Thierry de Cordier, Mer montée, 2011

 

Un peu de houle et d’océans agités pour cette période estivale. La récente lecture du Bateau-usine de Kobayashi Takiji, témoignage des années vingt sur les conditions de vie des pêcheurs de crabes au large du Kamtchatka nous donne l’occasion de revenir sur quatre autres grands textes autour de cette thématique marine : Ultramarine de Malcolm Lowry, Le Quart de Nikos Kavvadias, Les tribulations de Maqroll le Gabier d’Alvaro Mutis et enfin Le Bateau-fantôme de Traven. 

Publié en 1929 par Kobayashi Takiji, le bateau-usine est un brûlot contre le capitalisme sauvage. Il y décrit les conditions de vie effroyable des marins japonais sur des bateaux-usines. À la fin des années deux mille, ce livre a connu un immense succès lors de sa réédition auprès de la jeunesse japonaise qui se reconnaissait dans les souffrances endurées par ces marins. Considéré comme de la littérature prolétarienne (le « héros », ce sont les marins), le bateau-usine s’inspire de faits réels sur lesquels Takiji s’est soigneusement documenté. Écrivain très engagé, ses articles anti-impériaux le mèneront en prison à deux reprises. En 1933, il tombe dans un guet-apens de la police politique et mourra sous la torture à l’âge de 29 ans.

 

Beaucoup étaient des « paysans pêcheurs » qui venaient des départements du nord de l’île de Honshû : Akita, Aomori, Iwate. L’un d’eux, assis en tailleur les cuisses largement ouvertes et les deux bras plantés de biais au milieu de l’entrejambe, ne semblait pas s’intéresser aux autres. Un autre, les bras entourant les genoux, adossé à un pilier, buvait du saké à flot. Un autre tendait l’oreille vers un petit groupe en train de discuter. – C’étaient des hommes qui autrefois avaient travaillé dans les champs avant le lever du jour, mais comme leur labeur ne suffisait pas à nourrir tout le monde, ils avaient été forcés de s’en aller. Au pays, seul restait le fils aîné – et même comme ça, il n’avait pas de quoi manger ; on envoyait les filles à l’usine, le deuxième et le troisième fils travailler un peu n’importe où. Comme quand on met des fèves à griller dans une casserole : ceux qui étaient de trop étaient projetés dans tous les sens, bien obligés de quitter leur terre pour échouer en ville. Ces gars-là avaient tous nourri l’espoir de se constituer « un petit pécule » pour pouvoir retourner au pays. Mais après avoir un peu travaillé à la ville, ils s’embarquaient pour l’île de Hokkaidô, et là, dès l’instant où ils posaient le pied à terre, ces jeunes moineaux étaient pris à la glu : ils dilapidaient à Hakodate ou à Otaru le peu qu’ils avaient. Puis quand ils étaient congédiés ils se retrouvaient nus comme des vers, tout aussi démunis qu’au premier jour de leur vie. Sans un sou, plus question de rentrer chez eux… Pour pouvoir malgré tout survivre à la période fériée de la nouvelle année, dans cette île enneigée de Hokkaidô ou ils étaient sans famille, ils étaient bien obligés de « se vendre » pour de la roupie de sansonnet. Quels mauvais élèves ! Ils ne retiendraient donc jamais la leçon ? Après avoir tant de fois répété les mêmes erreurs, les voici l’année suivante qui refusaient toujours les mêmes choses, avec la conscience (vraiment ?) tranquille.

Kobayashi Takiji, Le bateau-usine, Paris, Allia, 2015

 

Faut-il lire Ultramarine avant ou après Au-dessous du Volcan telle est la question. Indéniables sont les similitudes entre ces deux romans. En effet, Malcolm Lowry avait ce désir de faire une œuvre globale en inoculant les mêmes références dans tous ses livres. En 1957, la mort l’arrête dans ce projet. Lowry, gosse de riche, s‘engage comme mousse à dix-huit ans : pour s’éprouver, vivre des expériences qui lui permettront d’avoir de la matière future à l’écriture. Ultramarine s’inspire directement d’écrits tels que ceux de Conrad, Melville, Traven, Conrad Aiken, son ami ou encore Nordahl Grieg – son héros de jeunesse.  

