GOETHE : Par où diable m’as-tu donc suivi ?LENZ : J’ignore par où tu es passé, mais j’ai fait un trajet éprouvant.
Jakob M. R. Lenz, Pandaemonium Germanicum

Claudio Hils

©Claudio Hils, Hölderlin : eine Winterreise, Tübingen, Klöpfer und Meyer, 2012

Le propos est toujours le même : Hölderlin à Böhlendorf : « Allemand, je dois le rester, dussent les besoins de mon cœur et le besoin de manger me poussser jusqu’à Tahiti » ; Kleist à Frédéric-Guillaume III : « plusieurs fois déjà », dit-il « il en est venu à la triste pensée » qu’il devrait rechercher sa subsistance à l’étranger ; Ludwig Wolfram à Varnhagen von Ense : « vous n’allez pas laisser un écrivain allemand de réputation irréprochable être la proie de la misère ». Gregorovius à Heyse : « ces Allemands vous laisseraient tout bonnement mourir de faim ». Et voici maintenant Büchner s’adressant à Gutzkov : « vous aurez l’occasion de voir tout ce dont un allemand est capable quand il a faim ». De telles lettres font tomber une lumière crue sur la longue procession de poètes et de penseurs allemands qui, rivés à la chaîne d’une commune misère, se traîne au pied du Parnasse de Weimar où les Professeurs s’en vont justement herboriser.

Walter Benjamin, Allemands : une série de lettres, Paris, Hachette littérature, 1979

*

« Je suis un mendiant », confie Lenz en janvier 1776 à l’un de ses amis. L’idée toutefois de bientôt rejoindre son ami Goethe à Weimar le réchauffe un peu car, sa subsistance une fois assurée, tout ce qu’il lui sera possible de faire là-bas – pour l’idéal ! Un mois après son arrivée à la cour pourtant, l’euphorie semble complètement retombée. Lenz écrit : « Je quitterai bientôt cette trop ravissante cour et m’en irai dans un ermitage des environs afin de venir à bout de mon travail pour lequel je ne fais que rassembler des forces. Je renoncerai au monde entier et à tous mes amis. » Le 25 juin, Goethe prend ses fonctions de conseiller à la cour et le 27 à la brume, Lenz quitte Weimar, à pied, sans bagages. Il se réfugie dans un ermitage où il travaille au roman épistolaire L’ermite de la forêt, qui nous éclaire beaucoup sur la tournure que prirent à Weimar ses relations avec Goethe. Au-delà de toutes les querelles personnelles qu’on peut supposer, il y avait une rupture plus profonde entre les deux hommes qui tenait à leur rapport à l’idéal. Dans ce roman où les noms sont à peine maquillés, un certain idéaliste nommé Herz, « être dont tout le bonheur n’est que rêves et qui piétine la réalité » écrit au non moins certain épicurien Rothe : « Sois heureux au milieu de tes créatures légères et laisse-moi mes chimères ! » À Weimar, malgré toutes les recommandations et les mises en garde qu’on lui adresse, Lenz persiste donc toujours dans les « chimères » que sont devenues pour Goethe, bien ancré qu’il est désormais à la cour, les idéaux du Sturm und Drang. Du pauvre Herz, Rothe fait ce portrait, terrible et prophétique :

Vous ne pouvez croire jusqu’à quel point tous ces coups du destin, joints aux contrastes et aux aspects qu’il a trouvés dans les us et coutumes de la France et de l’Allemagne par rapport aux us et coutumes de son pays, ont prédisposé son âme au romantisme. Il vit et se drape dans de pures rêveries et est souvent incapable de replacer au bon endroit le moindre objet perceptible. C’est la raison pour laquelle la vie de cet homme est une suite de souffrances et de maux les plus sensibles et qui sont d’autant plus vifs que personne ne peut les comprendre. Il s’est ainsi donné une certaine capacité, qui est sa seconde nature, de voir tous les hommes et leurs gestes sous un jour idéal. Tous les caractères et opinions qui dérivent des siens lui semblent tellement grands, il cherche derrière eux tellement de choses qu’il croit n’être entouré que d’êtres extraordinaires, de gigantesques héros de vertu ou de méchantes gens, et qu’il est impossible de lui faire comprendre que la plus grande partie des hommes se situe dans la moyenne et ne connaît les grandes vertus et les grands vices que par ouï-dire. (…) Il aspira de tout son cœur à se rendre en Allemagne pour rechercher dans les romans de Goethe et de Wieland et la Cidli de Klopstock le creuset d’un idéal qui n’avait encore jamais connu son pareil. Son vœu fut exaucé en arrivant à Leipzig. La fille d’un pasteur de campagne, qui séjournait pour quelque temps chez une parente, lui promit de réaliser tous ses souhaits. Mais que l’interruption de l’enchantement, qui s’accompagna de cris et de grincements dissonants, fut lamentable lorsque, passés les premières semaines de cette mascarade, il vit apparaître tout à coup à la place de son héroïne messianique une artificieuse Agnès, qui recevait sous son voile de nonne d’innombrables billets d’amour et des milliers de baisers à la dérobée, et qu’il finit même par découvrir dans la plus tendre intimité avec un gros étudiant. Dès lors tous ces idéaux furent renversés et il aurait été capable, semblablement à ces hommes assiégés qui se défendirent avec des statues grecques, de les jeter tous de sang-froid par-dessus les murailles de la cité. La vie lui était devenue un fardeau ; il erra à travers le monde d’un lieu à l’autre, sans plus trouver le repos, et il aurait très volontiers abrégé ses jours, si, par respect pour ses croyances religieuses, il n’avait pas considéré le suicide, sans nécessité impérieuse, comme un péché.

