume dans son espèce de turban, un peu de fond de teint, un costume différent, on l’eût facilement pris pour un Indien Chippewa ou Shawnee. Le type même du hors-la-loi.En les regardant se serrer la main je fus frappé par le contraste que présentaient ces deux hommes (nés à cinq jours de distance) qui tous les deux avaient passé leur jeunesse dans un quartier aristocratique et discret de Paris. « Deux petits Lord Fauntleroy » qui avaient connu l’envers de la médaille, dont les jours étaient maintenant comptés et qui ne se reverraient jamais. L’un très net, méthodique, immaculé, tatillon, précautionneux, homme des villes, reclus, contemplateur d’étoiles ; l’autre exactement le contraire. L’un du type piéton, l’autre du type cavalier. Le premier esthète, le second chien fou.Or, je me trompais en imaginant qu’ils avaient si peu en commun. Ils avaient beaucoup en commun : outre une commune culture, un commun langage, une formation commune, un amour commun pour les livres, les bibliothèques, les recherches, un même don de la parole, un penchant commun – l’un pour la drogue, l’autre pour l’alcool -, un lien plus fort encore les unissait : leur commune obsession du mal. Jaime était l’un des rares hommes que j’aie connus dont je puisse dire qu’il ait eu en lui une fibre diabolique. Comme Téricand c’était un diaboliste. Leur seule différence à l’égard du diable était que Téricand le redoutait tandis que Jaime le cultivait. C’est du moins l’impression que j’en eus. Tous deux étaient des athées invétérés, profondément anti-chrétiens. Téricand penchait pour le monde païen antique, Jaime pour le primitif. Tous deux étaient ce qu’on appelle des hommes de culture, des gens instruits, des gens élégants. Jaime, jouant le sauvage ou le sot, était cependant un homme de goût exquis : il avait beau cracher sur tout ce qui était « raffiné », il n’était jamais sorti de la peau du petit Lord Fauntleroy qu’il avait été durant sa jeunesse. Et seule l’implacable nécessité avait contraint Téricand avait contraint à renoncer à la vie mondaine ; de cœur il était resté le dandy, le bellâtre, le snob.Tout en sortant une bouteille et de verres – la bouteille à demi pleine, d’ailleurs – j’appréhendais ce qui allait se passer. Il ne me semblait pas possible que deux individus ayant suivi des routes si divergentes pussent se supporter longtemps.Or, je me trompais sur toute la ligne. Non seulement ils s’entendirent parfaitement, mais ils touchèrent à peine au vin. Ils étaient ivres de quelque chose de plus puissant que le vin… le passé.La simple mention de l’avenue Henri-Martin – ils avaient découvert en l’espace de quelques minutes qu’ils avaient été élevés dans le même pâté de maisons – suffit à les lancer. Jaime aussitôt se mit à revivre son enfance, à imiter ses parents, leurs manières, à singer ses camarades d’école, à mimer ses diableries, passant du français à l’espagnol pour revenir au français, jouant tantôt les poules mouillées, tantôt la jeune pucelle timide , tantôt le grand d’Espagne irrité, tantôt la mère pétulante et gâteuse.Téricand était littéralement convulsé. Jamais je n’aurais cru qu’il pût rire si longtemps et si fort. Disparu le gros pédant mélancolique, disparu le vieux hiboux guindé, je n’avais en face de moi qu’un homme normal, détendu, qui s’amusait sans retenue.Soucieux de ne pas troubler ce festival de réminiscences, j’allai me jeter sur mon lit au milieu de la pièce et fit semblant de piquer un roupillon. Mais en gardant les oreilles grandes ouvertes.J’eus l’impression que Jaime, en l’espace de quelques petites heures, revivait toute entière sa vie tumultueuse. Et quelle vie ! Directement de Passy en plein Far West, d’un seul bond. Fils de grand d’Espagne, élevé dans le plus grand luxe, devenu cow-boy, docteur en médecine, anthropologue, maître en linguistique et finalement éleveur de bétail sur la crêt de Santa-Lucia, ici à Big Sur. Loup solitaire, ayant rompu avec tout ce qui lui était cher, en perpétuelle discorde avec son voisin Boronda, Espagnol comme lui ; constamment plongé dans ses livres, ses dictionnaires (chinois, sanscrit, hébreu, arabe, perse, pour n’en mentionner que quelques-uns), faisant pousser quelques légumes, quelques fruits, chassant le daim pendant la saison et hors saison, sans cesse en train d’entraîner ses chevaux, se soûlant, se bagarrant avec tout le monde, même avec ses meilleurs copains, chassant les visiteurs à coups de lanière, étudiant jusqu’aux petites heures du jour, revenant toujours à son grand ouvrage sur le langage !… qu’il espérait devoir être le livre sur le langage !