Man RayMan Ray, Portrait de Benjamin Fondane

Charlie Chaplin a désormais son musée en Suisse. On sait par tous les écrits de l’époque (ceux de Desnos, d’Aragon, Cendrars, Fernand Léger, etc.) comment, dans les années vingt, les films du petit vagabond soulevèrent l’enthousiasme de tous les milieux d’avant-garde. Surtout connu comme poète et philosophe, Benjamin Fondane fut également un excellent critique et théoricien du cinéma. Lorsqu’au milieu des années vingt il quitte la Roumanie pour Paris, où il marche sur le fil de toutes les avant-gardes, lui aussi partage l’enthousiasme général pour le film muet.

Plus que tous les poètes et critiques de l’époque peut-être, alors que déjà le cinéma parlant arrive tout fanfaronnant, il saura mettre en relief ce qui selon lui faisait la spécificité du cinéma muet et lui valait l’appellation de « septième art » : le fait que par lui advenait un langage totalement libéré des chaînes de la pensée discursive, langage qui ne s’embarrassait d’aucune syntaxe, d’aucune logique, et qui ne pouvait que transporter l’unique héritier du philosophe russe Léon Chestov.

Le film est muet, non pas, comme on l’a cru, parce qu’il manquait des moyens de faire parler ses personnages, non pas en tant que déficient et que carent, mais parce que sa raison d’être, la raison de sa chance, c’est d’avoir trouvé par hasard, je le veux bien et par impuissance, je l’accorde, ce qui le différenciait, l’isolait de tous les autres arts, ce qui le rendait unique : à savoir le fait qu’il était muet, qu’il nous dispensait l’étoffe du monde moral, visuel et cosmogonique, sous les espèces du silence. (…) Je sais que les sous-titres s’efforçaient de remédier à ce qu’on croyait être le vice, la faiblesse foncière du cinéma ; mais ce sont justement les sous-titres que presque d’un commun accord nous reprochions le plus au film muet ; heureusement, on les oubliait assez vite ; ils faisaient cette opération contradictoire de vouloir traduire, par des signes intelligibles, ce qui dans notre pensée se mouvait dans le plan de l’attention intuitive ; ils nous ramenaient du plan poétique sur la terre ferme, la plus aride. Ce qui caractérisait l’art muet n’était pas d’être obtenu sur la pellicule photographique pour, par la suite, être projeté sur un écran ; ce qui caractérise un morceau de musique ce n’est pas d’être écrit pour le piano ou pour l’orchestre. Il s’agit d’un certain rêve intérieur, d’une poursuite organique d’un certain mode d’expression propre à chaque art en particulier et à lui seulement. Le vœu du film muet était (bien que souterrain et balbutiant) assez sensiblement de tendance catastrophique ; supprimer toute parole, et toute logique. Celui qui avait saisi le langage chiffré du film muet s’offensait de ses sous-titres, était agacé du bruit musical imitatif, habile à rajouter un texte supplémentaire à ce qui était complet par soi-même et à faire double emploi avec l’image.

Benjamin Fondane, Bifur, n° 5 (30 avril 1930), in : Écrits pour le cinéma : le muet et le parlant, Lagrasse, Verdier, 2007

Mais Benjamin Fondane ne se contente pas d’écrire sur le cinéma. Le premier recueil de textes qu’il fait paraître en français est une suite de trois ciné-poèmes, accompagnés de deux photographies de Man Ray. Parallèlement, il travaille en tant que scénariste aux studios Paramount de Joinville, où il se familiarise avec les diverses techniques cinématographiques. Durant l’été 1933, Fondane adapte même pour le cinéma un roman de Ramuz, La séparation des races, qu’il juge « un admirable poème ouvert à toutes les possibilités visuelles et psychologiques », par ce point de vue si particulier du narrateur qui met sur le même plan le monde de la nature et celui des hommes :

