Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous.
Evguéni Zamiatine

Saura Antonio Saura, illustration pour 1984 de G. Orwell, Barcelona, Galaxia Gutenberg, Círculo de Lectores, 1998

Sont exposées jusqu’au 25 septembre à la Fondation Jan Michalski une centaine d’œuvres du peintre espagnol Antonio Saura qui entretint toute sa vie des rapports étroits avec la littérature, écrivant lui-même au sujet de sa peinture et illustrant plusieurs monuments littéraires dont le Don Quichotte de Cervantes, le Journal de Kafka et 1984 de George Orwell. En évoquant les illustrations qu’il réalisa pour ce dernier roman, Antonio Saura écrira :

Les illustrations de 1984, de George Orwell, furent réalisées pour commémorer, à la date qu’annonçait le titre de l’ouvrage, l’accomplissement de sa prophétie. Elles présentent un décor emphatisé en vue d’actualiser métaphoriquement une satire qui s’est avérée prémonitoire, encore qu’elle ait été dépassée par les événements.

Dix ans plus tard, Antonio Saura entreprend la série Nulla dies sine linea : du 1er janvier au 31 décembre 1994, l’artiste réalise un dessin par jour inspiré par une coupure de presse et c’est encore le roman d’Orwell qu’il évoquera pour signifier que la réalité a dépassé la fiction :

Dix ans après la date à laquelle Orwell a situé son célèbre roman 1984, il m’a semblé intéressant de montrer notre réalité non seulement en hommage à la lucidité dont il a fait preuve dans son ouvrage, terriblement prémonitoire, mais aussi pour pouvoir comparer celui-ci avec le monde dans lequel nous vivons. Musée de l’homme : après avoir lu des centaines de journaux et de périodiques, après avoir consacré une année entière à la dissection de son déroulement, j’ai pu constater – mes dessins en sont le fidèle témoignage – qu’Orwell et l’horreur qu’il a imaginée sont loin d’atteindre le niveau auquel nous sommes réellement parvenus aujourd’hui.

Antonio Saura par lui-même, Genève, Archives Antonio Saura, Milan. 5 continents éditions, 2009

Les «prophéties» du pire, celles de 1984 et des grands romans d’anticipation de la première moitié du XXe siècle, sont en réalité moins le fait de visionnaires que l’œuvre de logiciens, leurs auteurs ne faisant que pousser au plus loin la logique de leur époque, allant au bout du syllogisme dont ils trouvent les prémices dans la société de leur temps. En témoignent les lettres de George Orwell datées de l’époque où il travaille à la rédaction de 1984 :

Son véritable propos est d’étudier les conséquences de la division du monde en «zones d’influence» (j’en ai eu l’idée en 1944 après la conférence de Téhéran), et aussi de décrire, en les parodiant, les conséquences intellectuelles du totalitarisme. J’ai toujours eu le sentiment que les gens refusaient de les voir et que la persécution des scientifiques en Russie, par exemple, s’inscrivait dans un processus logique qu’on pouvait prévoir il y a dix ou vingt ans.

Lettre à Roger Senhouse, 26 décembre 1948

Je crois que les idées totalitaires ont pénétré partout la mentalité des intellectuels, et j’ai voulu pousser ces idées jusqu’à leurs conséquences logiques.

Lettre à Francis A. Henson, 16 juin 1949, in : in : Essais, articles, lettres, Vol. IV, Paris, Éd. Ivrea, Éd de l’encyclopédie des nuisances, 2001

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Au début de l’année 1946, alors qu’il n’a pas encore commencé à rédiger 1984, Orwell fait le compte rendu d’un autre roman d’anticipation des années vingt, l’excellent Nous autres du russe Evguéni Zamiatine :

La première chose qui ne peut manquer de frapper quiconque lit Nous autres – et qu’à ma connaissance personne n’a jamais relevée –, c’est qu’Aldous Huxley s’en est très certainement inspiré, du moins en partie, lorsqu’il a écrit Brave New World. Il est question dans ces deux ouvrages de la révolte de l’esprit humain primitif contre un monde rationalisé, mécanisé et sans souffrance, et les deux histoires sont censées se dérouler dans environ six cents ans. L’atmosphère est analogue dans les deux livres, qui décrivent approximativement le même type de société, bien que celui de Huxley traduise une moindre conscience politique et soit davantage influencé par des théories biologiques et psychologiques récentes. (…) Le livre de Zamiatine est, dans l’ensemble, plus en rapport avec notre situation actuelle. (…)Il est fort possible que Zamiatine n’ait pas particulièrement visé le régime soviétique dans sa satire. Ayant écrit son livre à peu près à l’époque de la mort de Lénine, il ne pouvait songer à la dictature stalinienne, et nul ne se serait révolté contre la situation que connaissait la Russie en 1923 au motif que la vie y devenait trop sûre et confortable. Zamiatine ne semble pas viser un pays particulier, mais les buts auxquels tend la civilisation industrielle. (…) C’est surtout une étude sur la Machine, ce génie que l’homme a étourdiment laissé s’échapper de sa bouteille et où il ne peut plus le faire rentrer.