… (qu’il terminerait d’ailleurs juste avant de mourir…) Entre temps se mariant deux fois, ayant trois enfants, dont l’un – son fils bien-aimé – mourut écrasé à côté de lui au cours d’un mystérieux accident d’automobile, tragédie qui l’affecta très longtemps.C’était curieux d’écouter cette conversation du lit où j’étais, d’entendre parler le soi-disant Chaman au Sage, l’anthropologue à l’astrologue, l’homme cultivé, le linguiste au rat de bibliothèque, l’homme de cheval au boulevardier, l’aventurier à l’ermite, le barbare au dandy, l’amoureux du langage à l’amoureux des mots, le scientifique à l’occultiste, le desesperado à l’ex-légionnaire, le fier Espagnol au Suisse flegmatique, le rude indigène au gentleman bien habillé, l’anarchiste à l’Européen civilisé, le révolté au citoyen respectueux des lois, l’homme des grands espaces à l’homme de cellule, l’ivrogne au drogué…Tous les quarts d’heure la pendule faisait entendre son carillon mélodieux.Finalement le ton des voix s’apaise, devient sérieux comme si l’on abordait les choses graves. Il s’agit du langage. Téricand ne dit plus grand-chose. Il est tout oreilles. En dépit de son savoir, je le soupçonne de ne s’être jamais douté qu’il existât une telle diversité de langues, de langages, non pas simplement des dialectes, mais des langages petits ou grands, obscurs et rudimentaires, certains extrêmement compliqués, baroques si l’on peut dire, dans leur forme et leur structure. Comment se serait-il douté – peu d’américains le savent – que, côte à côte, avaient existé des tribus dont les langages étaient aussi différents que le bantou du sanscrit, le finnois du phénicien, ou le basque de l’allemand ? Jamais l’idée ne lui était venue à l’esprit – à lui cosmopolite – que dans un coin éloigné du globe, connu sous le nom de Big Sur, un homme portant le nom de Jaime de Angulo, renégat et réprouvé, pût passer ses nuits et ses jours à comparer, à classer, à disséquer des racines, des déclinaisons, des préfixes et des suffixes, des étymologies, des homologies, des affinités, des anomalies de langues et de dialectes appartenant à tous les continents, à tous les temps, à toutes les races et à toutes les conditions de l’homme. Sans doute n’avait-il non plus songé qu’il fût possible de combiner en un seul homme comme cet Angulo, le sauvage, le lettré, l’homme du monde, le reclus, l’idéaliste et le vrai fils de Lucifer. Et il pouvait bien s’écrier, comme il le fit plus tard : « C’est un être formidable. C’est un homme, celui-là ! »Certes, c’était vraiment un homme, ce cher Jaime de Angulo ! Adoré, haï, détesté, séduisant, charmant, mauvais coucheur, exécrable, adorateur du diable, sacré fils de pute au cœur fier, âme invisible, débordant de tendresse et de compassion pour l’humanité et néanmoins cruel, mauvais, méchant. Le pire ennemi de soi-même. Qui devait finir ses jours dans une horrible agonie, humilié jusqu’au plus profond de son être. Et pourtant conservant jusqu’à la fin sa raison, sa lucidité, son je-m’en-foutisme, son attitude de défi à l’égard de Dieu et des hommes… et son grand ego impersonnel.Seraient-ils devenus amis intimes ? J’en doute. Mieux valait donc que Téricand ne mît jamais à exécution son projet de gravir la montagne pour aller tendre la main de l’amitié. En dépit de leurs points communs, ils étaient à des mondes de distance. Et le Diable lui-même n’eût pu les unir dans l’amitié et la fraternité.Revoyant en esprit la rencontre de ce fameux après-midi, je ne distingue que deux égocentristes hypnotisés par le mélange des monde qui couvraient de leur ombre leurs personnalités, leurs intérêts, leurs philosophies de la vie.Il existe dans la sphère humaine des conjonctions aussi fugaces et mystérieuses que les conjonctions stellaires, qui ressemblent à des violations de la loi de nature. Pour moi qui fus témoin de l’événement, j’eus l’impression d’assister au mariage du feu et de l’eau.Maintenant qu’ils sont tous deux disparus, on peut légitimement se demander s’ils se rencontreront à nouveau et dans quel royaume. Ils avaient tant à défaire, tant à découvrir, tant à vivre ! Âmes si solitaires, si pleines d’orgueil, de savoir, si pleines du monde et de ses maux ! Et pas la moindre parcelle de foi ni en l’un ni en l’autre. Étreignant le monde en même temps qu’ils l’invectivaient ; cramponnés à la vie et la profanant ; fuyant la société sans jamais parvenir à être face à face avec Dieu ; jouant les mages et les chamans, sans jamais acquérir la sagesse de la vie ou la sagesse de l’amour. En quel royaume, je me le demande, se retrouveront-ils ? Se reconnaîtront-ils ?

Henry Miller, Un diable au paradis, Paris : Editions Sillage, 2009