Chauvet

Grotte Chauvet, Panneau des Lions

Depuis que la grotte dite de Chauvet a été découverte en 1994 par trois spéléologues, son art pariétal datée de 31 000 années – ce qui en fait la plus ancienne cave décorée de l’humanité – n’est visible chaque année que par un nombre restreint de personnes. Nous nous souvenons de l’excellent documentaire du cinéaste allemand Werner Herzog, La grotte des rêves perdus sorti sur les écrans en 2010, qui avait pu se rendre brièvement sur les lieux accompagné d’une équipe de tournage réduite.

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En août 2004, l’écrivain Jean-Jacques Salgon a eu la chance de pouvoir visiter cette grotte pendant cent-vingt minutes. Son livre Parade sauvage offre pêle-mêle réflexions sur notre monde et celui des occupants des grottes, et notes sur ses lectures effectuées à la suite de cette visite. S’imaginer qu’autant de temps s’est écoulé entre Lascaux et notre époque qu’entre Lascaux et Chauvet nous fait basculer dans le vertigineux. Plus encore d’imaginer le regard (avec toutes les questions que cela entraîne) de ce jeune garçon entré dans la grotte voici 26 000 ans, laissant sur soixante-dix mètres ses empreintes de pas sur le sol de la grotte.

Un petit garçon de huit, neuf ans est entré dans la grotte il y a 26 000 ans. Les empreintes de ses pieds nus sont restées imprimées dans l’argile du sol de la galerie des Croisillons. Il y a même aussi une empreinte laissée par sa main argileuse lors d’une prise d’appui sur la paroi. La date a été évaluée à partir des traces de mouchage d’une torche. Ces mouchages semblent avoir été disposés en certains en endroits sur les parois afin de repérer le chemin de retour. Ses empreintes sont voisines de celles d’un canidé qui a été tout d’abord identifié comme un loup, car on pensait encore récemment que la domestication du chien ne remontait pas au-delà de 11 000 ans. On peut toutefois se demander comment un loup sauvage parvenait à se déplacer dans une obscurité totale. Son odorat seul pouvait-il suffire à ce qu’il retrouvât ses voies ? C’est vraisemblable car les capacités olfactives du loup sont tout à fait remarquables. Il est probable, d’ailleurs, que des loups soient entrés dans la grotte pour se nourrir de charognes d’ours, ces derniers y abandonnant quelques cadavres après leur période d’hibernation. Mais rien n’interdit aussi de penser que ce canidé ait pu être un chien.
Si c’est le cas, ce chien spéléologue est pour moi l’ancêtre de celui qui conduisit un jour de septembre 1940 le jeune Marcel Ravidat vers les trésors enfuis de Lascaux et je propose qu’on l’appelle Robot. Quant à l’enfant, il me plaît à l’imaginer suivi par son chien, en train de découvrir à la lueur de la torche le fabuleux livre d’images que ses lointains ancêtres lui ont légué. Puisqu’il semble avéré que c’était un garçon, je l’appellerai volontiers Tobie, car le trésor qu’il découvre me fait songer à celui que Tobie part chercher en Médie à la demande de son père Tobit.
« L’enfant partit avec l’ange, et le chien suivit derrière. », lit-on dans le Livre de Tobie.
Peut-être est-ce un ange préhistorique qui a guidé les pas de l’enfant de Chauvet ?

Jean-Jacques Salgon, Parade sauvage, Lagrasse, Verdier, 2016

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C’est dans l’ensemble du recueil de nouvelles Tatline ! de l’écrivain américain Guy Davenport (1925-2005) que se trouve la nouvelle Robot. Davenport fait revivre à travers une fiction nécessaire l’expérience de trois enfants, de leur chien Robot et de l’abbé Breuil découvrant les peintures d’animaux dans la grotte de Lascaux puis discutant sur elles. Auteur de deux thèses, l’une sur Ulysse de James Joyce et l’autre sur Ezra Pound, Guy Davenport fut toute sa vie professeur de littérature à l’université du Kentucky et traducteur de grec ancien. Doté d’une érudition exceptionnelle, ses écrits lorgnent autant vers l’essai que la nouvelle littéraire. Dans cet extrait, l’abbé Breuil revient sur sa rencontre avec Pablo Picasso dans une autre grotte, Altamira en Espagne.

