« Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. »
 Le Grand Jeu  n°1 (1928) 

Josef Sima, Portrait de Roger Gilbert-Lecomte 4Josef Sima, Portrait de Roger Gilbert-Lecomte

 

Des profondeurs de la nuit nous fait signe la figure d’un poète assez méconnu – hors de l’histoire des cataclysmes [1] – mais dont l’esprit n’a cessé de brûler sur le chandelier, éclairant tous ceux de la maison. Son œuvre a fait ses derniers temps l’objet de plusieurs rééditions [2], nous rappelant l’urgence qu’il y avait à la redécouvrir.


Quand au début des années 20, quatre lycéens hors du commun se rencontrent à Reims pour former ce qui deviendra très vite « le Simplisme », le Surréalisme n’existe encore qu’en puissance dans le ventre de Dada. René Daumal, l’un des quatre « phrères » simplistes, revient dans sa correspondance sur les débuts du groupe :

Lorsque j’arrivai à Reims, il y a 4 ans, il y avait dans la classe de Seconde où j’entrai trois élèves extraordinaires, trois poissons monstrueux effrayant les oiseaux d’une volière, par une matinée sans ciel, trois dont on riait par peur d’avoir peur d’eux – l’un fut pour moi la cravate à l’œil de cuivre glissant sur la pente d’un toit vers l’eau dormante que j’étais : Vailland, sympathique dès l’abord. Les autres (Lecomte et Meyrat, s’appellent-ils) m’effrayaient. J’étais la dent qui n’est pas encore poussée, le futur coup de révolver dans les toits vitrés ; un garçon travailleur, triste, sage – mais se livrant dans la solitude à d’infernales débauches de rêveries – Je commençais à sentir l’angoisse me courir en corde tordue sur mon ventre, sur mes côtes, autour de ma gorge ; le vent des gouffres m’apporta la révélation d’une nouvelle naissance prochaine ; et dès lors me nommant Nathaniel je reconnu mon père en celui que les hommes appellent Lecomte ; mes frères les deux autres – Peu de ressemblances de corps et de caractère : mais mille affinités mystiques nous lièrent rapidement (des songes d’enfance, un mot soudain faisant bôômber la résonnance de quatre âmes, de longs silences tous quatre ensemble où l’Être régénéré par notre union nous prenait à témoins de son bonheur).

René Daumal à Maurice Henry, 12 août 1926, in : René Daumal, Correspondance I, Paris, Gallimard, 1992 (Les cahiers de la NRF)


Des quatre, Roger Gilbert-Lecomte semble bien être la tête pensante (et brûlée). C’est autour de lui et de ses idées qu’on se rassemble. Sa présence illumine le groupe et l’autorité avec laquelle il parle le dresse en véritable prophète de l’idéal simpliste dont la meilleure expression devait être donnée par Gilbert-Lecomte dans une œuvre qui ne verra jamais le jour (lui conférant l’auréole d’une perfection toute « simpliste ») : ce fameux « Grand Œuvre qui hurle et gueule en [lui] » mais qui reste « en carafe » jusqu’à la fin. De cette œuvre ne subsistent que quelques plans et la description qu’en font par endroits ses amis :

Dans un ouvrage encore inédit, Retour à tout, Gilbert-Lecomte envisage l’histoire d’un homme qui se dépouillerait peu à peu de son vernis intellectuel, de son éducation de civilisé, de sa pensée occidentale pour retourner à l’état du barbare. Il cesserait bientôt de comprendre la parole de ses semblables, de pouvoir lire, de saisir le sens des images de cinéma, qui ne seraient plus pour lui que des taches noires sur du blanc. De plus en plus indifférencié, il finirait par n’être plus lui-même qu’une petite masse de gélatine. Ce serait le triomphe : « Un homme peut, écrit Gilbert-Lecomte, selon une certaine méthode dite mystique, atteindre à la perception immédiate d’un autre univers, incommensurable à ses sens et irréductible à son entendement. La connaissance de cet univers appartient en commun à tous ceux qui, à une période de leur vie, ont voulu désespérément dépasser les possibilités inhérentes à leur espèce et ont esquissé le départ mortel… » Enfantillage ! dira-t-on. Mais ces poètes considèrent l’enfant comme supérieur à l’homme parce qu’il est précisément plus près du rêve, du « prélogique », du merveilleux.