Jakob M. R. Lenz, L’ermite de la forêt : un pendant aux souffrances de Werther, Paris, J. Corti, 1990

Lenz envoya le manuscrit de son roman à Goethe, qui prit bien soin de l’enfouir dans un tiroir. Schiller ne l’en ressortira que des années plus tard. Goethe, en la personne de Schiller, avait trouvé un remplaçant idéal pour Lenz, plus fiable, plus contrôlable et faisant mieux la part des choses entre la poésie et le réel. Lenz fut donc oublié, pratiquement, jusqu’à ce qu’un demi-siècle après Büchner s’y intéresse…

*

Entre temps, un autre poète passa, une génération après, dans le sillage de Goethe et de Schiller vieillissants, à Weimar et Iéna. Fils de pasteur comme Lenz, et ne voulant comme lui pour rien au monde exercer le ministère pastoral qu’on voudrait qu’il endosse, le jeune Friedrich Hölderlin est l’incarnation même du héros schillérien, l’épitomé du romantisme sacrifiant tout à sa vocation poétique pour laquelle tous les cadres sociaux sont trop étroits :

Né pour vagabonder dans ses rêves et ses imaginations et pour se pendre au cou de la Nature, pour passer des jours et des nuits, sous des arbres candides au feuillage dense, à écrire des poèmes qui apportent la félicité, pour converser avec les pâturages et leurs fleurs, pour regarder le ciel et contempler la marche divinement tranquille des nuages – voici qu’il entrait dans l’étroitesse proprette, bourgeoise, d’une maison particulière fortunée et qu’il prenait l’engagement, terrible pour ses forces cabrées, d’avoir un comportement honnête, sage et convenable.
Il eut un frisson. Il se tint pour perdu, pour aliéné, et il l’était aussi. Oui, il était perdu ; car il n’avait pas la malheureuse énergie de renier honteusement toutes ces magnifiques sèves et forces qui devaient maintenant être reniées et dissimulées.
Alors il se brisa, se disloqua, et fut depuis lors un pauvre malade digne de compassion.

Robert Walser, Sur quelques uns et sur lui-même, Paris, Gallimard, 1994

Comme Lenz, Hölderlin pensait qu’aux côtés de ses maîtres à Weimar, il allait enfin pouvoir accomplir sa mission de poète. Mais quelle déception aussi quand il découvre le vrai visage de ceux qu’il vénérait :

