À l’occasion de l’exposition des œuvres picturales d’Henri Michaux en février 2015 au sein de la Fondation Jan Michalski, la bibliothèque vous propose ces mois-ci une série d’articles sur le poète belge.

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© Harry Gruyaert, Calcutta, 2001/Magnum Photos

Au revers qui paraît l’endroit, au cœur d’une prise sans emprise, au long des heures, à l’orée de l’infiniment prolongé de l’espace et du temps, attrape-dehors, attrape-dedans, attrape-nigaud, dis, qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce que tu es, nuit sombre au-dedans d’une pierre?

Les hommes, tu ne les as jamais pénétrés. Tu ne les as pas non plus véritablement observés, ni non plus aimés ou détestés à fond. Tu les as feuilletés. Accepte donc que par eux semblablement feuilleté, toi aussi tu ne sois que feuillets, quelques feuillets.

Il faut un obstacle nouveau pour un savoir nouveau. Veille périodiquement à te susciter des obstacles, obstacles pour lesquels tu vas devoir trouver une parade… et une nouvelle intelligence.

Ce pourrait être les mots d’un poète taoïste mais ce sont ceux d’Henri Michaux à l’heure des bilans dans le recueil quasi-mystique d’apophtegmes Poteaux d’angle. Que ce soit à travers ses dessins ou sa prose et ceci tout au long de sa vie, l’Asie aura été l’espace géographique qui aura le plus profondément marqué et influencé l’œuvre d’Henri Michaux.

Henri Michaux est encore en Equateur qu’il parle déjà dans ses lettres d’un futur voyage vers l’Extrême-Orient. Pour le poète belge, l’Amérique du Sud n’aura été qu’un périple par défaut. L’Asie était bel et bien le seul voyage qu’il avait toujours voulu faire. Il part en 1931 depuis Marseille sur un paquebot faisant route vers le Raj britannique. Aucune déception en arrivant à Calcutta (à vrai dire, il aimait déjà l’Asie sans y avoir mis les pieds), Michaux adhère de suite et sans effort à l’ambiance de la métropole bengalie ; prêt à sa dissolution dans la foule - une foule qui le fascine. Contrairement à Ecuador, le récit d’Un Barbare en Asie s’évapore dans le temps (pas de dates) et dans la géographie (pas d’itinéraire) – juste les cinq pays et quelques villes traversés. Cette relation de voyage (mais est-ce bien cela ?) en devient quasiment intemporelle. De cet halo qu’aura laissé ce voyage en Inde, Michaux s’en souviendra lorsqu’il aidera au milieu des années soixante-dix le poète bengali  Lokenath Bhattacharya  à publier son premier recueil Pages sur la chambre en France.

Traducteur de Michaux en Bengali, Lokenath Bhattacharya (1927-2001) fut en quelque sorte le cousin d’orient d’Henri Michaux. Bhattacharya composera une suite de proses sur des dessins de Michaux dans Sur le champ de bataille des dessins de Michaux. Voici l’un d’eux : le « cha ».

