Istrati© Sébastien Sindeu, Détroits

 

La sortie d’une biographie de Panaït Istrati Un charbon déraciné écrite par Monique Jutrin et la réédition de sa Présentation des Haïdoucs – ces robins des bois des Balkans – tous deux aux éditions de L’échappée nous donne l’occasion de revenir sur cet écrivain longtemps oublié. En effet, cloué au pilori par le milieu éditorial français en raison de sa dénonciation du régime révolutionnaire russe avec son brûlot Vers l’autre flamme : après seize mois dans l’URSS : confession pour vaincus (1927-1928), il ne sortira de l’ombre que dans les années soixante grâce la pugnacité d’écrivains tels que Joseph Kessel. On le rapproche souvent de Jack London et Jack Kerouac pour son côté vagabond, aussi de Knut Hamsun pour la frénésie et son mode de narration, mais son originalité est d’épicer le tout d’une touche orientale à la façon des Mille et une nuits. Laissons se dessiner un portrait de l’écrivain avec des témoignages croisés de compagnons de route et d’un admirateur : Claudio Magris. L’article se terminera par une lecture radiophonique d’une nouvelle d’Istrati, Bakar

Parti de sa source en Forêt Noire jusqu’à la Mer Noire, l’écrivain italien Claudio Magris a suivi le fleuve emblématique de la Mitteleuropa pour son essai Danube. Il fait germer les « dormances » littéraires et historiques qui le parsème. Arrivé en Roumanie, il se devait de parler de la ville d’Istrati Brăila.

 

Les Turcs, et plus encore les Grecs ont laissé leur empreinte à Brăila – ou Ibraïl -, depuis les commerçants, dont la richesse étale sa pompe dans l’église grecque, jusqu’aux partisans de Markos arrivés en 1948 après la guerre civile. Et fils d’un contrebandier grec, qu’il n’a jamais connu, était le poète de Brăila, Panaït Istrati, dont sa ville natale garde et célèbre le souvenir. Au musée une photo le montre à Nice, en train de lire L’humanité, dans une pose à la Fitzgerald qui traduit toute l’insolence pathétique, l’ingénuité à la fois désarmée et prévaricatrice de cette génération perdue – et revendiquant hautement sa perdition – à laquelle appartenait Panaït Istrati.
De l’hôpital de Nice, après avoir tenté de se trancher la gorge, il avait envoyé une lettre à Romain Rolland – une demande d’aide désespérée – écrite la veille au soir de sa tentative de suicide, et dans laquelle il interrompait par deux fois ses plaintes pour raconter des épisodes amusants de son enfance. Romain Rolland fut enthousiasmé par ce « conteur » oriental qui avait parcouru la moitié du monde en exerçant les métiers les plus incroyables, de ce « Gorki des Balkans », poète des vagabonds et des épaves, et il assura la promotion et la diffusion de ses œuvres en France. Quelques années plus tard, Panaït Istrati jouissait d’une réputation mondiale ; ses œuvres – presque toujours inspirées par la Roumanie et les Balkans, mais parfois écrites en français, qu’il avait appris tout seul – étaient traduites en vingt-cinq langues et un maître de la critique tel que Georg Brandes, auquel Thomas Mann avait jadis envoyé ses Buddenbrook avec une déférence craintive, affirmait imprudemment le préférer à tous les autres conteurs de l’époque. Combattu en tant que communiste, l’écrivain encourut les foudres de la gauche orthodoxe à cause de ses critiques du régime soviétique ; en 1925 il abandonna ses projets littéraires pour se dévouer à la cause des populations résidant entre le Dniestr et la Tisza, annexées et opprimées par le gouvernement roumain.
Romain Rolland comparait ses histoires, dont on peut à l’infini essayer de démêler l’écheveau compliqué, aux méandres et aux détours du Danube, à cette interpénétration des eaux et des rives que Panaït Istrati décrit dans son roman Kyra Kyralina, fasciné par ce qui luit et par ce qui disparaît, épouvanté par les ruses, les avanies et la cruauté qu’il devine aux aguets derrière chaque anse. Il est le poète de la promiscuité et de l’ambivalence de l’Orient, de ce désordre dont il semble attendre tout à la fois le salut et la violence ; son anarchisme révolté fait de lui un frère des victimes et des vaincus, moins heureux cependant sur le plan littéraire lorsqu’il raconte leur insurrection ou annonce leur vengeance, comme dans Les Haïdouks.
Comme d’une révolte éthique contre la fausse morale, Panaït Istrati lui aussi, le défenseur des faibles et des opprimés, finit par succomber ingénument à la séduction de la force vitale, sans s’apercevoir qu’elle décrète sans examen la domination du plus fort. La sexualité sous toutes ses formes est exaltée en tant que libre plaisir mais devient à son tour un piège, qui attire ses victimes dans le tourbillon de la vie et les met aux mains des persécuteurs. Pour Panaït Istrati, poète quand il est à l’écoute de la souffrance et rhéteur quand il célèbre la vie sans aucune loi ou encore le progrès, l’existence ressemble à un lupanar oriental, avec ses tentures aguichantes à l’entrée, et sa crasse à l’intérieur.

Claudio Magris, Danube, Paris, Gallimard, 1988

 

Istrati eut une révélation en lisant le roman Jean-Christophe de Romain Rolland. Il y trouvait ce qu’il avait toujours recherché dans la littérature et qu’il développera lui-même par la suite dans ses propres récits : un désir d’être vrai en toute circonstance, un sens profond de l’amitié et un amour profond pour l’humanité.