Ça allait cependant par petits points posés un peu partout à des distances plus ou moins grandes : près des rigoles, sous la haie, sous une pomme mûre qui vous touche l’épaule et balance un moment après qu’on a passé, parmi les choux déjà pommés, devant la haie, derrière la haie.
A côté des rigoles pleines d’une eau qui est blanche selon les saisons, ou qui est grise, ou qui est comme point d’eau du tout, tellement elle est transparente et il y a seulement son tremblotement qui indique qu’elle est là.
Par petits points posés séparément un peu partout tout autour du village, chacun qui est un homme à sa besogne sur son petit carré de terre, son petit étage à lui, parce qu’entre les grands étages il y a tous ces petits étages, sa petite marche d’escalier, – un ici, un autre plus loin, un autre encore qu’on découvre, un qu’on voit un instant et puis qu’on ne voit plus, ou bien on ne voit que son outil, une faux qui brille sous l’arbre ; avec des bruits aussi qui viennent, avec comme des mots qu’ils se diraient de temps en temps les uns aux autres, quand ils battent la terre, tapent sur des pieux, fendent du bois, scient un tronc ; – sous les premières pommes mûres, sous les deuxièmes et troisièmes espèces de poires, sous des feuilles rouges ou jaunes, dans l’air pas chaud.
Et ça allait depuis longtemps déjà, quand Firmin sortit enfin, ayant pris une pioche qu’il mit sur son épaule ; il a connu le goût de l’air, il en a été étonné.

C.F. Ramuz, La séparation des races, in : Œuvres complètes XXIV, Genève, Slatkine, 2012

Le film est réalisé par Dimitri Kirsanoff, auteur de plusieurs films d’avant-garde. Il est pour Fondane l’occasion de mettre en pratique plusieurs des principes qu’il défendait dans ces écrits théoriques sur le cinéma : l’idée notamment que le son ne vienne qu’« impressionner » l’image, non se superposer à elle. À cet égard au moins, le film Rapt est un modèle du genre.

Le film doit rester muet. La parole, le bruit, je les vois très bien l’accompagnant, non pas insérés dans son tissu, mais l’étoffant seulement, en serviteurs très humbles, l’impressionnant. Voilà le mot : la parole, le bruit, devraient se résigner à tenir le rôle de la surimpression, la remplacer dans une large mesure, voire s’y substituer. La scène de la Convention, dans le Napoléon de Gance, tout inondée de vagues pour suggérer l’orage, ne pourrait être souvent utilisée ; trop criarde, elle finirait par fatiguer. Le bruit des vagues de la mer, sur une scène d’orage familial, le bruit d’un orchestre sur l’image d’un homme claustré et qui rêve de pouvoir briser les carreaux, une automobile qui arrive et qu’on ne voit pas, le bruit d’un verre qui se brise sur l’image d’un homme qui a cassé son bonheur et s’en souvient ; le sanglot de la femme abandonnée sur l’image d’un couple heureux qui s’en va ; bien d’autres choses encore, qu’il ne m’appartient pas de voir, assis à ma table, et dès maintenant ; et ceci pas trop souvent et seulement lorsque le bruit ou la parole s’avèrent nécessaires à l’économie de l’effet à produire, bruit ou paroles grossis, ou déformés, faux au possible – voilà le seul emploi des moyens parlants ou sonores, susceptibles de maintenir tout l’acquis du film muet, tout en changeant sa forme, enrichissant son pouvoir hypnotique. Une nouvelle forme du film serait là, non pas meilleure que l’ancienne, mais différente, capable de prodiguer de nouvelles ivresses et dont le caractère fondamental ne serait pas le son, mais le silence, plus encore que dans le film muet, le silence dont on aura obtenu, grâce au contraste de la parole ou du bruit, un rendement imprévu en profondeur, un silence qui n’aura pas uniquement de la surface mais bel et bien du volume, avec restriction que la parole et le bruit seront posés, évolueront, se développeront sur un autre plan, sur une autre dimension, que celui (ou celle) de l’image, le film peut devenir pour notre plus grande joie et sonore et parlant. Beaucoup plus sonore que parlant, bien entendu ; très peu sonore et parlant ; susceptible partant d’intéresser à nouveau les masses et l’élite, de rester international, de conserver le malentendu fécond qui faisait sa force.