 

- Nom ?- Dana Hilliot, matelot sans spécialité.- Lieu de naissance ?- Oslo.- Âge ?- Dix-neuf ans.- Domicile ?- Sea Road. Port Sunlight.- Une avance ?- Oui.- Au suivant, s’il vous plaît. Nom ?- Andersen Marthon Bredhal, coq.- Lieu de naissance ?- Tvedestrand.- Âge ?- Trente-neuf.- Domicile ?- Great Homer street, Liverpool.- Une avance ?- Oui.- Au suivant, s’il vous plaît. Nom ?- Norman Leif, aide de cuisine.- Lieu de naissance ?- Tvedestrand.- Âge ?- Vingt-neuf ans.- Domicile ?- Great Homer Street, Liverpool.- Une avance ?- Oui.- Au suivant, s’il vous plaît…

Malcolm Lowry, Ultramarine, Paris, Denoël, 2005

 

« Le souvenir n’a de valeur que quand on sait que l’on repartira pour un nouveau voyage. Le pire des reniements, le plus grand désespoir est de jeter l’ancre dans son pays et de vivre de souvenirs » telle est la phrase qui pourrait résumer la morale de ce roman. Paru en 1954, le Quart est un livre d’une incroyable poésie. Chaque soir au moment de changer de quart, les marins se racontent leurs misérables existences faites de virées dans les ports, de contrebandes, de prostituées et de bagarres avec la vie. Incontestable chef-d’œuvre du poète Nikos Kavvadias. Celui-ci s’est inspiré directement de son expérience de marin radiotélégraphiste – profession qu’il exerça de 1944 à 1974. Il meurt en 1975 à Athènes.

 

Où as-tu pu oublier, sur quelle table de nuit, le talisman que ta mère t’avait épinglé à la flanelle où tu es  parti pour la première fois ?… Il existe des arbres. Des jardins. Des montagnes. Des eaux douces qui s’écoulent, des cheveux de Vénus, des lits qui ne remuent pas, des femmes qui ne se fardent pas, des hommes qui ne jurent pas. Des chambres peintes en blanc à la campagne, sans rivets ni poutres métalliques au plafond. T’éloigner pour un peu de temps de ces objets que tu as pris l’habitude de tâter la nuit avant de t’endormir, de toucher, de flairer, de voir remuer jusqu’au moment où tu fermes les yeux. « Beatrice d’Este »… Je pense à ta première nuit, quand tu t’es trouvée seule avec cet homme bardé de fer qui revenait de la bataille, qui puait le cheval, le vin et la guerre. Comment les filles qui se marient peuvent-elles dormir pour la première fois avec un homme qu’elles ne connaissent pas, dont elles n’ont jamais respiré l’haleine ? Comment ma mère a-t-elle pu ? C’est une chose qui me remue les tripes de dégoût. Beatrice. J’ôterai d’auprès de toi le portrait du jeune Florentin, car il te fait souffrir. Je le lis dans tes yeux. Ses mains. Tout a été fait dans ce portrait pour montrer ses mains. L’une qui pend, avec un doigt gauchi, et l’autre que l’on voit s’appuyer en partie – quatre doigts seulement – sur la manche. « Andrea Foscari, mignon du Cardinal de Raguse ». Quand je suis revenu à moi, nous nous trouvions au large de Planier. Le commandant m’a abreuvé des pires injures pour mon retard. Je n’ai jamais fait pire traversée. Nous avons touché Alger, Ténès, Mostaganem, Oran, Tanger, Rabat, Casablanca. Nulle part, je ne suis descendu à terre. À chaque escale je faisais mes achats aux colporteurs qui montaient à bord. Quand nous arrivions dans un port, je m’attendais à ce que la police m’arrête. Pourquoi avoir peur ? Savais-je la vérité ? À Tanger j’ai décidé de me tailler ; je me suis ravisé au dernier moment. Un jour de printemps à midi nous avons vu Notre-Dame de la Garde déchirer de sa couronne le brouillard.Je monterai pieds nus par la face arrière de la colline pour te faire mes dévotions. Mais sauve-moi de l’injustice… Libre pratique. Cinq heures ont sonné et l’un après l’autre tous les marins de l’équipage ont mis leurs habits de sortie et sont descendus à terre. Je restais assis devant la cuisine et réfléchissais. Personne n’est venu me demander. Allaient-ils m’arrêter aux grilles ? Sortir, rester ? Le cuisinier, un algérien, ivrogne et fumeur de haschich, qui allait tous les jours trouver le steward avec une bouteille vide pour lui demander du vin pour la daube – jamais nous mangions pareil plat à bord du cafard – est sorti sur le pas de la porte, a épongé avec son tablier sale son visage grêlé de petite vérole et m’a dit :
- Grec, j’aime pas ta tête. Pour pas descendre à terre, t’as dû faire un mauvais coup.