De loin, ils lui étaient apparus comme des messagers du surnaturel, comme des prêtres qui élevaient vers Dieu le cœur des mortels ; il attendait d’eux l’exaltation de son enthousiasme – de Goethe et en particulier de Schiller, qu’il avait lu pendant des nuits entières à l’institut théologique de Tübingen et dont le Don Carlos avait été la « nue enchanteresse de sa jeunesse ». Il attend d’eux, lui qui est toujours dans l’incertitude, ce qui uniquement transfigure la vie, l’essor dans l’infini, une flamme toujours plus haute. (…) Schiller est devenu conseiller aulique, Goethe conseiller intime, Herder conseiller de consistoire, Fichte professeur d’université. Leurs intérêts ne sont plus maintenant ceux de la production poétique, ils concernent uniquement les problèmes que pose la poésie ; la différence est tout à fait nette. Tous sont déjà cristallisés dans leur œuvre ; ils sont ancrés dans la vie et rien n’est peut-être aussi étranger que sa propre jeunesse à l’être oublieux qu’est l’homme. Ainsi le malentendu qu’il y a entre eux est conditionné déjà par la différence des années : Hölderlin attend d’eux de l’exaltation et ils lui enseignent la modération ; il brûle de trouver auprès d’eux une flamme plus forte et voilà qu’ils répriment son ardeur et ne lui permettent qu’une lumière tempérée. Il attend d’eux la liberté, l’existence spirituelle, et voilà qu’ils ne s’occupent que de lui procurer une position bourgeoise. Il veut se risquer à entreprendre la lutte terrible à laquelle l’appelle le destin, et voilà qu’ils lui conseillent, en croyant agir au mieux de ses intérêts, de conclure une paix honorable. Il veut brûler d’ardeur et, eux, lui recommandent le sang-froid. (…)
Goethe n’a pour lui qu’une douce bonhomie fait d’indifférence, et il se contente de l’effleurer d’un regard superficiel, sans aucune profondeur, ce dont fut tellement blessé Hölderlin que, bien longtemps après que celui-ci eut vu sa raison s’obscurcir (même dans cet égarement, il distinguait encore vaguement ses inclinations et ses antipathies d’autan), il se détournait avec colère quand un visiteur prononçait devant lui le nom de Goethe. Il avait eu la même déception que tous les poètes allemands de l’époque, cette déception que Grillparzer, plus froid de sensibilité et plus habitué à cacher ses sentiments, exprima enfin avec netteté : « Goethe s’est tourné vers la science et, dans une sorte de quiétisme grandiose, il ne réclamait que de la modération et de la passivité, tandis qu’en moi brûlaient toutes les torches incendiaires de l’imagination ». (…)
Tout ce que Schiller exige du jeune homme, exaltation, pureté, enthousiasme, s’est incarné dans l’âme d’Hölderlin ; ce jeune exalté personnifie le postulat schillérien de l’idéalisme, condition première de l’existence. Hölderlin vit véritablement cet idéalisme, alors que Schiller n’exige plus qu’un idéalisme fait de rhétorique et de dogmatisme ; il croit aux dieux et à la Grèce, qui depuis longtemps, pour Schiller, ne sont plus que de grandioses allégories décoratives, et la foi d’Hölderlin est une foi religieuse et non seulement poétique. Il remplit réellement la mission du poète, qui n’est plus, pour Schiller, qu’un postulat fictif. Dans Hölderlin se manifestent tout à coup, en chair et en os, les propres théories et les propres intuitions de Schiller ; de là vient cette effroi secret de Schiller lorsque, pour la première fois, il voit devant lui ce jeune homme, qui est son disciple en poésie et l’incarnation dans un être vivant de l’idéal qu’il postule. (…) Car son regard profond s’aperçoit aussitôt que cet idéalisme qu’il a exigé des jeunes Allemands n’est à sa place que dans un monde idéal, dans le monde du théâtre, mais qu’ici à Weimar et à Iéna, cet absolu poétique, cette intransigeance de la volonté intérieure mise tout entière au service du Démon doit forcément amener la perte d’un jeune homme.

Stefan Zweig, Le combat avec le démon, in : Essais, Paris, LGF, 2011

En la personne de Lenz et de Hölderlin, se joue peut-être le drame de l’idéalisme. Car tandis que d’un côté l’on brûle « toutes les torches incendiaires de l’imagination », de l’autre, bien assis, l’on a déjà relégué tout cela dans le « monde idéal ». Quoi de commun désormais entre Goethe ou Schiller, et l’incendie qu’ils ont allumé dans le monde (qui brûle en Lenz, qui consume Hölderlin) et qu’ils ne parviennent pas à étouffer sous leurs conseils de tempérance et de tiédeur ? Après un bref retour à la cour, Lenz (et Hölderlin à sa suite), brûla tous ses vaisseaux en quittant Weimar cet hiver-là. C’était l’hiver à partir duquel « il erra à travers le monde d’un lieu à l’autre, sans plus trouver le repos. »

*

LÉONCE. Malheureux, vous me semblez torturé par les idéals vous aussi.
VALÉRIO. C’est une calamité. Je cours depuis huit jours après un idéal de rôti de bœuf sans en rencontrer un dans la réalité.