Léon Pierre-Quint, Y a-t-il rupture entre la poésie contemporaine et notre temps ? (article paru dans les Cahiers du Sud, n°266, juin-juillet 1944, et cité dans leur Correspondance, Paris, Ypsilon, 2011)

 

À la fin des années 20, les Simplistes (sauf Meyrat) sont à Paris et fondent avec d’autres personnalités (le poète vagabond Pierre Minet « phère Phluet », le philosophe et poète André Rolland de Renéville et le peintre Josef Sima) la mythique revue du Grand Jeu, dont trois numéros paraissent entre 1928 et 1930 [3]. Fondamentalement proches du Surréalisme, les membres du Grand Jeu, Lecomte et Daumal en tête, s’en éloignent à mesure qu’ils y soupçonnent une révolution qui ne serait que littéraire, qui s’en tiendrait au dire. Car il faut pour eux que chaque mot, chaque idée, aient été éprouvés au creuset de l’expérience avant d’être énoncés, et tendre ainsi par tous les risques à la réalisation des notions qu’autrement c’est en vain qu’on pérore dans quelque phantasme poétique. Cette marque du vécu confère à la plupart des textes du Grand Jeu une rare autorité : l’autorité de celui qui a vu.

Pour écrire les poèmes de Rimbaud ou de Nerval, pour peindre les tableaux de Chirico, de Masson, ou de Sima, il faut avoir vécu la grande aventure, donné le coup de couteau dans les décors en toc du sensible, savoir que les formes se métamorphosent, que le monde s’évapore dans le sommeil, que l’hallucination ne se différencie pas de la perception, et qu’on ne peut opposer un état de santé qui serait la norme à d’autres états dits pathologiques. Il faut croire aussi que nous pouvons avoir du réel une autre expérience que celle que nous donnent nos sens. Il faut chercher à voir comme un aveugle, à entendre comme un sourd, à flairer comme une gueule-cassée, à goûter comme un muet, à palper comme un cul-de-jatte. (…) Je ne reconnaîtrai jamais le droit d’écrire ou de peindre qu’à des voyants. C’est-à-dire à des hommes parfaitement et consciemment désespérés qui ont reçu le mot d’ordre « Révélation-Révolution », des hommes qui n’acceptent pas, dressés contre tout, et qui, lorsqu’ils cherchent l’issue, savent pertinemment qu’ils ne la trouveront pas dans les limites de l’humain. Ceux-là reconnaîtront toujours qu’ils sont des nôtres. Et soudain la main de l’Esprit tracera pour eux sur leur toile ou leur papier le signe qui force les mondes, le talisman, le témoin. C’est aux êtres fixés sur cette unique recherche que je crois. Et leurs œuvres ne sont que des repères sur le sentier qui brûle. Ce sont les guides : à ce qu’ils voient, je sais où ils en sont.

Roger Gilbert-Lecomte, Ce que devrait être la peinture, ce que sera Sima, in : Œuvres complètes I, Proses, Paris, Gallimard, 1974


Arthur Rimbaud restera toujours le guide par excellence de Gilbert-Lecomte sur le sentier qui brûle. Ayant jusqu’à l’extrême fait sien le précepte rimbaldien du « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens », il relit la trajectoire du poète de Charleville à partir de sa propre aventure qui lui fit dépasser les limites de l’humain. Les textes enflammés que Gilbert-Lecomte consacre à Rimbaud comptent sans doute parmi ses plus belles proses, comme ce tonnerre de préface à la correspondance inédite d’Arthur Rimbaud (Paris, Éd. des cahiers libres, 1929) – qui pourrait tout aussi bien servir de préface à sa propre correspondance :

Le mot « lettres », par une banale association d’idées, m’impose immédiatement le nom de Madame la Marquise de Sévigné. Toute la valeur des bouts de papiers griffonnées en hâte par Rimbaud éclate dans leur caractère d’absolue nécessité. La marquise narre pour le plaisir de narrer, fait de l’art pour l’art avant la lettre. Rimbaud n’écrit que pour réclamer des services dont il a absolument besoin. Ou bien, l’esprit plein à éclater d’inspiration, le cœur d’indignation, laissent jaillir quelques mots fulgurants. Le moins possible et le plus vite et le plus simplement. Avec, comme dans son œuvre, le seul désir terrible et irréalisable de communiquer directement sa pensée toute vive par delà les mots.
« Cette langue sera de l’âme pour l’âme »
Une porte. Une porte sans serrure apparente, mais terriblement et à jamais fermée, – condamnée, sourde-muette, matelassée, capitonnée, blindée. Devant la porte des hommes attendent, sans même frapper, sans même chercher à ouvrir. L’inutilité de tout geste est évidente. Derrière la porte, dans la chambre, il y a aussi un homme, mais un seul. Il y a aussi un drame que vit cet unique acteur. Et tous ceux du dehors savent obscurément ce qui se passe dans la chambre : le plus vieux drame du monde, et le seul, unique comme l’éternité. Un mystère silencieux et plein de sang. Un crime immense, un crime rituel, magique, d’où dépend le sort d’un univers. Un crime auprès duquel toutes les atrocités commises depuis que l’homme existe ne sont que de pauvres actions sans intérêt. Et autour de cet Acte, le silence de l’air liquide, de l’espace solidifié, du gel, de l’absence d’oreilles. La porte est fermée par la peur, la peur de cela plus grande que la peur de mourir. Le crime est long, interminable.
Et plusieurs fois, sous la porte, du dedans au dehors, l’homme seul a fait glisser un billet. Ceux qui l’ont lu ont compris qu’il s’agissait de faire passer au reclus de la nourriture pour qu’il pût durer jusqu’à la fin.
Il y avait aussi d’étranges allusions au crime qui se commettait. Mais personne n’a compris.
Ces billets sont publiés ici.