Nikos Kavvadias, Le Quart, Paris, Denoël, 2006

 

« Suis les navires. Suis les routes que sillonnent les embarcations vieilles et tristes. Ne t’arrête pas. Évite jusqu’au plus humble des mouillages. Remonte les fleuves. Descends-les. Confonds-toi avec les pluies qui inondent les savanes. Refuse tout rivage. » Récemment décédé en 2013, le colombien Alvaro Mutis est surtout connu pour sa remarquable série narrant les aventures de par le monde de Maqroll, un marin interlope et philosophe – très proche de Corto Maltese – qui fut en quelque sorte son alter ego (en pensée). Ses poésies restées plus confidentielles ont été réunies en traduction française sous les titres Les élements du désastre et Et comme disait Maqroll el Gaviero.

 

Prière de Maqroll el Gaviero

 

« Tu as marché par les rues de chair. » René Crevel, Babylone

 

La prière de Maqroll el Gaviero – Maqroll le Gabier – que nous donnons ici est incomplète. Nous en avons seulement rassemblé quelques fragments parmi les plus marquants, dont nous recommandons l’usage à nos amis, comme antidote efficace à l’incrédulité et au bonheur injustifié.

Voici ce que disait Maqroll le Gabier :

Seigneur, poursuis les adorateurs du serpent mou ! Fais que tous voient mon corps comme une source inépuisable de ton infamie ! Seigneur, assèche les gouffres qui sont au milieu de la mer où les poissons copulent sans parvenir à se reproduire. Lave les cours des casernes et veille sur les noirs péchés de la sentinelle. Engendre, Seigneur, chez les chevaux, la colère de tes paroles et la douleur de vieilles femmes impitoyables. Désarticule les pantins. Eclaire la chambre où dort le clown, ô Seigneur ! Pourquoi imprimes-tu ce sourire impudique sur le sphinx de chiffon qui prêche dans les salles d’attente ? Pourquoi as-tu enlevé aux aveugles le bâton avec lequel ils grattaient l’épais velours de désir qui les assiège et les assaille dans les ténèbres ? Pourquoi empêches-tu la forêt d’entrer dans les parcs et de dévorer les allées de sable que traversent les amants incestueux attardés, par les soirs de fête ?Avec ta barbe d’Assyrien et tes mains calleuses, préside, ô Très-Fécond, à la bénédiction des piscines publiques avant que ne s’y baignent les adolescents sans péché. O Seigneur ! accueille les prières de ton guetteur qui t’implore et accorde-lui la grâce de mourir dans l’ordure des villes, étendu sur les marches d’une maison infâme dans la lumière de toutes les étoiles du firmament. Souviens-toi, Seigneur, que ton serviteur a observé patiemment toutes les lois du troupeau. N’oublie pas son visage. Amen. 