Georg Büchner, Léonce et Léna, Paris, L’Arche, 2007

La méfiance de Büchner à l’égard des idées a des racines profondes. L’un de ses congénères de l’université parle du « sarcasme ravageur et parfois übermütig-arrogant qu’il avait pour les tours de passe-passe de la dialectique hégélienne et de sa doctrine des concepts ». Dans ses lettres également :

Je me jette de toutes mes forces dans la philosophie, ce jargon est atroce, il me semble que pour des choses humaines on devrait aussi trouver des expressions humaines ; néanmoins cela ne me dérange pas, je ris de mon extravagance et je trouve qu’au fond il n’y a que des noix creuses à casser. Mais il faut bien, en ce bas monde, chevaucher un âne ou un autre, aussi je selle le mien et à Dieu vat ; je ne me fais pas de souci pour le fourrage, les chardons ne manqueront pas tant que l’imprimerie n’aura pas disparu.

Lettre de Büchner à August Stoeber du 9 décembre 1833

Je m’abrutis à étudier la philosophie ; je découvre l’armseligkeit-pauvreté de l’esprit humain sous un nouvel aspect. Ma foi, pourquoi pas ? Si seulement on pouvait s’imaginer que les trous de nos pantalons sont des fenêtres de palais, on pourrait déjà vivre comme un roi ; mais comme ça on friert-gèle pitoyablement.

Lettre de Büchner à Gutzkow, Strasbourg 1835 (citations extraites de : Frédéric Metz, Georg Büchner : biographie générale. Tome central, Le scalpel, le sang, Rennes, Pontcerq, 2012)

Le rejet de l’idéalisme serait même le pli fondamental de la pensée politique et littéraire de Büchner.

Ils oublient leur Bon Dieu pour ses mauvais copistes. De la création, ardente, écumante et lumineuse, qui se réenfante à chaque instant, en eux et autour d’eux, ils n’entendent ni ne voient rien. Ils vont au théâtre, lisent des poèmes et des romans, font des grimaces d’après les figures qu’ils y trouvent et disent des créatures de Dieu : quelle vulgarité !
Les Grecs savaient ce qu’ils disaient quand ils racontaient que la statue de Pygmalion était certes devenue vivante mais qu’elle n’avait pas eu d’enfants.

Georg Büchner, La mort de Danton, Paris, L’Arche, 2004

On peut donc imaginer, au-delà du fait qu’il ait connu comme lui l’exil (et qu’il tomba comme lui amoureux de la fille d’un pasteur), que Büchner fut également sensible au drame de l’idéalisme qui s’était joué en la personne de Lenz. De là l’immense portée des mots que Lenz prononce, sous la plume de Büchner comme au terme d’un « trajet éprouvant », contre l’idéalisme :

La période idéaliste commençait à cette époque-là, Kaufmann en était un partisan, Lenz parla violemment contre. Il dit : les poètes dont on dit qu’ils rendent la réalité n’en ont aucune idée, pourtant ils sont toujours plus supportables que ceux qui veulent transfigurer la réalité. (…) Les gens ne savent même pas dessiner une niche de chien. Et on voudrait alors des figures idéalistes, mais tout ce que je vois ce ne sont que des pantins de bois. Cet idéalisme, c’est le mépris le plus infâme de la nature humaine. Qu’on essaie une fois, qu’on se penche sur la vie du plus humble et qu’on la restitue dans ses tressaillements, ses indices, ses jeux de visage à peine perceptibles ; il avait essayé de faire des choses de cet ordre dans Le Précepteur et Les Soldats. Ce sont les êtres les plus prosaïques sous le soleil, mais la veine du sentiment est la même chez presque tous les êtres, seule est plus ou moins épaisse l’enveloppe à travers laquelle elle doit faire irruption. Il suffit pour cela d’avoir des yeux et des oreilles. (…) Il faut aimer l’humanité pour pénétrer dans l’être particulier de chacun, pour ça personne ne peut être ni trop peu de chose, ni trop laid, et c’est alors qu’on peut les comprendre ; un visage insignifiant fait une impression plus profonde que la simple sensation du beau, et on peut laisser les formes sortir d’elles-mêmes sans copier quelque chose du monde extérieur, où aucune vie, aucun muscle, aucun pouls ne bat et ne se gonfle. Kaufmann lui objecta qu’il ne trouverait pas dans la réalité de modèle pour un Apollon du Belvédère ou une Madone de Raphaël. « Qu’est-ce que cela peut faire, répondit-il, je dois avouer que je me sens très mort devant ces choses-là. Si je cherche en moi-même, je peux leur trouver quelque chose, mais le meilleur est ce que, moi, j’y mets ; le poète, le créateur que je préfère, c’est celui qui me donne la nature de la manière la plus réelle, de sorte que je sens au-delà de son image, tout le reste me dérange.

Georg Büchner, Lenz, Senouillac, Vagabonde, 2009