Roger Gilbert-Lecomte, Introduction à la correspondance inédite d’Arthur Rimbaud, in : Œuvres complètes I, Proses, Paris, Gallimard, 1974

 *

Roger Gilbert-Lecomte meurt seul dans un hôpital parisien le 31 décembre 1943 d’une crise de tétanos [4]. Ses amis avaient depuis longtemps renoncé à le sauver du désastre dans lequel l’avait plongé la drogue. Elle fit de sa vie une « promenade perpétuelle en pleine zone interdite ». Elle fut son Harar, le Grand Jeu qu’il joua seul – en s’y perdant. Il avait tenté le pari de planter sa tente dans le gouffre : elle se brisa quand le gouffre se referma, avalant tout entier le Grand Œuvre de sa vie. Pour lui, comme pour Rimbaud, nous regretterions leur défaite si le Grand Jeu n’était encore à « qui perd gagne ».

Il est vain de spéculer sur la défaite de Gilbert-Lecomte, et sur ce que l’œuvre aurait pu devenir si son auteur ne s’était pas, avec elle, « suicidé » de la sorte. Son refus de tout et de la vie même est sa seule affirmation, le seul cri qu’il ait à pousser – et si cela ne convient pas comme œuvre, on peut toujours aller lire un roman.

Cédric Demangeot, Roger Gilbert-Lecomte, Paris, J.-M. Place, 2001


Sur son lit de mort, à la patronne d’un bistrot du XIVe arrondissement de Paris qui s’était prise d’une tendre affection pour le poète et qui le couvrit de ses bons soins les dernières années de sa vie, il aurait dit : « Vous savez, madame Firmat, je vais mourir ! Demain, vous reviendrez… Vous apporterez une feuille de papier timbré, je vais vous faire un testament ! – Mais votre père, qu’est-ce qu’il dira ? – Je m’en fiche ! Je serai mort ! – Mais puisqu’il vous l’a demandé, ce testament, et que vous l’avez fait ?… – C’est le dernier qui compte ! » [5].

 

TESTAMENT

Je viens de loin de beaucoup plus loin
Qu’on ne pourrait croire
Et les confins de nuit des déserts de la faim
Savent seuls mon histoire
Avec ses ongles avec ses dents celle qui est partout
M’a fait mal
Et surtout surtout son affreux regard de boue
M’a fait mal
Si maintenant je dors ancré
Au port de la misère
C’est que je n’ai jamais su dire assez
À la misère
Je suis tombé en bas du monde
Et sans flambeau
Sombré à fond d’oubli plein de pitiés immondes
Pour moi seul beau

Roger Gilbert-Lecomte, La vie l’amour la mort le vide et le vent : et autres textes, Paris, Gallimard, 2015 (Poésie)

 *

[1] Comme l’avait justement prédit René Daumal dans sa lettre ouverte à André Breton : « Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes. » Le Grand Jeu, n° 3 (1930)

[2] Deux publications cette année : un nouveau volume de sa correspondance aux éditions Ypsilon (après celui consacré en 2011 à la correspondance avec Léon Pierre-Quint) qui regroupe l’ensemble des lettres échangées avec René Daumal, de leur rencontre au lycée de Reims jusqu’à leur « rupture » en 1933 ; une édition de ses œuvres poétiques (suivies de quelques proses) dans la collection Poésie de Gallimard.

[3] Consultable en bibliothèque, avec les épreuves du quatrième numéro (jamais publié) : Le Grand Jeu : collection complète, Paris, J.-M. Place, 1977.

[4] Il avait écrit en 1924 un poème intitulé Tétanos mystique, Fata Morgana, 1972 (repris dans Œuvres complètes II, Paris, Gallimard, 1977), comme s’il avait prévu les circonstances particulières de sa mort.

[5] Les derniers jours de Roger Gilbert-Lecomte par Madame Firmat, propos recueilli par Pierre Minet en 1954, in : Monsieur Morphée, empoisonneur public, Paris, Allia, 2012

 

À écouter : l’émission de radio réalisée pour les vingt ans de la mort de Roger Gilbert-Lecomte, avec les témoignages bien émouvants de ceux qui l’ont connu, Pierre Minet, Jean Paulhan, Roger Caillois, Josef Sima, Arthur Adamov, etc.