Kalyazin

 

Le clocher de Kaliazine


Qui voudrait d’un coup d’œil auner notre Russie – celle qu’on n’est pas parvenu à noyer entièrement – ne doit pas manquer d’aller voir le clocher de Kaliazine.
Il se dressait auprès de la collégiale d’une riche ville marchande, non loin de l’hostellerie, et les rues que bordaient les maisons à deux étages des marchands descendaient vers sa place. Nul devin n’aurait pu prédire que cette ancienne ville, si cruellement mise à mal par les Tatars et par les Polonais, allait, au huitième siècle de son existence, par la volonté ignare des despotes au pouvoir, se trouver aux deux tiers submergée par les eaux de la Volga : une seconde écluse aurait pu tout sauver, mais, pour cela, les bolcheviks se sont montrés bien trop pingres. (Et puis ! Mologa n’est-elle pas toute entière sous les eaux ?) Aujourd’hui, campe-toi sur la rive opposée, même ton imagination ne saura faire resurgir de l’abîme ce Kitej imposé, cette Atlantide enfoncée à vingt-cinq mètres de profondeur.
Mais, si la ville est noyée, le haut clocher, lui, est resté. La collégiale a été dynamité ou bien ses briques dispersées au nom de notre avenir, mais le temps a manqué – on se demande pourquoi – d’abattre le clocher, laissé même intact, comme par un talisman protégé. Et le voilà qui s’élève au-dessus des eaux, avec sa construction si robuste, avec ses six étages qui s’étrécissent vers le haut (un étage et demi submergé) – ces dernières années on y a versé du gravier pour renforcer la base ; il se dresse, nullement penché ni de travers, avec ses cinq baies ajourées et, à son sommet, le petit bulbe et sa flèche – droit dans le ciel ! Et sur la flèche, sauve – par quel miracle ? la croix. Les gros bateaux de transport qui sillonnent la Volga ne peuvent rivaliser en hauteur avec le clocher ; de loin on voit le ressac battre les murs blancs ; voilà cinquante ans que les passagers soviétiques contemplent depuis le pont ce spectacle.
On erre dans les tristes ruelles épargnées, mais comme lardées de blessures ; ici et là des maisons de guingois, celles qu’on s’était empressé de vider de leurs habitants. Sur la rive artificielle les paysannes de Kaliazino, gardant leur ancien attachement pour la douceur et la pureté originelles des eaux de la Volga, rincent diligemment leur linge. À demi-morte, brisée, la ville survit avec son maigre reste d’édifices superbes. Dans ce désert les gens hébétés et livrés à eux-mêmes n’ont d’autre choix que vivre. Et vivre là.
Et pour eux comme pour tous ceux qui ont vu, ne serait-ce qu’une fois, cette merveille : le clocher est toujours debout. Tel notre espoir. Telle notre prière : non, le Seigneur ne permettra pas que l’on noie la Russie entière sous les eaux.

Alexandre Soljénitsyne, Études et miniatures, traduit du russe par Lucile Nivat et Nikita Struve, Paris, Fayard, 2004.