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Hassan Massoudy, Le chemin d’un calligraphe, Paris, Phébus, 1991

Tant de poètes arabes restent méconnus en Occident faute de traducteurs et d’éditeurs pour diffuser leurs œuvres. Saluons donc la parution récente de quelques ouvrages qui viennent combler ce manque, car l’on entend souvent parler du monde arabe de nos jours – mais peu de ce qui a fait et continue de faire sa grandeur et sa plus essentielle richesse. La place qu’y occupe la poésie depuis l’âge classique est telle pourtant que l’omettre reviendrait à vider l’arbre de sa sève. Il est difficile pour nous d’imaginer qu’une nation puisse encore trouver sa subsistance dans les paroles du poète et que certains vers puissent encore soulever les foules, brûlant sur les lèvres de toutes les générations. Dans un très beau texte devenu récemment (bien que partiellement) accessible en français [1], le poète syrien Nizar Qabbani (1923-1998) écrit :

        J’appartiens à une nation qui respire la poésie, qui s’en revêt et s’en pare la chevelure. Chez nous, tous les nouveau-nés trouvent dans leur lait de la crème de poésie ; tous les garçons écrivent leur première lettre d’amour en vers ; tous les morts reposent sous une plaque de marbre gravée d’une rime.        Que l’être humain soit poète dans le monde arabe ne tient pas du miracle ; le miracle serait qu’il ne le fût pas…        Nous sommes assiégés par la poésie, pris de force par elle, tout comme la terre d’Égypte est grosse de son coton, que celle de Syrie produit le blé et celle d’Iraq les dattes.        Nous sommes voués à la poésie, comme la Hollande l’est à la mer, comme les cimes de l’Himalaya le sont aux neiges.

Nizâr Qabbânî, Ma vie avec la poésie ; suivi de Notes dans le cahier de la défaite, traduit de l’arabe par Claude Krul, Thonon-les-Bains, Alidades, 2015
قصتي مع الشعر

Pour rester proche du peuple et alimenter sa vocation, la poésie arabe moderne dut accomplir une véritable révolution. Elle consista d’abord à se munir d’une langue « tierce » qui est un pont entre l’arabe classique des linguistes (monument grandiose mais figé dans les grammaires comme dans des musées d’histoire naturelle) et l’arabe parlé dans les foyers et les cafés (vif, conquérant, mais par-là changeant, inconstant). Il fallait également créer une nouvelle forme poétique pour cette nouvelle langue, une forme susceptible de libérer la parole du carcan où elle se fanait et qui dans sa souplesse pût accueillir l’énorme montée de sève qui dans les profondeurs grondait. Ce fut l’avènement du vers libre et du poème en prose, à l’avant-garde desquels se place le poète libanais Unsi al-Hajj (1937-2014) qui nous revient cette année dans un nouveau volume de poèmes traduits [2] :

Dans le givre le manteau est un mot

Écris ta visite sur les saisons. Écris sur le pain et le vin ton baiser. Écris sur la surprise.
Écris.
Écris sur le feu et le laurier, ton désir, ton spectre, tes rêves.
Tu retourneras demain à ton maître.
À la joie de ton maître ?
À ton maître.
À la colère de ton maître ?
À ton maître !
À la merci de ton maître ?
À ton maître !…
Écris.
Écris ton illusion, ton passage, sur les références et les fenêtres.
Tu n’es pas le printemps qui vient chaque printemps. Entre et écris. Écris les vocables de la mer et de la terre. Écris l’enthousiasme et la fatigue, la perdrix et la pierre. La douceur et la force. Écris l’acteur et le martyr. Le lit et la conscience. Livre-toi à ta main, laisse ta main se répandre sur les sources.
Tu meurs, ô homme.
Écris !
Écris !
Écris !
Ton mécontentement sur la neige, ta colère sur le cuivre, ton affection sur le soleil. Écris ton amour dans tous les yeux.
Que l’allumette soit un mot dans l’ombre, le manteau un mot dans le givre, la brise un mot dans la chaleur, et un mot l’éloignement et la rencontre, la bouche et le fleuve.
Que les hommes après toi dorment avec le mot.
Que les femmes après toi dorment avec le mot.
Et que le mot soit toi
Après toi.

Ounsi el Hage, La messagère aux cheveux longs jusqu’aux sources et autres poèmes, traduit de l’arabe par Abdul Kader El Janabi et Marie-Thérèse Huerta, Arles, Actes Sud, 2015 (Sindbad)
المعطف في الصقيع كلمة

« C’est parce que Garcia Lorca a été exécuté sous un olivier alors qu’il chantait la liberté en Espagne que sa poésie est gravée sur les troncs de tous les oliviers du monde » (Nizar Qabbani). La poésie arabe moderne est à nouveau de son temps. Elle parle à son siècle dans sa langue, sans contrevenir à l’Histoire ni demeurer prisonnière de ses geôles. Son arbre continue de fleurir et les fruits qu’il porte de nourrir ceux qui tendent leurs mains vers lui. On goûtera par exemple cet automne aux proses de Paul Chaoul, poète libanais né en 1942 et traduit tout récemment en français [3] :

L’autre adresse

Il monte dans le taxi, donne au chauffeur l’adresse sur un papier, et tellement fatigué, il s’affale et entre dans un sommeil profond. Le papier s’envole par la fenêtre et le chauffeur ne peut se souvenir de l’adresse. Il continue son chemin et roule longtemps avant d’arriver dans une région qui n’a rien à voir avec l’adresse. Là, devant une des maisons, il s’arrête et dit au passager : Voilà, nous sommes arrivés. Réveillé, le passager sort vite de la voiture et frappe à la porte de cette maison. Une personne lui ouvre et l’invite à entrer : Vous êtes en retard, nous vous attendions.

Paul Chaoul, Quand la terre était solide et autres poèmes, traduit de l’arabe (Liban) par Antoine Jockey, Neuilly-sur-Seine, Al-Manar, 2015 (Voix vives)
العنوان الآخر

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[1] Grâce à Claude Krul et aux éditions Alidades, qui depuis quelques années font paraître en traduction des textes de poètes syriens tels que Faraj Bayraqdar, Nazih Abu Afach et Chawqi Baghdadi.
[2] Traduction d’Abd al-Qadir al-Janabi, poète lui-même, et auteur justement d’une anthologie de poèmes en prose : Le spleen du désert, Paris-Méditerranée, 2001.
[3] Traduction d’Antoine Jockey, à qui l’on doit aussi la traduction de poètes comme Sargon Boulous, Abbas Beydoun, et Taha Muhammad Ali.