La terrasse de l’Hôtel du commerce, cèpes paysannes, Laval, Thaon, Breuil, Bouyssonie, truite meunière. Ravidat est sur une chaise à part, les doigts entrelacés. Coencas, en tapant son béret sur sa cuisse, vient juste d’entrer.
- C’était à Altamira, miséricorde, en l’an 1902 ! disait l’abbé. Hé ! Elle aussi a été découverte par un chien. Eh oui, eh oui ! je viens juste de me souvenir de la coïncidence. Sans doute le grand-père espagnol de Robot.
« La grotte, mais non les peintures, lesquelles furent découvertes par une petite fille. Son père, le propriétaire du domaine, s’était juste rendu dans la grotte durant des années, après que son chien l’eut trouvée, mais il recherchait des éolithes et des silex. Il n’avait jamais regardé une seule fois le plafond, figurez-vous. Un jour sa petite fille l’accompagna, entra et la première chose qu’elle fit fut de lever les yeux. Papa, dit-elle, los toros, los toros !
« Cartaihac était convaincu que ces taureaux était âgés de milliers et de milliers d’années. Je descendis avec lui et me mis à faire des dessins, je suis toujours resté dans l’affaire depuis.
« Un jour, à Altamira, j’étais sur le dos en train de dessiner. Ils n’avaient pas encore abaissé le niveau du sol comme aujourd’hui. Je travaillais avec des crayons à la lumière d’une chandelle, tout recouvert de cire dégoulinante, dessinant le grand mur de taureaux, lorsqu’un jeune Espagnol aux très grand yeux entra à quatre pattes. Il était venu de Barcelone.
Les yeux de l’abbé prirent un air malicieux et entendu.
- Il dit bonjour et je dis bonjour, pour étrange qu’il fût, vous savez, de faire montre de civilité au fond d’une grotte magdalénienne. Et Bonjour était précisément tout le français qu’il possédait. Il s’allongea sur le dos, regardant, regardant. Hermoso, ne cessait-il de dire, hermoso. Il ne s’intéressait pas à l’âge des dessins, mais, ma foi, à leur beauté. Il demanda, pour autant que je comprenais son espagnol, s’il pouvait les toucher, et je lui expliquai que ces pigments qui avaient adhéré au calcaire pendant vingt mille ans n’allaient selon toute vraisemblance pas s’effacer maintenant. Mais il ne les toucha pas. Il prit l’une de mes bougies et suivit les lignes hardies de bêtes comme si c’était lui qui les dessinait. Il avait une expression terrible sur son visage, étonnement et admiration, et une sorte de vénération.
« Je saisis son nom tout de suite dès que nous fûmes dehors. Picasso. Cela ne me disait rien alors, bien-sûr. De tels yeux.
« Picasso. Il n’oublia pas Altamira. Son œil n’a jamais rien oublié. Le bison d’Altamira était pour lui très moderne ». J’ai toujours pensé à lui comme un peintre de Cro-Magnon décalé dans le temps.
« Les grottes peintes en Espagne se trouvent dans le nord, dans les monts Cantabriques. Elles couvrent tout l’espace de San Roman à l’ouest à Santimamine à l’est, et cette dernière se trouve en dehors de Guernica où les bombardiers ont frappé en premier lors de cette affreuse guerre.
« Et lorsque Picasso peignit son grand tableau symbolique du bombardement de Guernica, il plaça l’un des taureaux d’Altamira en position dominante.
- Mais oui ! dit l’abbé Bouyssonie. Et dire que je n’avais pas du tout vu cela !
J’aime à penser à ce taureau, que ce soit à Altamira ou dans la colère et l’éloquence du Guernica, comme à l’Être lui-même, dans toute sa puissance et sa présence muette.
Et comme s’il avait soudain préféré changer de sujet, l’abbé Breuil se tourna vers M. Laval :
- Quel magnifique vieil arbre ! dit-il du hêtre de Montignac, qui remplissait la place de son ombre. Ils les abattent, vous savez, dans toute la France, un obstacle au pointage de l’artillerie. Un poète doit écrire une élégie pour les arbres des villages de France, non, pour les arbres d’Europe. Il y avait un chêne vénérable à Guernica, n’est-ce pas ? Un grand arbre païen qui a brûlé lorsque les bombardiers sont venus. Je ne cesse pas, semble-t-il, de revenir à Picasso.
- Mais Picasso, dit Bouyssonie, ne fait pas allusion au chêne basque dans sa fresque, n’est-ce pas ?
- Non, non, dit Breuil. Cela n’est point dans le génie préhistorique de peindre des arbres. Cet homme, Picasso, est un homme de l’Age du Renne. Le Guernica avec son cheval blessé, son taureau hiératique, sa superposition d’images, est une peinture préhistorique. Elle honore, pleure et se tient figée dans la crainte. J’ai copié des centaines et des centaines de ces bêtes jusqu’à ce qu’elles défilent dans mes rêves. Dieu m’emmènera vers elles lorsque je mourrai, auprès des tarpans effrontés des Shetland dont les crinières noir de jais couvrent toute la longueur de leurs dos, auprès du long bœuf rouge du rhinocéros laineux. Mais peut-être que le Guernica que je vois n’est pas celui que tout le monde voit. La peinture que je vois est aussi ancienne que Lascaux.

