Celan

Gerhard Richter, Paysage près de Coblence (1987), Huile sur toile, 140 x 200 cm

Peut-être peut-on dire que tout poème garde inscrit en lui son « 20 janvier » ? Peut-être ce qui est nouveau dans les poèmes qu’on écrit aujourd’hui est-ce justement ceci : la tentative qui est ici la plus marquante de garder la mémoire de telles dates ? Mais ne nous écrivons-nous pas tous depuis de telles dates ? Et pour quelles dates nous inscrivons-nous ?

Paul Celan, Le méridien & autres proses, Paris, Éd. du Seuil, 2002

Ce qui ressort du documentaire Paul Celan Écrire pour rester humain (2015), c’est cette voix du poète d’origine roumaine durant la lecture de ses poèmes. Un phrasé de l’allemand net comme un filon d’aplite dans du granite. Ce documentaire revient délicatement sur la vie de celui qui gardera l’allemand comme langue de travail, ceci malgré l’Histoire : sa naissance en Roumanie de l’époque, son internement en camp de travail pendant la seconde guerre mondiale, la disparition brutale de ses parents, sa rencontre avec la poétesse Ingeborg Bachmann, celle – manquée – avec Heidegger au Todnauberg en 1967, ses errances à Tübingen, sa paranoïa et son suicide dans la Seine un jour de printemps 1970.

 

S’il n’est pas abordé dans ce documentaire, le discours de remise du Prix Georg Büchner en 1960 à Darmstadt sera imprimé sous le titre Le méridien. Beau texte, dense, parfois obscur, où Paul Celan aborde ce qu’est la poésie pour lui. Il y revient sur les pièces de théâtre de Büchner puis, plus spécifiquement, sur une des scènes de la nouvelle de Büchner, celle où Lenz, à table avec le Pasteur Oberlin « retrouva sa bonne humeur : on parla de littérature, il était dans son domaine… ».

J’ai anticipé, j’ai débordé – sans aller assez loin, je le sais -, je reviens au Lenz de Büchner, à la conversation – épisodique – donc, qui a lieu « à table », Lenz se sentant alors « de bonne humeur ». Lenz a parlé longtemps « tantôt souriant, tantôt sérieux ». Et maintenant que la conversation a pris fin, il est dit de lui, de ce Lenz, donc, qui se préoccupe de questions portant sur l’art, mais en même temps de cet artiste que Lenz est aussi : « Il s’était tout à fait oublié. » Je pense à Lucile, en lisant cela ; je lis : Il, lui-même. Celui qui a l’art en vue et en tête, celui-là – je reviens à Lenz, au récit -, il est dans l’oubli de soi. L’art met le Je à distance. L’art exige ici une certaine direction une certaine distance, un certain chemin.
(…)
Le Lenz de Büchner, Mesdames et Messieurs, est resté à l’état de fragment. Devons-nous, pour connaître la direction qu’aura prise cette existence, nous adresser au Lenz historique ? « Son existence lui était un fardeau nécessaire. – Ainsi alla sa vie… » Sur ces mots le récit s’interrompt.Mais la poésie essaye, n’est-ce pas, comme Lucile, d’apercevoir la direction qui est indiquée par la figure, la poésie prend les devants. Nous savons où va sa vie et comment elle y va.« La mort », peut-on lire dans un ouvrage paru à Leipzig en 1909 et consacré à Jakob Michael Reinhold Lenz – il est dû à la plume d’un universitaire, d’un chargé de cours à Moscou, M. N. Rosanov -, « La mort ne fit pas attendre longtemps sa délivrance. Dans la nuit du 23 au 24 mai 1792, on découvrit le corps de Lenz gisant dans une des rues de Moscou. Il fut enterré aux frais d’un noble. Sa dernière demeure est restée inconnue. » Voilà comment sa vie à lui s’en était allée.Lui : le vrai, le Lenz de Büchner, la figure qui est dans Büchner, la personne que nous avons pu percevoir à la première page du récit, le Lenz qui « le 20 janvier allait dans la montagne », celui-là – et non pas l’artiste, non pas celui qui est préoccupé de questions touchant l’art ; lui, en tant qu’un Je.

Paul Celan, Le méridien & autres proses, Paris, Éd. du Seuil, 2002

Le discours de Darmstadt est l’un rare texte de prose de Paul Celan avec le mythique Entretien dans la montagne. Ce texte, clairement inspiré de la nouvelle de Büchner, fut écrit en souvenir d’une rencontre manquée avec Theodor W. Adorno qui aurait dû avoir lieu en juillet 1959 à Sils Maria. Cette entrevue devait éclairer Celan sur la sentence d’Adorno à propos de la barbarie d’écrire de la poésie après Auschwitz. Encore une fois, un texte dense où Celan joue en permanence sur les sujet narratifs avec Je, Tu, Il et offre a lecteur un texte unique.

Un soir, le soleil, et pas seulement lui, avait disparu, le Juif s’en alla, sortit de sa petite maison et s’en alla, lui le Juif et fils d’un Juif, et avec lui s’en alla son nom, l’imprononçable, il s’en alla et s’en vint, clopinant, se fit entendre, s’en vint bâton en main, s’en vint foulant la pierre, m’entends-tu, tu m’entends, c’est moi, moi, moi et celui que tu entends, que tu crois entendre, moi et l’autre – donc il s’en alla, on pouvait l’entendre, s’en alla un soir, alors qu’un certain nombre de choses avaient disparu, s’en alla sous les nuages, s’en alla dans l’ombre, la sienne et l’étrangère – car le juif, tu le sais, qu’a-t-il donc qui lui appartienne en propre, qui ne soit emprunté, prêté et jamais restitué – donc il s’en alla et s’en vint, s’en vint de par la route, la belle, l’incomparable, s’en alla comme Lenz, à travers la montagne, lui que l’on avait laissé habiter tout en bas, là où est sa place, dans les basses-terres, lui, le juif, s’en vint et s’en vint.

Paul Celan, Entretien dans la montagne, Lagrasse, Verdier, 2001