 

Dans les premiers jours de janvier 1921, une lettre me fut transmise, de l’hôpital de Nice. Elle avait été trouvée sur le corps d’un désespéré, qui venait de se trancher la gorge. On avait peu d’espoir qu’il survécût à la blessure. Je lus, et je fus saisi du tumulte du génie. Un vent brûlant sur la plaine. C’était la confession d’un nouveau Gorki des pays balkaniques. On réussit à le sauver. Je voulus le connaître. Une correspondance s’engagea. Nous devînmes amis. Il se nomme Istrati. Il est né à Brăila, en 1884, d’un contrebandier grec, qu’il n’a point connu, et d’une paysanne roumaine, une admirable femme, dont la vie de travail sans relâche lui fut vouée. Malgré son affection pour elle, à douze ans il a quitte, poussé par le démon du vagabondage, ou plutôt par le besoin dévorant de connaître et d’aimer. Vingt ans de vie errante, d’extraordinaires aventures, de travaux exténuants, de flâneries et de peine, brûlé par le soleil, trempé par la pluie, sans gîte et traqué par les gardes de nuit, affamé, malade, possédé de passions et crevant de misère. Il fait tous les métiers : garçon de cabaret, pâtissier, serrurier, chaudronnier, mécanicien, manœuvre, terrassier, déchargeur, domestique, homme-sandwich, peintre d’enseignes, peintre en bâtiment, journaliste, photographe… Il se mêle, pendant un temps, Il se mêle, pendant un temps, aux mouvements révolutionnaires. Il parcourt l’Egypte, la Syrie, Jaffa, Beyrouth, Damas et le Liban, l’Orient, la Grèce, l’Italie, fréquemment sans un sou, et se cachant parfois sur un bateau où on le découvre en route, et d’où on le jette sur la côte, à la première escale. Il est dénué́ de tout, mais il emmagasine un monde de souvenirs et souvent trompe sa faim en lisant voracement, surtout les maîtres russes et les écrivains d’Occident.Il est conteur-né, un conteur d’Orient, qui s’enchante et s’émeut de ses propres récits, et si bien s’y laisse prendre qu’une fois l’histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même, si elle durera une heure, ou bien mille et une nuits. Le Danube et ses méandres… Ce génie de conteur est si irrésistible que dans la lettre écrite à la veille du suicide, deux fois il interrompt ses plaintes désespérées  pour narrer deux histoires humoristiques de sa vie passée.

Romain Rolland, Préface de Kyra Kyralina in : Œuvres I, Paris, Phébus, 2006

 

Comme Boris Souvarine, l’anarchiste Serge Victor a vécu les prémices et la révolution de l’intérieur et en a très tôt dénoncé les dérives totalitaires– ce qui les a mis violemment au ban de la société des lettres. Pris d’un enthousiasme fervent pour la Russie bolchévique, Istrati est invité par Moscou pour le dixième anniversaire de la révolution. Frustré par cet accueil qui sonne faux, il y retourne et va sillonner la Russie de long en large avec son compagnon Nikos Kazantzakis. Il en reviendra désillusionné et se lancera dans la rédaction de Vers l’autre flamme.

 

Istrati repartit pour la France tout à fait navré par ces expériences. Je me retourne avec émotion vers sa mémoire. Il était jeune encore, d’une maigreur de montagnard balkanique, plutôt laid avec un grand nez tranchant, mais tellement vivant malgré sa tuberculose, tellement enthousiaste de vivre ! Pêcheur d’éponges, marin, contrebandier, vagabond, aide-maçon, il avait couru tous les ports de la Méditerranée avant de se mettre à écrire – et de se couper la gorge pour en finir. Romain Rolland le sauva, la célébrité  littéraire lui vint tout à coup et le bel argent des droits d’auteur, pour ses histoires de Haïdouks. Il écrivait sans avoir la moindre idée de la grammaire et du style, mais en poète-né, épris de toute son âme de plusieurs choses simples : l’aventure, l’amitié, la révolte, la chair et le sang. Incapable d’un raisonnement théorique et par conséquent de donner dans le piège d’un sophisme bien fait. On lui disait devant moi : « Panaït, on ne fait une omelette sans casser les œufs. Notre révolution etc… » Il s’exclamait : « Bon, je vois les œufs cassés. Où est votre omelette ? » Nous sortions de la colonie pénitentiaire modèle de Bolchevo où de grands criminels travaillaient en liberté, se surveillant eux-mêmes. Istrati dit seulement : « Dommage que pour avoir ce bien-être et cette belle organisation du travail, il faille avoir assassiné au moins trois personnes ! » A des rédacteurs de revues qui lui payaient cent roubles un article, il demandait brusquement : « Est-ce vrai qu’un facteur des postes gagne chez vous cinquante roubles par mois ? » Et il ajoutait : « Je ne suis pas théoricien, mais j’entends le socialisme tout autrement. » Il éclatait à tout propos en indignations véhémentes. Il fallait ce réfractaire de naissance pour résister à toutes tentatives de corruption et quitter l’URSS en disant : « J’écrirai un livre enthousiaste et douloureux où je dirai toute la vérité. » La presse communiste l’accusa aussitôt d’être un agent de la Siguranza roumaine… Il est mort pauvre, délaissé et complètement désorienté, en Roumanie. C’est en partie grâce à lui que je survis.

Victor Serge, Mémoire d’un révolutionnaire, Paris, Bouquins, 2001

 

La nouvelle Bakar lue par le comédien Giani Esposito dans le cadre de l’émission « Bonnes nouvelles, grands comédiens » produite entre 1970 et 1982 par France Culture.