Benjamin Fondane, Bifur, n° 5 (30 avril 1930), in : Écrits pour le cinéma : le muet et le parlant, Lagrasse, Verdier, 2007

Sur le Thorenthorn, sur la Gemmi, sur Mondralèche, toujours en quête d’alpages, d’endroits périlleux, avons-nous assez promené et risqué la peau de nos caméras – et la nôtre !… Et nous avons dormi dans les chalets ouverts, à 2500 mètres d’altitude, sur la terre battue, avec un grand feu de bois dans les yeux, le froid dans les entrailles. Nous vivions de près cette tragédie paysanne qui est le sujet du film, et la misère des hommes et la grandeur du décor.

Lettre de Benjamin Fondane, 4 janvier 1934

 

Rapt

Sur le tournage de Rapt au village de Lens (fonds Corinna Bille, Archives littéraires suisses, Berne)

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Deux ans plus tard, c’est en Argentine que Benjamin Fondane réalise enfin son rêve de devenir metteur en scène. Invité par son amie et bienfaitrice Victoria Ocampo, qu’il avait rencontrée quelques années auparavant chez Léon Chestov, il tourne Tararira en 1936, « un film absurde, sur une chose absurde, pour satisfaire [son] goût absurde de la liberté ». Le film retrace les tribulations délirantes d’un quatuor de luthistes parfaitement inadaptés et que pour cette raison, comme chez Chaplin ou les Marx Brothers, la société réprime. Fondane en résume ainsi l’intrigue dans une lettre à sa sœur : « Ce sera la caricature de la société d’aujourd’hui, un monde où l’art n’est plus… Les Aguilar ne pourront être engagés pour un concert qu’uniquement parce qu’on les prend pour de célèbres bandits et, vers la fin du film, se révolteront contre la condition que leur fait le cinéma, refuseront le mariage et le baiser final et préfèreront, en jouant sans instrument le Boléro de Ravel, mettre en pièces le salon d’une vieille duchesse qui les avait fait jouer – par pitié. ». Le film fait scandale au point que la maison de production se refuse à le diffuser. Les copies du film et le scénario lui-même ne seront jamais retrouvés.

Tararira

Sur le tournage de Tararira (1936)

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De retour en France et malgré le flamboyant fiasco de Tararira, Benjamin Fondane ne renonce pas pour autant au cinéma. Mais c’est la guerre, qui bientôt interrompt tout projet. Après sa mobilisation en 1940 et la débâcle française, le poète vit avec sa femme sous l’Occupation dans un petit appartement parisien où il est arrêté en mars 1944. Sa sœur Line et lui sont d’abord enfermés à Drancy, transférés fin mai à Auschwitz, assassinés début octobre. Tous les amis du poète avaient intercédé pour sa libération, qui fut à un moment rendue possible, – mais pour lui seul. Il la déclina donc pour rester aux côtés de sa sœur.

Tu sais, je te l’avais dit, il est dans la figure de notre destin des choses que l’on ne peut changer. « Le voyageur n’a pas fini de voyager », ai-je écrit. Et bien, j’avais raison, je continue. C’est pour demain, et c’est pour de bon.

Lettre de Fondane à sa femme Geneviève, Camp de Drancy, 29 mai 1944, citée dans : Le voyageur n’a pas fini de voyager, Paris, Paris–Méditerranée ; Toulouse, L’éther vague, 1996

 

Album photo

Benjamin Fondane, Album photographique (planche 4)

Que l’on nous brûle ou qu’on nous cloute
et que ce soit chance ou déveine,
que voulez-vous que ça nous foute ?
Il n’est de chanson que l’humaine.

Benjamin Fondane, L’Exode (1942), in : Le mal des fantômes, Lagrasse, Verdier, 2011