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CHA

Notre dernier personnage, celui que nous avons appelé CHA, n’est pas de ce pays. En fait, aucun d’eux n’est vraiment d’ici ; ils ne sont d’aucun pays, peut-être ; peut-être sont-ils de leur pays à eux, et de nulle part ailleurs. Ce qui n’est pas devant nos yeux n’est pas non plus dans la mémoire du passé, et ne sera pas non plus dans l’expérience du futur.Pourtant, depuis un moment déjà, une mélodie connue se faisait entendre qui, à présent, semble-t-il, ne nous parvient plus. Si vous parlez d’un étranger, cet homme en est un parfait spécimen. Comment a-t’il pu s’introduire dans ce village perdu du Bengale, et même dans cette chambre soigneusement calfeutrée, et pas seulement s’y introduire mais se glisser au milieu des autres pour s’y faire une place, il y a vraiment là matière à réflexion.Il vient du lointain Japon, c’est un samouraï, j’en suis persuadé maintenant, vous pouvez en dire ce que vous voulez. Et si c’est le cas, il n’est pas même de ce siècle, il a traversé bien des ténèbres, beaucoup d’orages, c’est pourquoi si buriné est son visage. La tête tournée, il regarde vers le chemin qu’il a laissé derrière lui. Non, non, non, vous feriez une erreur si vous pensiez qu’il regarde le chevreau. Observez-le à nouveau : son visage a beau être tourné vers l’arrière, ses jambes sont dirigées vers l’avant comme s’il allait, à l’instant, quitter cette pièce pour une autre chambre inconnue dans un autre village. C’est une chance pour vous et pour moi que nous puissions le garder sous nos yeux pendant qu’il reste encore ici. Profitez-en donc pour bien l’observer, vous n’en aurez peut-être pas longtemps l’occasion – voyez, de multiples combats ont marqué son visage, du sang colle à son nez, ses joues et ses mâchoires sont enflées. Pourtant est-il homme à se laisser abattre ? Il est issu d’une lignée de guerriers, il ne s’enfuira jamais du champ de bataille. Regardez son épée, elle est dégainée. Il s’est arrêté un instant, la tête tournée. En un clin d’œil, il constate la gravité de la situation ; il regarde à quelle distance se trouvent encore ses ennemis.Rassurez-vous, il sait comment se garder en vie. Il n’est pas le seul à le savoir, ils le savent tous les six. Mais la question demeure : quelle sorte de chambre est-ce là ? comment est cette famille ? La réponse, c’est vous qui la donnerez.

Lokenath Bhattacharya, Sur le champ de bataille des dessins de Michaux, Amiens : Le Nyctalope, 1991.

 

Cédric Demangeot est poète, responsable des Editions Fissile et a été traducteur de Bhattacharya aux Editions Fata Morgana. Il a eu la gentillesse de répondre à trois questions que nous lui avons posées.

En collaboration avec Bhattacharya, vous avez traduit deux de ses recueils Nu de la fin du jour et Corps effleuré de l’aimée ; quel était votre manière de fonctionner et quels souvenirs en gardez-vous ? 

- Ma manière de travailler avec LB était assez simple : Lokenath se chargeait d’abord lui-même d’établir une version française de ses textes bengali. Il avait une bonne connaissance de la langue française, mais son expression gardait la maladresse (parfois touchante) d’un parler étranger. Mon rôle était donc de « réécrire », et non de traduire. Cependant, j’ai pris ce travail très au sérieux, et au moindre doute, je demandais à l’auteur des éclaircissements sur le texte original. Toutes les semaines, je lui envoyais des pages entières de questions très précises sur certains passages du texte. Lokenath me répondait le plus gentiment du monde, quoique pas toujours avec une précision équivalente à celle de mes questions… Quelquefois, il se contentait de tout valider en bloc avec cette simple phrase : « Cédric, c’est merveilleux…« . Pour l’entendre, il faut rouler les « r »…

Qu’est-ce qui dans l’œuvre poétique d’Henri Michaux a pu attirer Lokenath Bhattacharya ?