Guy Davenport, Tatline !, Paris, Bourgois, 1991

Altamira

 Grotte d’Altamira, Sala de Polícromos

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En 1955, Georges Bataille publie Lascaux ou la naissance de l’art aux éditions Skira de Genève. Texte important où l’écrivain dépasse la thèse d’une fonction magique des œuvres préhistoriques en insistant sur cette part « humaine » de l’homme, où sa sensibilité commence. Bataille recule ainsi le moment de la naissance de l’art à ces peintures rupestres plutôt qu’à la période grecque. Il est à noter que ce livre est aussi un point de départ dans la mesure où les thèses qu’il avance ne cesseront d’être reprises, notamment dans L’érotisme et Les larmes d’Eros.

Quelque ennui que nous en ayons, les sentiments forts que Lascaux nous inspire sont liés à ce caractère suspendu. Mais si malaisés que nous demeurions dans ces conditions d’ignorance, notre attention totale est éveillée. La certitude l’emporte d’une réalité inexplicable, en quelque sorte miraculeuse, qui appelle l’attention et l’éveil.
Nous voici devant la découverte renversante : vieilles de quelque vingt mille ans, ces peintures ont la fraîcheur de la jeunesse. Des enfants les trouvèrent en entrant dans la fissure laissé par un arbre déraciné : un peu plus loin, la tempête n’aurait pas tracé la voie qui mène au trésor des Mille et Une nuits qu’est la grotte.
Nous connaîtrons néanmoins l’art le plus ancien par des œuvres assez nombreuses, admirables parfois, mais rien ne nous aurait arraché ce cri d’une stupéfaction qui souffle.
Ailleurs, nous devinons difficilement la forme dont le temps altéra l’aspect et qui n’eut sans doute pas, au surplus, la beauté qui fascine le visiteur de Lascaux. La splendeur de ces salles souterraines est incomparable : même devant cette richesse de figures animales, dont la vie et l’éclat nous étonnent, comment ne pas avoir, un instant, le sentiment d’un mirage, ou d’un arrangement mensonger ? Mais justement dans la mesure où nous doutons, où, nous frottant les yeux, nous nous disons : « serait-ce possible ? », l’évidence de la vérité vient seule répondre au désir d’être émerveillé qui est le propre de l’homme. (…)
J’insiste sur la surprise que nous éprouvons à Lascaux. Cette extraordinaire caverne ne peut cesser de renverser qui la découvre : elle ne cessera jamais de répondre à cette attente de miracle, qui est, dans l’art ou dans la passion, l’aspiration la plus profonde de la vie. Souvent nous jugeons enfantin ce besoin d’être émerveillé, mais nous revenons à la charge. Ce qui nous paraît digne d’être aimé est toujours ce qui nous renverse, c’est l’inespéré, c’est l’inespérable. Comme si, paradoxalement, notre essence tenait à la nostalgie d’atteindre ce que nous avions tenu pour impossible. De ce point de vue, Lascaux réunit les conditions les plus rares : le sentiment du miracle que nous donne aujourd’hui la visite de la caverne, qui tient d’abord à l’extrême chance de la découverte, se double en effet du sentiment d’un caractère inouï qu’eurent les figures aux yeux mêmes de ceux qui vécurent au temps de leur création. Lascaux se place pour nous, dès maintenant, parmi les merveilles du monde : nous sommes en présence de l’incroyable richesse qu’amoncela la suite des temps. Que devait, dès lors, être le sentiment des premiers hommes, au milieu desquels, sans qu’évidemment ils en tirassent une fierté semblable aux nôtres (si sottement individuelles), ces peintures eurent évidemment un prestige immense ? Le prestige qui se lie, quoi qu’on en pense, à la révélation de l’inattendu. C’est en ce sens surtout que nous parlons du miracle de Lascaux, car à Lascaux, l’humanité juvénile, la première fois, mesura l’étendue de sa richesse. De sa richesse, c’est-à-dire du pouvoir qu’elle avait d’atteindre l’inespéré, le merveilleux. 

Georges Bataille, Œuvres complètes IX, Paris, Gallimard, 1979