G. Orwell, Recension de Nous autres de E.I. Zamiatine, Tribune, 4 janvier 1946, ibid.

Politique, Nous autres l’est certainement, mais c’est aussi le plus métaphysique des romans d’anticipation. Il pose le premier le principe totalitaire sur lequel tous les autres romans dystopiques reposeront par la suite :

La liberté et le crime sont aussi intimement liés que, si vous voulez, le mouvement d’un avion et sa vitesse. Si la vitesse de l’avion est nulle, il reste immobile, et si la liberté de l’homme est nulle, il ne commet pas de crime.

Le meilleur des mondes possibles est donc un monde totalement purgé de liberté : c’est le monde de la stricte nécessité, le monde conçu sur le modèle des mathématiques, celui du «deux fois deux : quatre». Ce n’est pas la perte de la raison qui plonge alors le monde dans la folie mais au contraire la raison érigée en dieu, la lente infiltration d’une logique de mort par tous les pores de la société :

Existe-t-il un bonheur parfait et sans tache ailleurs que dans ce monde merveilleux ? L’acier se rouille, le vieux Dieu a créé l’homme d’autrefois, c’est-à-dire une créature faillible, par conséquent lui-même se trompa. La table de multiplication est plus sage, plus absolue que le vieux bon Dieu ; jamais vous entendez, jamais elle ne se trompe. Il n’est rien de plus heureux que les chiffres qui vivent sous les lois éternelles et ordonnées de la table de multiplication. Jamais d’hésitations ni d’erreurs. Cette vérité est unique et le vrai chemin vers celle-ci est également unique ; la vérité est «quatre», et le vrai chemin est «deux fois deux.» Ne serait-il pas absurde que ces deux chiffres heureusement et idéalement multipliés l’un par l’autre se missent à penser à je ne sais quelle liberté, c’est-à-dire à la faute ?

E. Zamiatine, Nous autres, Paris, Gallimard, impr. 2012

Dans ce monde-là, vilaine contrefaçon du paradis perdu, l’homme est enfin délivré du fardeau de la liberté, sa personnalité totalement dissoute au sein de la communauté, son nom à jamais ravalé au rang de simple numéro. Comme Soljenitsyne le fera dans Une journée d’Ivan Denissovitch (Zamiatine était l’un de ses auteurs favoris), tous les personnages du roman sont identifiés par leur seul matricule, tous à l’exception d’un seul : la tête de «l’Etat Unique», ce Bienfaiteur qui par plusieurs côtés rappellent la figure du Grand Inquisiteur de Dostoïevski.
Dans le roman de Zamiatine comme dans la plupart des romans d’anticipation, l’amour est la force subversive, le grain de sable dans l’engrenage qui fait trembler tout l’édifice. L’amour est exorcisme : il rompt le charme de l’État sous l’emprise duquel l’homme abdique sa liberté. Avec l’amour commence le conflit entre Nous et Je, entre l’abstraction d’une société idéale et l’individu bien vivant, avec sa force de révolte et son caprice animal, retrouvés. L’homme se découvre soudain une «âme», maladie «incurable» contre laquelle les anticorps de la logique ne peuvent lutter :

Je ressemble à une machine tournant trop vite, les axes sont rouges, le métal est près de fondre et tout s’en va au diable. Il faudrait jeter vite de l’eau froide, de la logique. J’en verse à grands seaux, mais la logique siffle sur les axes brûlants et se dissipe en vapeur blanche…

Alors le meilleur des mondes ne suffit plus et le salut qu’il a en vue ne saurait faire envie :

C’était clair : tout le monde était sauvé, mais il n’y avait aucun salut pour moi, car je n’en voulais pas.

Avec Nous autres, Zamiatine renoue avec les grandes préoccupations dostoïevskiennes, celles de La légende du Grand Inquisiteur et des Carnets du sous-sol : il reprend à son compte ce que Léon Chestov appelait la «lutte contre les évidences», cette révolte en apparence absurde de l’individu isolé contre les puissances généralisatrices qui le nie :

Mais que m’importent, mon Dieu ! les lois de la nature et l’arithmétique, si, pour une raison ou pour une autre, ces lois et ce « deux fois deux : quatre » ne me plaisent pas ? Je ne pourrai, évidemment, briser ce mur avec mon front, si mes forces n’y suffisent pas ; mais je refuse de m’humilier devant cet obstacle pour la seule raison que c’est un mur en pierre et que mes forces sont insuffisantes ! Comme si ce mur pouvait me procurer un apaisement quelconque, comme si l’on pouvait se réconcilier avec l’impossible pour la seule raison qu’il est établi sur le «deux fois deux font quatre». Oh ! la plus absurde de toutes les absurdités !