Alvaro Mutis, Les Elements du désastre, Paris, Grasset, 1993

 

Probablement l’écrivain le plus secret du XXème siècle, B. Traven est né en 1882 à Chicago ou à San Francisco. Il a participé comme activiste à la République des Conseils de Bavière (1918-1919) sous le pseudonyme de Ret Marut. Emprisonné, il parvient à s’enfuir jusqu’au Mexique où il écrira des romans à succès très anarchistes et sociaux dont le célèbre Trésor de la Sierra Madre que John Hudson mettra en pellicule en 1948. La Bateau-fantôme s’inspire de cette période d’errance en Europe avant son départ définitif pour le Mexique. Il meurt à Mexico en 1969.

 

Bref, très tôt le lendemain matin, je courus au port. Mais plus de Tuscaloosa. L’emplacement était vide. Le bateau était retourné sans moi au pays, au soleil de La Nouvelle-Orléans. J’ai vu des enfants qui s’étaient perdus et ne retrouvaient plus leur mère ; j’ai vu des gens dont la modeste maison avait brûlé ou avait été emportée par les eaux ; et j’ai vu des animaux dont on avait abattu ou emmené le compagnon. Tout cela était bien triste. Mais rien n’est plus triste qu’un marin abandonné par son bateau en pays étranger. Un marin resté à terre. Un marin laissé en carafe. Ce n’est pas de se trouver à l’étranger qui l’abat et le fait chialer comme un môme. Non, il a l’habitude de se trouver en terre étrangère. Souvent il y est resté de son plein gré, après avoir quitté son service pour une raison ou une autre. Il n’éprouve alors ni tristesse ni désespoir. Mais, quand le bateau, qui est sa patrie, s’en va sans l’emmener, il se sent non seulement apatride, mais affreusement inutile. Le bateau ne l’a pas attendu, il peut se débrouiller sans lui, il n’a pas besoin de lui. Un vieux clou qui tombe peut se révéler fatal ; le marin qui hier encore se croyait indispensable au bon fonctionnement de la vie à bord a de nos jours moins de valeur que ce vieux clou. On ne peut pas se passer du clou, mais on se passe très bien du marin resté en carafe, la compagnie fait même l’économie de sa paye. Un marin sans bateau, un marin qui ne fait plus partie d’un équipage, ce n’est plus que de la merde. Il n’a plus de place dans la société, personne ne veut plus avoir affaire à lui. S’il se jette à l’eau et se noie comme un chat, personne ne le regrettera, personne ne le recherchera. « Un inconnu, un marin selon toute évidence », c’est tout ce qu’on dira de lui. Me voilà dans de beaux draps ! pensai-je. Mais je flanquai aussitôt une bonne peigne à cette vague de découragement, et elle détala. Il suffit de voir le bon côté des choses pour que le mauvais côté se taille tout de suite. Que ce vieux rafiot aille se faire foutre, il y a des tas d’autres bateaux de par le monde, et les océans sont immenses. Un autre se présentera tôt ou tard, et il sera encore mieux. Combien de bateaux y a-t-il de par le monde ? Au moins un demi-million. Il s’en trouvera bien un pour avoir besoin d’un matelot. D’ailleurs Anvers est un grand port par lequel passent tous un jour ou l’autre. Il suffit d’être patient. Je ne peux tout de même pas espérer en voir un déjà là, avec un capitaine angoissé qui me dirait : «  Monsieur le matelot, montez vite à bord, j’ai besoin de vous, n’allez surtout pas chez le voisin, je vous en supplie ! »

B. Traven, Le vaisseau des morts, Paris, La Découverte, 2010