Shamlou

« Né sur la pointe d’une lance sombre » à Téhéran en 1925, le poète Ahmad Shamlou s’affiche clairement dans la lignée d’une nouvelle écriture poétique impulsée au début des années vingt par Nima Youshidj (1897-1956). Cette nouvelle poésie révolutionnait le genre avec une déconstruction délibérée des formes traditionnelles et millénaires de la poésie persane. Shamlou a su – comme Youshidj – trouver un langage et une forme bien à lui qui sachent aborder les défis que l’Histoire impose à l’homme.

J’ai réussi à toucher la poésie et, pour ne pas l’obscurcir, j’aimerais garder sa transparence hors de portée du rythme et de la rime. La cruche peut être riche et précieuse, mais c’est l’eau qui me désaltère- – Ceux qui pensent à l’apparence de la cruche n’ont pas soif, ou ce sont des marchands de cruches, ou bien leur soif n’est que prétention.

Plongé dans tous les soubresauts de l’histoire contemporaine iranienne, Shamlou n’a jamais pris une posture détachée face au monde – ses multiples séjours en prison le prouvent- mais a fait tout son possible pour créer une poésie captant les affres de son temps sans toutefois tomber dans le piège de la poésie engagée. Dans un entretien, il faisait part de son sentiment vis-à-vis de cette dernière :

L’art, en général, n’est pas obligé d’être engagé. C’est l’artiste qui doit sentir cette obligation. L’œuvre d’un artiste engagé est sociale et humaniste, mais en même temps, elle doit rester libre des « clans » et des partis politiques. La meilleure forme d’engagement est un engagement culturel qui se veut loin des combines politiques. La plus grande partie de la « poésie engagée » meurt à la naissance. Tout simplement parce qu’elle n’est que slogan. Un poème, avant d’être un poème engagé, doit être un POÈME. Hâfez est le poète qui s’est exprimé, il y a sept siècles, plus que beaucoup d’autres, sur sa société et sur l’hypocrisie qui l’environnait. S’il reste encore au sommet de la gloire dans notre poésie, c’est parce que son œuvre est parée d’une qualité culturelle exceptionnelle.

Inspiré par ses lectures de Maïakovski, Garcia Lorca ou encore Eluard, Shamlou se sera battu tout au long de sa vie pour « gagner » une liberté – qu’il savait de toute façon inatteignable. Restera l’Amour auquel sa sensibilité à fleur de peau fera des merveilles sur ses poèmes consacrés à ce sujet comme « Je t’aime ».

Je t’aime

Du côté de chez nous il n’y a point de nuit
Voix et silence ne peuvent s’entendre
Les mots sont dans l’attente.

Je ne suis pas seul avec toi
Personne n’est seul avec personne
La nuit est plus seule que les étoiles…

***

Il n’y a point de nuit du côté de chez nous
Les étincelles s’impatientent à côté de la mèche
La colère de la rue est dans ton poing
Le poème limpide se cristallise sur tes lèvres
Je t’aime
Et la nuit prend peur de son obscurité.

Seul réconfort face au temps qui passe et qui nous amène irrémédiablement vers notre mort. Shamlou disait ne « jamais avoir livré combat » – si ce n’est contre lui-même. Le « plus épuisant » selon ses termes. Il finit sa vie en reclus et mourra le 24 juillet 2000.

Je pense au temps assez souvent, et j’y suis très sensible. Le fait que ma vie prendra fin un jour, ne me fait pas peur. Comme dit Camus de la mort : « c’est un pas à prendre. » Il y a toujours tant de tâches inachevées ; tant de projets en cours ou à réaliser. Et soudain on frappe à la porte et on vous dit : « il est temps de s’en aller ! » C’est ce visage de la mort qui est horrible, qui me dégoûte. J’ai toujours pensé à la mort comme à un arrêt obligatoire et absurde, dans un endroit absurde. Et notre vie est une longue attente qui use nos nerfs et gâche notre temps. »

Il est aujourd’hui considéré comme l’un des plus grands poètes perses du XXème siècle.

Aïda dans le miroir

Tes lèvres qui ont la grâce d’un poème
Donnent aux baisers les plus sensuels une telle pudeur
Que la bête des cavernes
En prend forme humaine
Et tes joues, par deux sillons obliques
Orientent ta fierté autant que mon destin -
Moi qui ai supporté la nuit
Sans être armé
de l’attente du matin,
Moi qui ai toujours ramené, avec orgueil
de mes périples dans les maisons de passe
ma virginité intacte

Jamais personne n’entreprit de s’anéantir
Aussi férocement que je me suis lancé à vivre.

Et tes yeux, secret du feu
Et ton amour, triomphe de l’homme
Quand il se hâte au combat du destin.

Et ta poitrine
Petit coin pour vivre
Petit coin pour mourir
Refuge de ceux qui fuient la ville imprudente
Quand elle accuse de ses mille doigts la pureté du ciel.

La montagne commence avec les premières roches,
L’homme commence avec sa première souffrance.

En moi demeurait un prisonnier cruel
Qui ne s’habituait pas aux plaintes de ses chaînes -
Je commençai par ton premier regard.

Les tempêtes jouent de la flûte
Avec splendeur
Quand tu tourbillonnes dans ta danse grandiose
Et le chant de tes veines
Fait se lever le soleil de toujours.

Laisse-moi me réveiller de telle manière
Que toutes les rues de la ville
Apprennent ma présence.

Tes mains,
Réconciliation,
Deux amies qui aident à effacer la haine
De la mémoire de l’homme

Ton front,
Haut et lumineux miroir,
Où se mirent les sept sœurs de la Pléiade
Pour y puiser leur éclat.

Deux oiseaux impatients chantent dans ton sein.
Par quel chemin arrivera l’été
Pour la soif
Rende l’eau plus délectable ?

Pour te voir apparaître dans le miroir
Je l’ai observé une vie entière
J’ai pleuré les lacs et les mers
Ô toi ! fée à peau humaine
Rien ne te brûle sinon le feu impur ! -
Ta présence est un paradis
Qui justifie l’évasion de l’enfer
Elle est l’océan qui m’engloutit
Pour me laver de tous les péchés et mensonges.

Et l’aube se réveille avec tes mains.

Ahmad Shāmlou, Hymnes d’amour et d’espoir, Paris, La Différence, 1994 (Orphée)

À écouter : la musicalité si particulière du phrasé persan, comme en témoigne l’enregistrement par lui-même de son poème Aïda dans le miroir.