- Quant au rapport avec Michaux… à vrai dire je ne sais pas, du tout, ce que Bhattacharya pensait de Michaux. A l’inverse, je sais que Michaux aimait et défendait l’œuvre de LB, et qu’il a notamment persuadé Fata Morgana d’en devenir l’éditeur. Personnellement, j’ai été un lecteur très attentif de Michaux, il y a déjà presque longtemps, et puis, je me suis peu à peu éloigné de lui. Michaux a presque trop d’esprit critique pour être un poète. Ce qui le sauve, c’est qu’il le sait. Et de mon point de vue, c’est lorsqu’il échappe à cela, à l’emprise de sa propre raison, qu’alors son travail prend une tout autre dimension, et nous devient essentiel. Or, les moments où il échappe à cela, ce sont notamment, à mes yeux, dans L’infini turbulent (et pas du tout dans Misérable miracle), ainsi que dans les dessins mescaliniens. C’est lorsqu’il s’abandonne que Michaux devient, plus qu’un esprit critique génial, un véritable poète, un aventurier de l’indicible. Ce petit préambule, pour en venir bien sûr à Bhattacharya. J’imagine volontiers ce que LB devait représenter pour Michaux : un peu son alter ego indien, oriental. Un homme, comme lui, capable de faire défiler dans sa chambre des paysages imaginaires, des créatures inédites, tout un monde avec sa logique propre (qui est celle du poème ou du rêve). Mais ce qui devait fasciner par dessus tout Michaux chez LB, c’est ce qui lui faisait plutôt défaut : cette manière dont notre poète bengali était  (« merveilleusement » !) dépris de l’esprit critique dans lequel l’Occident se débat – et voit tous les jours sa poésie mourir.

Qu’est ce qui dans les dessins d’Henri Michaux était susceptible de parler plus à un oriental qu’à un occidental ? (cf. Sur le champ de bataille des dessins d’Henri Michaux)

Je pense donc en effet que,  comme le suppose votre dernière question, s’il faut tisser un lien entre ces deux œuvres, le biais des dessins (mescaliniens & autres) est peut-être le plus juste. Encore une fois, il me demeure difficile d’imaginer ce qu’en pensait Bhattacharya, que je n’ai jamais interrogé à ce sujet. Mais à l’inverse, je pense que c’est à cet endroit-là que Michaux s’échappe, à cet endroit qu’il se fait le plus « oriental » ou « poète » et que, du coup, il est le plus proche de son ami bengali.

Propos recueillis par Guillaume Dollmann.

 

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Paul Claudel, Cent phrases pour éventails, Paris : Gallimard, 1942.

Ensuite, ce fut la Chine. Une Chine en pleine tourmente avec la guerre sino-japonaise. Michaux ira de Canton à Pékin en évitant une Shanghai tout juste bombardée. Le temps passant, la Chine restera le climax du voyage de Michaux, l’étape du Barbare en Asie qui aura le plus « parlé » au poète. Michaux ayant toujours été à la recherche d’une écriture à la lisibilité primitive, les Hànzi  le fascineront comme ils ont pu fasciner Segalen et ses Stèles ou encore Paul Claudel et ses Éventails. L’analogie ténue entre les caractères chinois et les futures encres de Michaux nous sautent aux yeux.

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Henri Michaux, Sans titre

À ce propos, l’auteur s’en est expliqué dans l’un de ses très rares entretiens :

Avez-vous conscience – au-delà du médium qui fonde l’analogie – d’un rapport avec l’art extrême-oriental ?

- C’est l’une des premières peintures qui compta pour moi, mais surtout parce que j’étais très ignorant. Par une sorte d’innocence, je n’avais aucune envie de connaître la peinture occidentale. Il m’a suffi de de voir l’air de la Chine pour avoir le coup de foudre. J’ai extrêmement frappé par la Chine. Quelque chose m’était ouvert. Après une longue incubation, j’ai digéré cela. Le choc a été inversement proportionnel à la distance.

À l’intérieur de la peinture, on observe actuellement tout un courant dont vous seriez, Henri Michaux, l’un des initiateurs. Des signes apparaissent qui semblent les éléments d’une écriture encore illisible, d’une écriture qui se cherche, d’une écriture abstraite. En rapprochant ces démarches on se demande si nous ne sommes pas à la veille de l’invention d’une nouvelle écriture…