Fédor Dostoïevski, Le sous-sol, traduit par Pierre Pascal et Boris de Schloezer, Gallimard, 1956

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Friberg

© Maria Friberg, Alongside us

En 1940, quelques années avant Orwell, la poétesse suédoise Karin Boye (1900-1941) faisait elle aussi paraître un remarquable roman d’anticipation, La kallocaïne, sorte d’ovni dans son œuvre dicté par la conjoncture apocalyptique de l’époque et dont une nouvelle traduction est parue cette année aux éditions des Moutons électriques (la précédente datait de 1947). Avec beaucoup de finesse, Karin Boye y analyse les conséquences du totalitarisme sur l’âme humaine, en particulier la manière dont un état policier transforme par la peur chaque citoyen en agent de sûreté :

- Le nombre de dénonciations ne cesse d’augmenter depuis une vingtaine d’années, dit Rissen. Je le tiens du grand chef de la police en personne.- Cela ne signifie pas que la criminalité ait augmenté, ce serait plutôt la loyauté, fis-je remarquer. Les gens sont plus sensibles à la pourriture morale…- Cela signifie surtout que la peur a augmenté, répliqua Rissen avec une énergie inattendue.- La peur ?- Oui, la peur. Une surveillance de plus en plus sévère, au lieu de tranquilliser, comme nous l’avions espéré, finit par rendre nerveux. Avec la peur croît la tendance à frapper autour de soi. Lorsqu’un fauve se sent menacé et ne voit aucune possibilité de fuir, il attaque. C’est difficile parfois de frapper le premier, quand on ne sait de quel côté porter ses coups… Mais mieux vaut détruire que périr, n’est-ce pas ? Une vieille histoire raconte qu’un escrimeur était si adroit qu’il arrivait à se protéger contre la pluie en frappant les gouttes de son épée. Voilà comment on agit lorsqu’on tombe sous l’empire de la grande peur.

Le personnage principal du roman, dont nous lisons comme dans 1984 le journal intime, est un scientifique rempli de zèle citoyen ayant mis au point un sérum de vérité nommée «kallocaïne», véritable panacée pour la police de «l’Etat Mondial» en ce qu’elle révèle jusqu’aux pensées et sentiments intimes de la personne interrogée. On pourra donc bientôt juger un homme pour un crime qu’il n’a pas commis mais simplement souhaité, imaginé. Au fil des expériences, les langues se délient et certains aveux, qui condamnent leurs auteurs, réveillent chez le savant qui les reçoit un vieux fond de révolte…

La communauté, dites-vous, la communauté ? Vous vous criez cela d’un bord de l’abîme à l’autre. Mais comment pourrez-vous empêcher le char blindé du Pouvoir de rouler dans le vide ? Y a-t-il un chemin à travers l’abîme ? Existe-t-il un lieu sacré où se transformera le destin ?
Pendant des années, je me suis demandé où pouvait se trouver ce lieu. Pour arriver à l’atteindre, faut-il que nous ayons dévoré l’Etat voisin ou que l’Etat voisin nous ait dévorés ? Pourra-t-on ensuite établir aussi facilement des chemins entre les hommes qu’entre les villes ou les départements ? Souhaitons alors que ces événements arrivent bientôt. Mais auraient-ils vraiment quelque influence ? Il se peut que le char blindé du Pouvoir soit devenu trop solide pour se laisser transformer de dieu en outil. J’aimerais croire qu’il y a en l’homme des profondeurs de verdure, un réservoir de sève pure dans lequel se fondraient tous les résidus morts et qui éternellement pourrait guérir ou créer… Mais je ne l’ai pas vu. Ce que je sais, c’est que des parents et des professeurs malades ont élevé des enfants encore plus malades, jusqu’à ce que la maladie soit devenue l’état normal et la santé un épouvantail… Les malheureux hommes que nous avons appelés des fous jouaient avec leurs symboles. Ils se rendaient compte du moins qu’il leur manquait quelque chose… Hélas ! toutes ces réflexions ne mènent à rien. J’aurais beau me mettre devant une station de métro au moment où les voyageurs affluent, ou près d’un microphone à quelque grande assemblée, mes cris n’atteindraient qu’un petit nombre de tympans parmi les millions d’oreilles de l’Etat Mondial, et encore se répercuteraient-ils comme un vain bruit. Je suis un être auquel on a enlevé la vie… Et cependant, non, en ce moment je sais que j’ai tort de dire cela. C’est naturellement la kallocaïne qui me remplit d’un espoir insensé : tout devient aisé, clair et calme. Je vis, malgré ce qu’on m’a enlevé, et je sais que mon moi subsistera quelque part. J’ai vu les puissances de la mort se déployer sur le monde en cercle de plus en plus grands, mais les puissances de la vie ont aussi leurs cercles, bien que je ne les aie pas vus. Oui, oui, je sais que je suis sous l’influence de la kallocaïne, mais pourquoi mes paroles ne seraient-elles pas vraies tout de même ?

Karin Boye, La kallocaïne, traduit du suédois par Marguerite Gay et Gert de Mautort, Toulouse, Éd. Ombres, 2015