- J’ai rêvé un moment, sans obtenir de résultats sérieux, de chercher une langue universelle. J’ai essayé d’inventer des caractères clairs pour tous sans passer par la parole. Mais rien n’en est sorti… Sinon un caractère jamais différent de l’autre. J’étais à côté. Dans l’écriture chinoise, lorsqu’il était fait usage de la plume à bec qui précéda le pinceau, n’importe qui pouvait comprendre les caractères en une seconde. J’ai toujours espéré trouver cette langue chez autrui, ou ailleurs, en Afrique par exemple, mais reconnaissons-le ce n’est jamais très clair ou cela reste conventionnel : homme, femme, montagne, ruisseau, rien de plus. C’est un espoir que je n’ai pas réalisé. Je donnerai volontiers tout ce que j’ai fait pour y parvenir.J’ai voulu faire cette recherche en équipe, mais je n’ai jamais trouvé que des tordus comme moi. Je reste néanmoins persuadé qu’il y a toujours quelque chose à faire dans ce sens. J’ai voulu indiquer des caractères qui aient un contenu psychique. L’être aujourd’hui est mécontent de sa langue… En dehors des signes de signalisation il y aura bientôt cinq cent signes qui seront nécessaires dans le monde actuel. Il existe actuellement un problème un problème de signal et du signal non verbalisable qui est essentiel. Le graphisme qui a tant de rapports avec l’homme deviendra de plus en plus riche, de plus en plus précis.Tout ce que je formule aujourd’hui ici n’est que le regret d’avoir senti une direction mais d’avoir commencé trop tard.

Jean-Dominique Rey. Henri Michaux rencontre, Tesserete : Pagine d’Arte, 2013.

 

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Victor Segalen, Peintures, Paris : Gallimard, 1996.

Cahin-caha son voyage se poursuit vers le Japon. Depuis quelques années, l’île a sombré dans un nationalisme et un militarisme à outrance et Michaux, – même s’il atténuera par la suite ses propos comme il a pu le faire pour l’Equateur – n’appréciera pas le Japon. Au bout de son voyage, le livre se referme sur un chapitre sur le peuple malais et sur une exaltation :

Le Malais a quelque chose de sain, de noble, de propre, d’humain. (…) Il est précis, net, rappelant parfois le Basque. Malheureusement, je connaîtrai à peine les Malais. Il n’y a pas une chose que je n’aime en eux. Pas une forme. Pas une couleur.

Pour conclure, si l’Asie aide à mieux appréhender l’orientation de Michaux dans certaines facettes de son œuvre picturale, il faut aussi y déceler un apport beaucoup plus large : un futur mode de vie pour Michaux. En effet, celui-ci passera sa vie dans l’effacement, dans l’oubli permanent de son moi et surtout les voyages physiques seront remplacés par des voyages intérieurs. Le poète Jean-Michel Maulpoix le résume parfaitement dans Écriture du déplacement dans l’œuvre d’Henri Michaux.

Il semble donc que pendant ce périple asiatique, et particulièrement dans sa dernière étape, Michaux ait vérifié un certain nombre d’intuitions personnelles, voire ébauché une éthique, assez peu codifiable en préceptes, mais qui se résumerait par la mise en évidence de quelques qualités essentielles dont l’Occident aurait perdu le sens : le goût du secret, la sensualité, l’insatisfaction, la lenteur, le détachement, la rêverie, l’aptitude à intervenir en soi… Ce n’est pas un Orient de pacotille qu’il rapporte, avec ses gourous, ses parfums et ses tissus chatoyants, mais quelque chose comme le sentiment de l’Orient même de l’être, une vue plus clairvoyante et peut-être plus complète de la condition humaine. Pour reprendre l’une de ses formules, Michaux a obtenu, en voyageant à travers l’Asie « passeport pour aller demain de par les mondes ». Il n’aura alors plus besoin de se déplacer physiquement d’un pays à l’autre, il voyagera désormais par la méditation, ayant adopté le précepte du Bouddha, formulé aux deux dernières lignes d’Un Barbare en Asie : « Tenez-vous bien dans votre île à vous. COLLÉS A LA CONTEMPLATION. » L’orient, en définitive, lui permet de s’orienter.